Entre infini et au-delà
Dès que l’état de santé de Ponyta se fut amélioré, Cassy suivit le conseil de Sven et rallia la ville de Jadielle. Elle avait épuisé la réserve de baies qu’il lui avait laissée sur le rivage depuis plusieurs jours, mais elle n’avait eu aucun mal à s’en procurer d’autres. Comme ses parents en cultivaient jadis de nombreuses variétés à la ferme, elle savait reconnaître celles qui étaient comestibles.
L’argent, en revanche, risquait de lui poser problème. Les billets qu’elle n’avait pas dépensés à Féli-Cité s’étaient transformés en bouillie verdâtre après avoir macéré dans l’eau de mer, si bien qu’elle se demandait comment elle allait faire pour survivre dans Jadielle sans un sou en poche. Une vagabonde et un Ponyta errant dans les rues ne tarderaient pas à attirer l’attention.
Cassy mit pied à terre et passa les rênes de son pokémon par-dessus son encolure. Comme il était encore convalescent, elle évitait de le monter trop longtemps. Quand elle sentait qu’il commençait à fatiguer, elle descendait de selle pour poursuivre son chemin à ses côtés.
Ensemble, ils firent le tour de Jadielle, sans savoir exactement ce qu’ils cherchaient. Cassy n’avait pas d’idée précise, hormis celle d’explorer son nouvel environnement et de se familiariser avec lui. Elle progressait lentement, Ponyta calquant son allure sur la sienne, afin d’avoir le temps de tout observer.
Alors qu’ils passaient à hauteur d’un vieux bâtiment vétuste, la fillette remarqua une affiche qui l’interpella. Elle se trouvait devant ce qui était apparemment l'École des dresseurs. Intriguée, elle pénétra à l'intérieur, sans se douter un seul instant qu'elle ferait directement irruption dans une salle de classe.
Les paires d'yeux d'une dizaine d'enfants la dévisagèrent, tandis que leur institutrice fixait la nouvelle venue avec un mélange de surprise et de mécontentement. Le silence remplaça les quelques murmures survenus après l'entrée de Cassy. Celle-ci s'apprêtait à quitter les lieux, gênée, lorsque l'enseignante frappa dans ses mains en ordonnant à ses élèves de sortir dans la cour de récréation.
Lorsque les grincements métalliques émis par les pieds des chaises au contact du parquet usé se furent tus, la femme, une quinquagénaire vêtue d'une blouse bleu marine élimée, se leva pour rejoindre Cassy. Celle-ci déglutit, mal à l'aise.
— Je peux faire quelque chose pour toi ?
La voix de l’institutrice était sèche, mais pas méchante pour autant, ce qui rassura légèrement la fillette. Elle s’accorda quelques secondes de réflexion, afin de choisir soigneusement ses mots, puis déclara :
— Je... Je me demandais si accepteriez une élève supplémentaire.
Cassy avait encore en tête les explications que Cynthia lui avait communiquées à propos de son travail de dresseuse. Si elle avait la chance d’en devenir une elle-même, cela lui serait probablement fort utile, dans un futur plus ou moins proche.
— Les enfants auxquels je dispense des cours sont ceux qui préparent un voyage initiatique, indiqua l’institutrice. Il me suffit de te regarder pour deviner que tu as bien plus de dix ans, et que tu as par conséquent dû effectuer le tien depuis longtemps.
— Non, madame. Je ne sais même pas ce qu’est un voyage initiatique. Mes parents sont fermiers, je les aide à la récolte depuis que je suis petite. Je n’ai jamais eu l’occasion de faire autre chose, ni de découvrir le... la vie d’un dresseur. Tout ce que je sais des pokémon se limite à leur élevage, et je n’avais encore jamais vu une pokéball jusqu’à très récemment. Ma famille a fini par accepter que je parte à l’aventure, mais avant cela, j’ai besoin de combler mes lacunes, qui sont très nombreuses, et je pense que votre école est le meilleur endroit pour y parvenir.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas t’être présentée le jour de la rentrée scolaire ?
— Je viens de loin, et mon Ponyta s’est blessé en chemin. J’ai dû attendre qu’il se rétablisse pour reprendre ma route, ce qui nous a mis très en retard. Je vous promets que je suis prête à travailler dur pour rattraper tout ce que j’ai manqué.
— Ce n’est pas le seul problème. Tous les enfants de cette école sont très jeunes, alors que toi, tu as...
— Tout juste treize ans, madame, informa Cassy.
— Je t’en aurais donné davantage, mais dans le fond, ça ne change rien. Tu es une adolescente, deux fois plus âgée que certains de mes élèves, et...
— Je ne les dérangerai pas, je vous assure. S’il le faut, je suis même prête à me tapir dans un coin, et ce sera comme si je n’existais pas. Je vous en prie, madame, acceptez que je suive vos leçons. Je ne demande qu’à apprendre.
L’enseignante la considéra un long moment. Cassy baissa la tête, mal à l’aise, car elle savait qu’elle ne faisait pas bonne impression. La chemise blanche qu'elle portait était sale, les mauvaises nuits passées à la belle étoile avaient souligné ses yeux de cernes noirâtres et ses bottes étaient couvertes de boue, conséquence de sa longue marche en pleine nature.
— Tu devras m'appeler « maîtresse », comme les autres, lâcha soudain la femme. Les cours commencent à huit heures le matin et se terminent à seize heures, avec une pause d'une heure pour le déjeuner. Je suis intransigeante en ce qui concerne la ponctualité et la discipline. Le moindre retard, le moindre devoir non rendu, équivaut à une punition. Est-ce clair ?
— Oh, merci infiniment, mad... maîtresse !
— Afin d’officialiser ton entrée dans cette école, j’ai besoin que tu me remplisses un feuillet d’inscription. Étant donné que tu as plus de dix ans, il ne sera pas nécessaire de le faire signer par tes parents, mais il faut tout de même que tu me communiques l’adresse de leur domicile.
Cassy acquiesça, en espérant que la femme ne remarque pas les traits de son visage qui venaient de se décomposer. Heureusement, elle se détourna pour aller chercher le document dans l’un des tiroirs de son bureau, avant de lui désigner un pupitre au fond de la salle. L’enfant prit place et l’institutrice déposa le papier devant elle, avec un stylo.
Les cases « nom » et « prénom » furent relativement faciles à remplir, de même que celle qui portait l’intitulé « pokémon ». Cassy nota qu’elle possédait un Ponyta, mais qu’il n’avait jamais combattu. Ce n’était pas tout à fait vrai, puisqu’il avait livré plusieurs affrontements lors du Concours de Féli-Cité, mais elle estima qu’il valait mieux éviter d’entrer dans les détails.
Elle marqua une longue hésitation lorsqu’elle en arriva à la partie concernant ses parents. Elle sentit son estomac se nouer à la pensée de son père et sa mère disparus, et ce fut d’une main tremblante qu’elle inscrivit une adresse fictive, près de Parmanie. Après avoir passé des heures à étudier la carte offerte par Sven, elle connaissait les principales villes de Kanto.
Une fois le feuillet complété, Cassy le rendit à l’institutrice qui ne sembla rien suspecter d’anormal. Elle se contenta de lui poser quelques questions supplémentaires concernant Ponyta, auxquelles la fillette n’eut aucune difficulté à répondre. Elle se figea néanmoins lorsque la femme ajouta :
— Tout est en ordre. Il ne te reste plus qu’à te rendre au Centre Pokémon pour un bilan médical.
— Au Centre Pokémon ? répéta Cassy avec l’impression de se liquéfier sur place.
— C’est une simple formalité, un moyen de s’assurer que tu es en bonne santé et que tu as bien reçu tous tes vaccins. Les maladies se transmettent si vite, chez les enfants, qu’il vaut mieux prendre ses précautions.
Cassy hocha machinalement la tête, car dans sa poitrine, son cœur avait cessé de battre, et c’était à peine si elle respirait encore. Comment allait-elle faire ? N'était-il pas préférable de renoncer dès à présent à intégrer l’école ? Elle avait tant insisté, néanmoins, que cela paraîtrait tout aussi suspect.
— Tu devrais t’y rendre tout de suite, conseilla l’enseignante. Ça me laissera le temps de préparer les élèves à ton arrivée, et tu pourras commencer à suivre les cours dès demain matin. Je vais prévenir l’infirmière Joëlle par visiophone, afin qu’elle te reçoive dans les plus brefs délais.
— Ce... C’est une excellente idée, oui, marmonna Cassy. Merci.
Ses pensées se bousculaient, à la recherche d’un plan qui ne venait pas. S’enfuir lui semblait être la solution la plus sûre, mais à défaut de bien connaître le monde qui l’entourait, la fillette était assez intelligente pour savoir qu’elle ne s’en sortirait pas indéfiniment si elle devait continuer à vagabonder, et surtout, cela ne la mènerait nulle part.
L’institutrice lui expliqua comment se rendre au Centre Pokémon depuis l’école, et Cassy résolut d'y aller à pied, laissant son Ponyta à l’endroit où elle l’avait attachée. Peut-être son signalement était-il déjà parvenu jusqu’à Kanto, auquel cas elle attirerait moins l’attention sans son pokémon à ses côtés.
Elle ralentit lorsqu’elle passa devant la vitrine d’un salon de coiffure et observa le reflet que le verre lui renvoyait. À cause de son récent régime constitué uniquement de baies, elle avait perdu un peu de poids. Elle espérait que cela, couplé à ses cheveux désormais courts, suffirait à duper tout le monde sur son apparence.
Cassy ne marchait pas très vite, d’une part parce qu’elle n’était pas pressée de franchir les portes du Centre Pokémon, de l’autre parce qu’elle avait couvert tant de kilomètres, récemment, que ses muscles ne s’étaient pas encore remis. Une vingtaine de minutes lui furent nécessaires pour rallier le bâtiment au toit rouge.
La fillette ressentit une pointe de soulagement en constatant que son portrait n’était accroché nulle part au niveau de l’entrée, comme c’était le cas à Joliberges. Avec un peu de chance, personne ici n’aurait entendu parler de la famille Granet, et encore moins de la fugue de la petite Katharina.
Après avoir pris une profonde inspiration, Cassy franchit le seuil et se dirigea vers l’accueil. Une infirmière se tenait juste derrière le comptoir. Grande, les cheveux roux, le visage bienveillant et vêtue d’un uniforme similaire, elle était le parfait sosie de sa collègue de Mérolia.
Cassy fut un instant troublée par cette curieuse ressemblance, mais comme cette femme avait également Joëlle pour patronyme, elle en conclut qu'elles étaient sûrement parentes. L’autre lui adressa un sourire chaleureux, avant de déclarer d’une voix douce :
— Tu es la petite fille qui vient pour un bilan, n’est-ce pas ? Tu as de la chance, c’est très calme, ce matin. Nous allons pouvoir procéder tout de suite. Si tu veux bien me suivre...
Elle accompagna ses paroles d’un geste de la main et Cassy lui emboîta le pas. L’infirmière la guida dans un long couloir, puis l’introduisit dans une salle d’examen, où elle la pria d’ôter ses vêtements. Elle prit ensuite sa tension, testa ses réflexes, observa sa gorge et ses conduits auditifs...
Tout cela fut une sinécure aux yeux de Cassy, qui appréhendait surtout ce qui viendrait après. À Mérolia, l’agent Jenny et l’infirmière Joëlle avaient été surprises de découvrir qu’elle n’avait jamais vu un médecin de sa vie, en raison de son absence de dossier. Cela risquait de soulever un flot de nouvelles questions, auxquelles elle devait se préparer à répondre.
Quand la femme eut fini de l’examiner, elle s’installa à son bureau, face à un ordinateur. Cassy prit place sur la chaise destinée au patient et attendit nerveusement, les mains serrées sur ses genoux.
— Tu m’as bien dit que tu t’appelais Rilène, c’est ça ? fit l’infirmière au bout de quelques minutes. Tu peux me l’épeler, s’il te plaît ?
— R-i-l-e accent grave-n-e.
— C’est étrange... Je ne trouve rien te concernant dans la base de données de l’ordinateur.
Et voilà, elle y était. Cassy essaya de réprimer le frisson qui lui parcourut l’échine, tout en réfléchissant à un moyen de se sortir de cette situation épineuse sans éveiller les soupçons. Tentant le tout pour le tout, elle déclara :
— Mon oncle est médecin. C’est à lui que ma famille s’adresse quand l’un de nous est malade.
— Dans ce cas, pourrais-tu lui demander de me faire parvenir ton dossier au plus vite, afin que je le complète ?
— Je... Pardon, j’aurais dû dire « était », bafouilla Cassy. Il... Il est mort l’an passé.
L’infirmière Joëlle dut mettre son bégaiement sur le compte de l’émotion, car elle étendit aussitôt la main par-dessus le bureau pour lui tapoter le bras, tout en s’excusant. Elle ajouta ensuite :
— En ce qui concerne le dossier de suivi médical, ce n’est pas un problème. Je vais t’en créer un. Est-ce que tu sais si tu as bien reçu tous tes vaccins, durant ton enfance ?
— Oui, affirma aussitôt Cassy, alors qu’aucune aiguille n’avait jamais touché sa peau.
— Et les maladies infantiles ? Est-ce que tu en as contracté certaines ? La varicelle, les oreillons...
— J’ai eu la varicelle, oui. Et la rougeole, aussi.
Cette fois, il s’agissait de la vérité. L’infirmière Joëlle hocha la tête, tout en pianotant quelques mots sur son clavier. Elle finit par conclure que tout était désormais en ordre, et imprima une feuille qu’elle tamponna et parafa, avant de la remettre à Cassy.
— Voici le bilan de ta visite. Tu le donneras à Mme Fangin, la directrice de l’École des dresseurs.
La fillette la remercia et, sitôt qu’elle put prendre congé sans risquer de paraître impolie, s’empressa de quitter le Centre Pokémon. Le nœud de son estomac disparut dès qu’elle fut sortie du bâtiment. Elle avait réussi ! À présent, plus rien ne l’empêchait d’être admise en classe. Il lui suffisait de patienter jusqu’au lendemain.
Après être retournée chercher Ponyta, Cassy se mit en quête d’un endroit où passer la nuit, sa dernière à la belle étoile. Elle finit par s’installer sur la route 23, celle-là même par laquelle elle était arrivée à Jadielle un peu plus tôt dans la journée, et se pelotonna entre les racines noueuses d’un arbre au large tronc.
Elle passa l’après-midi à imaginer ce que serait désormais sa vie, sur les bancs de l’école. Sans doute apprendrait-elle plein de choses passionnantes, qui l’aideraient à appréhender sa nouvelle existence. Elle comblerait ses lacunes, et surtout, elle étudierait le dressage des pokémon.
Ce n’était pas exactement ce qu’elle avait en tête au moment de s’enfuir de Mérolia, mais cette opportunité était la meilleure à pouvoir se présenter à elle. Une fois que Cassy aurait engrangé suffisamment de connaissances, elle se constituerait une équipe, qui deviendrait l’instrument de sa vengeance.
Comme tous les soirs avant de s’endormir, l’enfant sortit son chapelet de son sac de selle et l’égraina en s’adressant à Arceus. Le plus souvent, elle priait pour sa famille, ou plutôt pour leur âme, et L’implorait de lui donner la force de poursuivre son objectif. Cette fois, elle ajouta des excuses à sa psalmodie.
Elle savait que mentir était pécher, or elle ne faisait presque que cela depuis qu’elle avait entrepris de tracer sa propre route. Hélas, elle n’avait pas vraiment le choix. Si elle était démasquée, on la renverrait à Sinnoh, ce à quoi elle ne pouvait se résoudre. Elle devait d’abord retrouver ceux qui s’en étaient pris aux siens et les faire payer.