Entre infini et au-delà
Le lendemain matin, tout était fin prêt pour accueillir le professeur Chen. Mme Fangin avait insisté pour que ses élèves fassent un effort vestimentaire, et tous, y compris les plus jeunes, avaient choisi de porter leurs plus beaux habits, afin de donner une bonne impression.
L’invité d’honneur devait arriver aux alentours de neuf heures. Dix minutes avant que l’horloge carillonne, l’institutrice obligea les enfants à s’aligner sous la grande banderole de bienvenue fabriquée par leurs soins. Les pokémon qu’ils avaient peints de leurs mains n’étaient pas très réussis dans l’ensemble, mais ils y avaient mis tout leur cœur.
— Rappelez-vous que j'attends de votre part un comportement irréprochable, déclara Mme Fangin. Le premier qui fera quoi que ce soit susceptible de mettre l'école et ses camarades dans l'embarras écopera d’une punition si sévère qu’elle le hantera jusqu’à la fin de ses jours. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui, maîtresse, répondit le petit groupe en chœur.
— Je ne veux pas non plus de familiarité. Vous nommerez le professeur Chen ainsi, ou alors « monsieur ». Et surtout, ne le tutoyez pas. Levez toujours la main avant de prendre la parole, sauf si on vous interroge. Pas de bousculades, de cris ou d’enfantillages, vous devrez faire montre d’un calme exemplaire le temps que durera sa visite. C’est un grand honneur qu’il nous fait, lui qui est un homme si occupé, aussi est-il impératif que tout se déroule pour le mieux.
— Bien, maîtr...
Cette fois, les élèves furent interrompus par trois coups toqués à la porte. Les joues de Mme Fangin rosirent tandis qu’elle s’empressait d’aller ouvrir, un air aussi digne que possible sur le visage. Les enfants se redressèrent, retinrent leur souffle et, à l’instant où leur visiteur franchit le seuil, s’exclamèrent comme un seul homme :
— Bienvenue à l'École des dresseurs de Jadielle, professeur Chen !
Ce n'était cependant pas le tant attendu scientifique qui se tenait aux côtés de l'enseignante, mais un jeune garçon d’une quinzaine d'années environ. Il était doté de cheveux châtains hérissés et d’yeux rieurs couleur noisette, dont l’éclat s’intensifia lorsqu’il leur adressa un sourire encadré par des fossettes.
Face à cet adolescent qu’ils avaient pris pour l’éminent professeur Chen, la plupart des élèves clignèrent des paupières, trahissant leur incompréhension, pendant que d’autres pouffaient de rire. Cassy, quant à elle, blêmit à la vue de l’arrivant.
Elle avait l’impression d’avoir devant elle une pâle copie d’Éric. Physiquement, ce garçon ne lui ressemblait en rien, mais la blouse blanche qu’il arborait était semblable à celle dont son frère ne se séparait jamais. Qui plus est, il avait la même expression un peu hautaine, caractéristique de ceux qui en savent plus que les autres et qui n'ont pas peur de le montrer.
L’adolescent fit un pas en direction du groupe qui le dévisageait avec insistance et se présenta, provoquant une vague de déception que les enfants ne tentèrent pas de dissimuler :
— Je suis Régis Chen, le petit-fils du professeur. Les recherches de mon grand-père l’ont retenu au laboratoire, raison pour laquelle il m’a prié de l’excuser auprès de vous tous et de le remplacer. Même si je suis loin d’être une sommité, contrairement à lui, je vais faire de mon mieux.
Désappointés, les élèves ne réagirent pas, et un silence pesant s’abattit sur la classe. Mme Fangin paraissait extrêmement mal à l’aise, mais elle n’osait rien dire non plus. Finalement, une fillette, presque tout à la gauche du groupe, leva timidement la main.
— Monsieur ?
— Tu peux m’appeler Régis, sourit l’intéressé. Je t’écoute, pose-moi ta question.
— Je croyais que le petit-fils du professeur Chen, c’était Blue, l’un des héros de la Tour Pokémon de Lavanville ?
Ce nom évoqua quelque chose à Cassy, et il ne lui fallut qu’une poignée de secondes pour se souvenir que Sven l’avait mentionné la veille. C’était l’un des audacieux dresseurs qui n’hésitaient pas à s’ériger en travers de la route de la Team Rocket. Avec une expression fugace, qui aurait pu avoir de nombreuses significations, Régis répondit :
— Blue est mon cousin. Et effectivement, il a combattu les criminels qui avaient envahi la Tour Pokémon avec son ami Red.
— Vous pensez qu’ils vont les arrêter ? s’enquit un autre élève.
— C’est ce que tout le monde espère, en tout cas. La Team Rocket sévit impunément depuis trop longtemps.
Cassy éprouva une bouffée de compassion pour Régis, tandis que l’atmosphère se détendait un peu et que les enfants l’interrogeaient. Passée la déception de ne pas recevoir le professeur Chen, voilà qu’ils s’intéressaient davantage à son cousin Blue qu’à lui-même.
Mme Fangin parut avoir la même pensée, car elle finit par frapper dans ses mains et ordonna aux élèves de rejoindre leur place. Ils s’exécutèrent joyeusement, pendant qu’elle expliquait à Régis :
— Ils ont travaillé des semaines durant sur un exposé qu’ils doivent présenter aujourd’hui. J’ai d’abord envisagé de l’annuler, puis j’ai songé que votre grand-père pourrait peut-être compléter leurs recherches avec quelques anecdotes. Ce programme vous convient-il ?
— Parfaitement. J’ai hâte de les entendre.
L’institutrice invita Régis à prendre une chaise et à s’installer où bon lui semblerait. Il opta pour le fond de la classe, juste derrière Cassy qui ne put s’empêcher de lui jeter un regard par-dessus son épaule. Il ne le remarqua pas, pas plus qu’il n’entendit le soupir nostalgique qui lui échappa lorsqu’elle contempla sa blouse blanche.
Perdue dans ses pensées, la fillette ne prêta presque aucune attention à la présentation de Léa, qui fut la première à passer au tableau. Elle avait choisi de traiter du type plante, car elle avait toujours eu un faible pour les fleurs. Sa conclusion achevée, ses camarades l’applaudirent et elle s’inclina avec enthousiasme.
Cassy réussit à refouler sa mélancolie lorsque vint le tour d’Émilien. Il avait travaillé sur les pokémon évoluant en milieu marin, et elle espérait sincèrement qu’il obtiendrait une meilleure note qu’elle afin de mettre un terme définitif à leur pseudo-rivalité. Son exposé étant très complet et très dense, elle ne serait pas surprise qu’il reçoive le maximum de points.
Les élèves étant appelés par ordre alphabétique, Cassy fut l’antépénultième à devoir prendre la parole. Elle rassembla les notes posées sur son pupitre, sourit à Tina qui lui adressa un signe d'encouragement lorsqu’elle passa devant elle, et se racla la gorge une fois face à la classe.
Tout en s’appliquant à ne pas regarder Régis, car elle n’avait pas envie que le souvenir de son frère l’envahisse à nouveau pendant qu’elle s’exprimait, elle évoqua ce que ses recherches lui avaient appris à propos des pokémon dragon. Elle mentionna leurs spécificités, en citant comme exemple les espèces qu’elle avait le plus étudiées, et fit même allusion à Peter Lance, le maître du Plateau Indigo. Elle avait lu une courte biographie le concernant dans l’un des ouvrages qu’elle avait feuilletés.
— Excellent, Cassy, affirma Mme Fangin. Je n’en attendais pas moins de toi. Les enfants, avez-vous des questions à poser à votre camarade ? Et vous, M. Chen, souhaitez-vous faire une remarque ?
— Il n’y a rien qui me vienne à l’esprit. Je ne crois pas que cette jeune fille ait omis quoi que ce soit d’important.
Il accompagna ses paroles d’un sourire éclatant, qu’il adressa directement à Cassy pendant qu’elle regagnait sa place. Elle sentit son cœur se pincer, mais elle fit tout de même l’effort de le lui rendre.
Sitôt que les derniers exposés eurent été présentés, les élèves obtinrent l’autorisation de sortir en récréation. Mme Fangin leur rappela d’être sages, et de ne rien faire qui soit susceptible de compromettre la bonne image de l’école en présence de Régis Chen.
Comme à son habitude, Cassy profita de la pause pour rendre visite à Ponyta. Il n’était pas malheureux, car tous les enfants l’adoraient et nombreux étaient ceux qui, de temps en temps, lui rapportaient un morceau de pain de la cantine, mais à l’instar de sa maîtresse, il regrettait les champs de la ferme où il pouvait galoper à sa guise.
— Il doit trouver le temps long, non ?
Cassy sursauta, ses doigts se figeant sur le chanfrein jaune orangé qu’elle était en train de caresser. Elle pivota lentement sur elle-même pour voir Régis la rejoindre, les mains enfoncées dans les poches de sa blouse, la démarche nonchalante.
— Tu es la fille qui aurait déjà dû faire son voyage initiatique, n’est-ce pas ?
— Je n’avais ni les compétences ni les connaissances adéquates, éluda Cassy.
— Si je me base à l’excellence de ton exposé, nul doute que tu les auras bientôt acquises. J’imagine que ça ne doit pas être facile pour toi d’être ici, à étudier au rythme d’enfants beaucoup plus jeunes quand tous ceux de ta génération ou presque vont d’aventure en aventure.
— Je ne suis pas pressée.
Ce n’était pas tout à fait vrai, mais Cassy se voyait mal lui avouer qu’elle avait hâte de quitter l’école pour assouvir sa soif de vengeance, et non collecter des badges en vue de participer à la Ligue Indigo, comme la plupart de ses camarades.
— Et toi ? demanda-t-elle sans même réaliser qu’elle venait de le tutoyer, alors que tous les élèves l’avaient jusque-là vouvoyé. Tu dois être à peine plus âgé que moi. Pourquoi est-ce que tu ressembles plus à un scientifique qu’à un dresseur ?
— J’ai été dresseur pendant plus de trois ans, et j’ai participé à deux Ligues, celle de Kanto et celle de Johto, mais j’ai échoué aussi bien dans l’une que dans l’autre. Mon orgueil en a pris un sacré coup, puis j’ai finalement réalisé que ce n’était pas ma vocation. Je suis revenu au Bourg-Palette où j’ai commencé à me fasciner pour les recherches de mon grand-père, qui a accepté de me prendre comme assistant.
Cassy hocha la tête, sans relever, et Régis évoqua d’autres détails de son parcours. Elle sentit son estomac se tordre lorsqu’il confirma qu’il avait quinze ans, le même âge qu’Éric. Décidément...
— Ton Ponyta est vraiment splendide, même s’il semble s’empâter un peu, commenta le jeune homme. Il devrait manger moins et faire plus d’exercice.
— Il n’en a pas souvent l’occasion. La cour est trop petite pour lui permettre de galoper à son aise, et Mme Fangin préfère que j’évite de quitter l’école, pour que les autres élèves ne soient pas tentés de me suivre. Il n’y a qu’hier qu’elle m’a envoyée à Argenta, à cause d’un problème de ravitaillement.
— C’est toi qui t’occupes de ton pokémon ? Ou tu te fais aider ?
— Mes parents é... sont fermiers. J’ai quelques bases en élevage, assez pour prendre soin d’un Ponyta.
— Hum... Intéressant, nota Régis. Peut-être le sais-tu déjà, mais mon grand-père ne se contente pas de mener des recherches dans son laboratoire. Il garde également tous les pokémon que les dresseurs capturent au cours de leurs voyages.
— Vraiment ?
— Oui. Le problème, c’est qu’il commence à en avoir énormément. Le plus souvent, c’est moi qui me charge de les nourrir et de m’assurer que tout va bien pour eux, mais ça nécessite tellement de temps que je n’en ai presque plus pour le reste, si bien que mon grand-père songe à embaucher quelqu’un pour accomplir cette tâche à ma place. Est-ce que ça t’intéresserait ?
— Pourquoi moi ? s’enquit Cassy, méfiante.
— Je pense que tu gagnerais beaucoup à apprendre directement auprès des pokémon plutôt qu’ici. Et puis, une fille de fermiers, qui a probablement été élevée au grand air, se sentirait sûrement mieux dans un jardin que dans une salle de classe, non ?
— Euh... Oui, mais... Ce que je veux dire, c’est que je n’ai pas d’expérience. Pourquoi ne pas engager quelqu’un de compétent, au lieu d’une novice ?
— Mon grand-père a toujours donné bien volontiers une chance aux débutants. Ne t’inquiète pas, personne ne te demandera d’être à la hauteur dès la première semaine. Je prendrai le temps de t’expliquer tout ce qu’il faut savoir, et petit à petit, tu deviendras autonome.
— Je...
Les lèvres de Cassy se pincèrent, tandis qu’elle hésitait. La proposition était tentante, mais très soudaine, et elle ne pouvait se permettre de l’accepter sur un coup de tête. Il était vrai qu’elle progressait lentement en classe, où Mme Fangin devait souvent réexpliquer pour les autres des choses qu’elle-même assimilait tout de suite, mais l’école lui offrait une sécurité relative.
Cassy avait réussi à se faire sa place parmi les élèves. À l’exception d’Émilien, elle s’entendait bien avec tout le monde, et plus personne ne lui posait de questions depuis longtemps. Si elle changeait d’environnement et de fréquentations, elle s’exposait à ce que sa fausse identité soit percée à jour.
— Tu n’es pas obligée de me communiquer une réponse maintenant, indiqua Régis. Je ne repartirai qu’en fin d’après-midi, ça te laisse tout le temps de réfléchir. Et même si tu n’es pas encore décidée à ce moment-là, tu pourras toujours me contacter au laboratoire. Je te donnerai notre numéro de visiophone.
Cassy le remercia et promit de considérer sérieusement son offre généreuse. En réalité, c’était surtout le pour et le contre qu’elle devait soupeser. Elle apprendrait certes bien plus de choses en travaillant pour le professeur Chen, mais à quoi cela lui servirait-il si ses mensonges volaient en éclats au bout de quelques jours, et s’il lui fallait à nouveau s’enfuir pour échapper à la police ? Ici, au moins, elle n’avait pas à la redouter.
La voix de Mme Fangin interrompit ses réflexions lorsqu’elle annonça la fin de la récréation. D’un sourire, Régis invita Cassy à lui emboîter le pas, et elle regagna la salle de classe aux côtés de ce garçon qui lui rappelait vaguement son frère disparu.