Entre infini et au-delà
— Que se passe-t-il ? paniqua Cassy.
— À mon avis, rien de bon. Je doute que la sirène se soit déclenchée pour nous souhaiter bonne nuit. Viens, nous allons essayer de découvrir quel est le problème.
Sven prit sa main dans la sienne et l’entraîna hors du restaurant, où nombreux étaient ceux qui se bouchaient les oreilles pour échapper au bruit assourdissant. Cassy devait presque courir pour suivre l’allure du jeune homme, car il était bien plus rapide qu’elle, avec ses longues jambes.
En moins d’une minute, ils rallièrent le pont, où Sven lâcha Cassy pour s’approcher du bastingage. La mer était agitée et la pluie tombait dru, comme pour nourrir les flots déjà tumultueux.
— Tu crois que c’est à cause du mauvais temps ? s’enquit la fillette.
— Ça, du mauvais temps ? Ce n’est pas la première fois que je prends le bateau, et j’en ai vu naviguer sans difficulté à travers des tempêtes autrement plus impressionnantes que ce petit crachin. Non, pour qu’ils se donnent la peine d’alerter tout le monde, la situation est vraiment grave. Par ici.
Sven pivota sur lui-même pour se diriger vers un marin qu’il venait d’apercevoir. Comme ce dernier était en train de s’éloigner et que le pont, rendu glissant par l’averse, ne permettait pas de se précipiter, le jeune homme l’interpella. L’autre s’immobilisa aussitôt.
— Excusez-moi, monsieur. Pourriez-vous avoir l’amabilité de nous expliquer ce qui se passe ?
— C’est que... On a reçu l’ordre de pas apeurer les passagers. Y a rien de pire que de s’organiser en pleine panique.
— Ma petite sœur est déjà terrorisée, indiqua Sven en désignant Cassy, tapie dans son dos. À défaut de la rassurer, connaître la vérité ne risque pas de l’effrayer davantage.
— Eh bien, si vous le dites... Mais gardez ça pour vous. On vient de heurter un ban de Corayon, qui se sont agités et ont réussi à transpercer la coque. D’habitude, il n’y en a pas dans cette zone, du moins pas à cette période de l’année. Les secours ont été prévenus et nous envoient un bateau, mais à l’allure où l’eau s’engouffre dans la cale, on craint qu’il n’arrive pas à temps. C’est pour ça qu’on est en train de préparer l’évacuation.
Sven remercia le marin d’un signe de tête, tandis que Cassy s’agrippait à son bras, livide, ses ongles s’enfonçant dans sa chair sans même s’en rendre compte.
— Par Arceus, il a bien dit la cale ? Là où mon Ponyta est enfermé ? Il faut... Je dois...
Ravalant la terreur que lui inspirait la situation, Cassy lâcha Sven et voulut s’élancer pour porter secours à son pokémon, mais le jeune homme la retint par le poignet avant qu’elle ait eu le temps de s’éloigner.
— Pas si vite ! intima-t-il. Où est-ce que tu as l’intention d’aller comme ça ?
— Le sauver, quelle question !
— Au risque de te noyer ?
— Je ne l’abandonnerai pas ! répliqua Cassy. De toute façon, je ne peux pas rester ici. Si j’attends les secours, je serai probablement démasquée, et je n’ai aucune envie de retom... de tomber entre les mains de la police.
Sur ces mots, elle réussit à s’arracher à la poigne de Sven et se précipita vers l’escalier, qu’elle dévala quatre à quatre. N’ayant pas un très bon sens de l’orientation, elle dut parcourir plusieurs couloirs au sol légèrement pentu, à cause du bateau qui s’enfonçait lentement dans les flots, avant de retrouver le chemin de la cale.
Une mauvaise surprise l’attendait, une fois la lourde porte métallique atteinte. Des filets d’eau s’échappaient de part et d’autre du battant, dont le mécanisme d’ouverture était bloqué, probablement en conséquence du choc infligé par les Corayon. Cassy eut beau tirer de toutes ses forces, l’accès demeurait clos.
— Écarte-toi, ordonna une voix derrière elle.
Elle fit un pas de côté pour laisser passer Sven, accompagné d’un pokémon qu'elle ne connaissait pas. Doté d’une épaisse peau rugueuse, d’un gris tirant sur le bleu, il avait la taille et l’allure d’un petit enfant, quoique beaucoup plus musclé.
— Machoc, utilise Poing-Karaté !
La créature frappa la porte avec le plat de sa main. Elle se tordit aussi aisément que si elle avait été constituée de papier, et non de métal, permettant à Sven de la faire pivoter. Cassy s’engouffra à l’intérieur de la cale sans perdre un instant, tandis qu’il rappelait son pokémon dans l’une de ces sphères rouge et blanche que Cynthia nommait « pokéball ».
— Pourquoi est-ce que tu m’as suivie ? demanda la fillette en tâtonnant le mur, à la recherche de l’interrupteur.
— Je ne sais pas. Ne me le fais pas regretter en posant la question.
Il fut plus rapide que Cassy pour allumer la lumière, qui clignotait péniblement. Ils avaient de l’eau jusqu’aux chevilles, mais ce n’était rien à côté de Ponyta, plus loin, qui était submergé jusqu’aux jarrets. Tant bien que mal, sa maîtresse fendit les flots salés pour le rejoindre.
— Là, tout doux, mon beau... murmura-t-elle en caressant son chanfrein. Je suis là, tu n’as plus à t’inquiéter, maintenant.
— Cassy, ce n’est pas le moment de roucouler, l’interrompit Sven. Dépêche-toi de le détacher, qu’on puisse profiter de la cohue pour filer sans encombre.
— On ?
— Dans ton intérêt, je crois qu’il vaut mieux que je t’accompagne.
Cassy entrouvrit les lèvres, à la fois flattée et reconnaissante, mais avant qu’elle ait pu le remercier, Sven lui désigna la corde qui retenait Ponyta d’un geste sec. Elle s’empressa de le libérer, puis prit appui sur une caisse pour se hisser sur son dos. Ils trottinèrent ensuite jusqu’au jeune homme qui les observa, les sourcils arqués.
— Tu devrais plutôt le rentrer dans sa pokéball. Outre le fait que ce serait nettement plus discret, les types feu n’apprécient pas du tout le contact de l’eau.
— Il n’en a pas, répliqua Cassy. C’est un pokémon à l’origine sauvage qui a été apprivoisé.
Sven leva les yeux au ciel, mais finit par saisir la main que la fillette lui tendait pour prendre place dans son dos. Il passa ses bras autour de sa taille pendant qu’elle donnait un léger coup de talons aux flancs du poney de feu pour qu’il s’élance hors de la cale.
La panique qui régnait dans les couloirs était impressionnante. Les gens hurlaient, se bousculaient, allant même jusqu’à user de violence les uns envers les autres pour être les premiers à évacuer. Ponyta ne fit qu’intensifier ce chaos, car en voyant le pokémon fendre le foule, les passagers entreprirent de sortir les leurs, au grand dam des marins qui tentaient de garder la situation sous contrôle.
Deux d’entre eux essayèrent d’arrêter l’équidé et ses cavaliers, mais ils furent tenus à distance par une succession de Flammèche. Bien qu’elles soient très faibles, cela suffit à les dissuader d’approcher.
— Et maintenant ? demanda Cassy alors qu’ils surgissaient sur le pont. Qu’est-ce qu’on fait ?
— J’espère que ton Ponyta est résistant, parce qu’il va falloir plonger. C’est la seule solution si tu veux éviter les secours, à moins de couler avec le navire.
Cassy se mordit la lèvre. Elle n’avait aucune envie d’être attrapée et de revenir à la case départ, mais elle ne se sentait pas non plus prête à exposer la vie de son pokémon, le seul ami qu’il lui restait, dans l’unique but de s’enfuir. Elle contempla la mer agitée qui s’étendait à perte de vue. Jamais il ne survivrait à une telle quantité d’eau.
— Je... murmura-t-elle.
Elle ne put aller plus loin. Ponyta, percevant son hésitation, tira sur les rênes, manquant de les lui arracher des mains. Son trot se transforma en galop : il prenait de l’élan pour bondir par-dessus le garde-fou. Cassy tenta de l’arrêter, en vain. Il était plus fort qu’elle, et quelques secondes plus tard, ils se retrouvèrent tous trois propulsés au milieu des vagues.
L’impact violent désarçonna les cavaliers. La fillette fut décollée de sa selle et, surprise par la puissance de la mer, elle qui avait appris à nager dans un ruisseau, ne tarda pas à s’enfoncer sous la surface. Elle ne dut son salut qu’aux rênes de Ponyta, qui s’étaient entortillées autour de son poignet au moment où elle était passée par-dessus l’encolure.
La lanière de cuir lui entailla la chair, et le sel n’arrangea rien à sa douleur. Elle parvint néanmoins à regagner l’air libre grâce à cela, où elle prit une grande bouffée d’oxygène. Elle chercha Sven des yeux, mais ils la brûlaient tant qu’elle ne distinguait quasiment rien autour d’elle.
Une masse surgit non loin de là, dans une gerbe d’éclaboussures, et Cassy poussa un cri de frayeur. Elle se rassura en constatant qu’il s’agissait d’un Têtarte, auquel Sven était accroché. Si elle avait déjà vu des centaines de Ptitard dans sa vie, car ils étaient légion sur les rives de la rivière qui sinuait entre les champs de la ferme, elle avait rarement eu l’occasion d’apercevoir leur stade évolué.
Sven attrapa le bras de Cassy et l’aida à agripper le pokémon eau, ce qui ne fut pas une mince affaire, car sa peau humide était particulièrement glissante. À la troisième tentative, elle réussit à ne pas le lâcher, tandis qu’ils les entraînaient dans une direction où, elle l’espérait, la terre ferme les attendait.
Ponyta n’était pas en reste non plus, bien que l’eau ne soit pas du tout son élément. Il donnait de puissants coups de postérieurs sous la surface, qui conféraient au groupe l’impulsion nécessaire pour se projeter vers l’avant, accroissant ainsi la vitesse déjà naturellement rapide du Têtarte.
Le temps sembla s’étirer et un instant se transformer en éternité, pendant qu’ils continuaient à fendre la mer. La fatigue, que Cassy avait presque réussi à surmonter après sa rencontre avec Sven, recommençait à se faire sentir. Ses muscles étaient gourds, autant à cause de la froideur de l’eau que des mouvements qu’elle effectuait avec ses jambes. Elle finit par renoncer à s’agiter, ayant déjà suffisamment de mal à rester accrochée.
À plusieurs reprises, elle manqua de s’assoupir, obligeant Sven à lui pincer l’avant-bras pour la garder consciente. Ponyta résista davantage, mais au bout d’une heure passée à lutter contre les vagues, lui aussi se retrouva trop épuisé pour continuer. Il cessa de pousser le petit groupe et utilisa ses dernières forces pour se maintenant à la surface.
Enfin, alors que Cassy désespérait, Sven lui annonça que la terre était en vue. La rallier nécessita encore un moment considérable, et quand le ressac les déposa tous les quatre sur la rive, elle était si lasse qu’elle s’effondra aussitôt, le nez dans le sable.
— Cassy ? fit le jeune homme en lui tapotant la joue. Cassy ?
Elle était blême et son pouls battait faiblement. La quantité d’eau qu’elle avait dû avaler au cours des dernières centaines de mètres n’était sans doute pas étrangère à cela. Sven porta sa main à son nez, qu’il pinça afin de lui faire du bouche-à-bouche. La fillette roula sur le côté en crachotant le liquide qui lui obstruait les poumons.
— Ça va aller ? demanda-t-il.
Cassy fut saisie d’un vertige lorsqu’elle hocha la tête. La fatigue rendait son esprit brumeux et elle n’arrivait pas à se concentrer. Elle parvint malgré tout à murmurer d’une voix à peine audible :
— Merci de m’avoir sauvée.
— De ri...
Sven s’interrompit quand les lèvres de Cassy se plaquèrent sur les siennes pour l’embrasser. Le baiser fut très bref, car elle retomba presque aussitôt dans le sable, endormie.
Lorsqu’elle se réveilla, le jour était en train de se lever. Il lui fallut quelques minutes pour se remémorer les évènements de la nuit. Elle était fourbue et le moindre geste qu’elle effectuait nécessitait un effort considérable, mais elle parvint malgré tout à se redresser sur un coude.
Sven avait dû la déplacer pendant son sommeil, car elle ne se trouvait plus étendue sur le rivage, mais derrière un promontoire rocheux qui les dissimulait partiellement. Le jeune homme se tenait à quelques mètres d’elle, agenouillé auprès d’une forme jaune orangé qu’elle identifia comme étant Ponyta.
— Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle immédiatement, paniquée, en se traînant jusqu’à eux. Que lui arrive-t-il ?
Le pokémon était allongé à même le sol, les paupières mi-closes, et des baies avaient été entassées autour de lui. Un spray, semblable à ceux dont Cynthia avait fait l’acquisition à Mérolia, gisait à moitié vide à côté de Sven.
— Comme il fallait s’y attendre, l’eau de mer ne lui a pas fait du bien. Il a été malade une grande partie de la nuit, mais il va s’en remettre. Une chance qu’il soit de bonne constitution, sans quoi j’aurais été plus réservé sur son sort. Avec un peu de repos, il devrait vite se rétablir complètement.
— Merci beaucoup d’avoir veillé sur lui. Et de nous avoir aidés, aussi. Tu n’étais pas obligé et tu as bien failli risquer ta vie pour...
— Eh, coupa Sven en plaquant un doigt sur ses lèvres. Ce qui est fait est fait. Pas la peine de me remercier indéfiniment.
Il éloigna sa main, mais ne put empêcher son regard de s’attarder sur la bouche de Cassy. Elle n’évoqua pas le baiser qu’elle lui avait donné, quelques heures plus tôt. Sans doute n’avait-elle pas eu conscience de son geste, sur l’instant, et peut-être ne s’en souvenait-elle même plus.
C’était ce qui valait le mieux pour eux deux. Même si l’épisode du bateau l’avait amusé, Sven ne pouvait se compromettre en présence d’une fillette recherchée par la police pour le larcin qu’elle avait commis. Qui plus est, elle n’avait que treize ans, ce qui faisait d’elle une enfant, contrairement à lui qui en avait vingt.
— Écoute, lâcha-t-il après avoir longuement réfléchi au choix de ses mots, pendant que Cassy caressait le chanfrein de Ponyta. Je suis vraiment heureux d’avoir pu te rendre service, mais je ne peux pas rester avec toi. J’ai un travail à accomplir à Kanto, et...
— D’accord.
Sven marqua un léger étonnement. Il ne s’attendait pas à une réponse aussi catégorique, mais il devait reconnaître que cette fille ne cessait de le surprendre. En réalité, Cassy pensait avant tout à son propre objectif, celui qu’elle s’était promis d’accomplir. Bien que l’aide du jeune homme lui ait été très précieuse depuis le moment où ils s’étaient rencontrés, c’était seule qu’elle devait tracer son chemin.
— Tout à l’heure, j’ai marché jusqu’au village le plus proche, pour me procurer de quoi soigner ton pokémon, précisa Sven. J’ai également trouvé ça, je me suis dit que ça pourrait être utile à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est Kanto.
Il sortit de sa poche un morceau de papier plié en plusieurs épaisseurs. En l’ouvrant, Cassy découvrit qu’il s’agissait d’une carte, sur laquelle était inscrit le nom de la région où le ferry aurait dû accoster, mais également celui de Johto. Tous ces lieux ne lui évoquaient absolument rien.
— Nous avons échoué ici, indiqua Sven en désignant une zone sur la côte, non loin d’une cité baptisée Ville-Griotte. Tu peux demeurer à Johto si tu le souhaites, mais à la vue de ta situation, je te recommanderai quand même de rejoindre Kanto.
— Pourquoi ?
— La Team Rocket, une organisation criminelle, sévit beaucoup là-bas. Je ne te dis pas ça pour que tu intègres leurs rangs, bien qu’étant hors-la-loi toi-même, tu pourrais être tentée de le faire, mais parce qu’à cause de leurs méfaits, il y a des chances pour que la police soit trop occupée pour prêter attention à l’arrivée d’une petite voleuse de Sinnoh.
Cassy hocha la tête. Elle n’était pas certaine d’avoir tout compris, mais elle lui faisait confiance. Elle avait déjà remis son sort entre ses mains une fois, elle pouvait très bien recommencer en suivant ses conseils.
— Prends ça, aussi, ajouta-t-il en dénouant la cape qu’il portait par-dessus de ses épaules. Même en été, les nuits sont fraîches, ici.
Cassy voulut refuser poliment, mais Sven insista, au point de lui attacher lui-même le vêtement autour du cou. Quoiqu’un peu lourd, car le velours noir n’avait pas eu le temps de sécher complètement, il était chaud et réconfortant.
— Cet endroit n’a pas l’air très fréquenté. Je pense que tu peux t’y attarder sans trop de risques jusqu’à ce que ton pokémon soit suffisamment remis pour voyager, ce qui devrait nécessiter quelques jours.
Derechef, Cassy acquiesça. Sven avait décidément songé à tout, même à la nourriture, car les baies qui entouraient Ponyta étaient assez nombreuses pour leur permettre de se sustenter jusqu’à ce qu’ils reprennent leur route. Heureusement, d’ailleurs, car l’eau de mer avait dû rendre immangeables les vivres dont elle avait fait l’acquisition à Féli-Cité.
— Bon, eh bien... C’est ici que nos chemins se séparent. Bonne chance, Cassy.
— Merci, Sven.
Il enfonça ses mains dans ses poches et, après l’avoir saluée d’un dernier signe de tête, tourna les talons. La fillette le regarda s’éloigner, non sans un léger pincement au cœur, identique à celui qu’elle avait ressenti après le départ de Cynthia. Elle ramena ensuite son attention sur Ponyta, qui hennit doucement.
Leur aventure n’avait pas très bien débuté, mais il en faudrait davantage pour les abattre. À présent qu’une nouvelle région et une infinité de possibilités s’offraient à elle, Cassy n’en était que plus déterminée à aller jusqu’au bout du but qu’elle s’était fixé.