Donjon Mystère - Dream Team

Chapitre 21 : Le Mont Glacial

9265 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/03/2021 23:05

Salamèche entra en dernier, fermant la porte avec une grande délicatesse. Il rejoignit Chimpenfeu, en garde-à-vous face au bureau de leur chef. Ce dernier terminait d’éparpiller plusieurs documents.

— C’est un jour important pour la DDR, expliqua-t-il. Merci d’être venus, vous deux.

— C’est normal, se vanta le primate, j’ai le parfait profil pour la mission !

— De quoi s’agit-il ? demanda le reptile.

Le chef lui tendit un journal indiquant : « Mont Glacial : la température atteint un pic négatif ». La photo d’une grande montagne enneigée, la même qu’il apercevait tous les matins en sortant s’entraîner, accompagnait le grand titre.

— Il y a quelques jours, tu as rencontré nos deux nouvelles sources d’énergie. Mais afin que le feu de Sulfura et l’électricité d’Électhor puissent être utilisés sans limite, il nous faut un moyen de garder ces alimentations sous contrôle, au risque de provoquer de sévères surchauffes. Quoi de mieux qu’une glace infinie ?

— Je vois. Vous voulez capturer Artikodin, l’Oiseau Glaçant.

— T’es perspicace. Grâce à tes secousses, les dieux se sont réveillés prématurément. Ils sont affaiblis, mais leur présence ne passe pas inaperçue. L’atmosphère du Mont Cristal s’était amplifiée d’ondes électromagnétiques, celle du Mont Ardent s’était réchauffée d’une quarantaine de degrés, tandis que le Mont Glacial n’a jamais aussi bien porté son nom. Je comptais enquêter depuis un moment, mais j’ai été retardé par le rude entraînement d’une graine enflammée.

— Quoi ? Chef, il ne fallait pas sacrifier ce précieux temps pour moi !

— Oh, mais je ne regrette rien ! D’ailleurs, il est grand temps que tu découvres le résultat de tes entraînements !

Salamèche, comme Chimpenfeu, écarquillèrent les yeux.

— Vous êtes sérieux ? Il n’est pas au niveau !

— C’est pour ça que tu vas le superviser. Si Quoti’Ville en a parlé, ça veut dire que les explorateurs sont au courant. Il faut agir vite, avant que bon nombre d’équipes ne débarquent sur notre territoire. L’avantage, c’est qu’on est juste à côté. L’autre avantage, c’est qu’Artikodin est faible au feu. À vous deux, vous devriez vous en sortir.

— Nous deux face à un dieu ?!

— Un dieu affaibli, Chimpenfeu. De mon côté, je dois escorter Manglouton et Rocabot à Loliloville. J’en profiterai pour vérifier l’état de nos ressources et serrer quelques pattes. Le temps de faire un aller-retour, vous ne me reverrez pas avant une semaine. Mais ça ira…

Il approcha, s’agenouilla et choya les épaules de son élève.

— Je sais que vous en êtes capables. Tu n’es plus un garçon qui fuit, tu es un soldat de la DDR !

Salamèche ferma les yeux et hocha la tête d’un air assuré.

— Bien, chef. Je ferai de mon mieux !

— Je sais.

D’un air frustré, le primate serra les poings.

— Allez, on se prépare !

Et l’autre garçon le suivit, le sourire aux lèvres.


Chapitre 21 : Le Mont Glacial


La neige tombait en abondance, formant un épais brouillard autour de lui. L'air devenait de plus en plus lourd, presque irrespirable. Lors des premières heures d'ascension, il parvenait encore à planter ses griffes dans la glace pour stabiliser ses glissades. Mais maintenant qu'il se trouvait au sommet du Mont Glacial, le climat impitoyable avait largement surpassé ses capacités physiques.

Épuisé, il s’effondra dès qu’il trouva un terrain suffisamment plat pour le supporter. Malgré sa résistance naturelle aux températures extrêmes, sa combinaison en nylon couvrant chaque parcelle de son corps et l’imposante armure en acier qui le protégeait, il tremblait de froid. Il tenta de remuer les griffes de ses quatre membres, mais la sensation devenait de plus en plus ténue. Prenant appui sur ses poignets, il se redressa en grimaçant et scruta les environs.

Malgré le vacarme du blizzard, il crut percevoir un léger crépitement. Ses yeux, presque aveuglés par la neige tourbillonnante, furent lentement attirés par la lueur vacillante de fines braises, à peine visibles dans le tumulte du vent. Il s'en approcha prudemment, couvrant son visage de son bras pour se protéger des rafales glaciales.

— Chimpenfeu !

Il ne s’entendait pas. Arrivant jusqu’à lui, il le découvrit à genoux, les poings serrés, le visage crispé. Avec difficulté, son aura enflammée le protégeait du froid. La neige fondait avant d’atteindre sa peau, tout comme le sol sur lequel il reposait, se creusant à vue d’œil.

— Qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! Tu vas détruire le sommet !

— Je ne vais pas attendre de geler ! Il faut le provoquer !

— Pas en détruisant le donjon !

En guise de réponse, le primate frappa le sol à pleine puissance.

Des dizaines de kilomètres plus bas, proche de l’infrastructure souterraine qu’ils venaient de quitter, Manglouton et Rocabot se tournèrent vers le sommet de la montagne. Une redoutable explosion venait de retentir.

— T’as entendu ? demanda l’ancien prisonnier à son ami muet.

— Dépêchez-vous ! leur ordonna le chef qui sur son dos portait d’épais sacs.

Les deux soldats se retournèrent en accélérant le pas.

— Bonne chance, Salamèche…

Ces trois-là quittèrent le territoire, en direction de Loliloville.

Le jeune amnésique émergea soudainement d’un tas de neige, le souffle court, l’angoisse nouant sa gorge. Il balaya du regard les environs et aperçut quelques créatures sauvages, plaquées contre les parois du donjon, qui le fixaient avec une terreur palpable. Il reconnut les Tylton, à la peau bleu clair, dont les ailes cotonneuses, semblables à des nuages, tremblaient légèrement.

Luttant pour se dégager des débris qui avaient amorti sa chute, il s’agita frénétiquement. Finalement, il s’effondra sur la glace dure du dernier étage du donjon. Sa transparence laissait entrevoir la vertigineuse distance qui le séparait du rez-de-chaussée. Une chute serait fatale si la plateforme venait à fondre ou à se briser.

Chimpenfeu surgit soudainement du tas de neige qui le recouvrait, explosant dans une gerbe de flammes. Son aura brûlait d'une intensité bien plus féroce que lors de leurs précédents entraînements. Il hurla en direction du ciel.

— Montre-toi, ordure !

Le jeune garçon ignora ses cris de rage, préférant s’assurer qu’il n’avait rien de cassé. Il vida la neige qui s’était infiltrée dans ses bottes, puis se redressa. Se tournant vers les créatures terrifiées, il leur adressa un large sourire et essaya de les rassurer. Mais Chimpenfeu leur lança un regard perçant, les dévisageant pendant quelques secondes. Le sourire qui se dessina sur son visage n’avait rien de rassurant.

Tandis que Salamèche approchait avec douceur, prêt à caresser ces êtres apeurés, les violentes flammes de son coéquipier vinrent sécher leurs larmes plus rapidement. D’un sec mouvement, il frappa l’un d’entre eux en pleine figure. Il cabriola si vite, qu’il s’encastra dans la roche glacée du donjon. Les autres créatures rugirent en s’éloignant tandis que l’autre membre de la DDR sursauta, horrifié.

— Arrête ! Notre seul objectif est de capturer Artikodin !

— Justement ! J’ai cru comprendre que le seul moyen de les attirer à nous, c’était en leur offrant un beau spectacle ! Échauffons-nous sur ces tas de viandes, avant que le gros morceau n’arrive !

— Non, certainement pas ! Les sauvages sont innocents ! Ils n’ont pas à subir pour les crimes d’Artikodin !

Le primate s’en esclaffa.

— T’es un p’tit rigolo, toi !

Puis, il lui asséna une droite en pleine mâchoire. À nouveau, Salamèche n’avait qu’à peine eu le temps d’agir. Les flammes qui se dégageaient de ses membres et accéléraient ses mouvements n’étaient pas les mêmes que lorsqu’ils s’entraînaient ensemble. Elles semblaient plus impulsives, plus bouillonnantes, plus dangereuses.

Son armure râcla la plateforme glacée sur plusieurs mètres. Mais il n’attendit pas de sentir la douleur passer, pour bondir de pied ferme. Alors que Chimpenfeu s’apprêtait à heurter les sauvages, l’autre type Feu l’agrippa par le bras et dévia sa trajectoire. La ruée enflammée qui s’en était dégagée se dispersa contre le sol, commençant à fumer.

— Lâche-moi, sale lézard crasseux !

— Ce n’est pas un jeu !

— Exactement !

D’une force soudaine, le primate le plaqua au sol.

— Tu n’as pas idée d’à quel point je prends les choses au sérieux ! Mon rôle de futur chef en dépend, et ce n’est pas l’insignifiante vie des sous-espèces qui va m’empêcher d’atteindre mon but !

D’un rapide coup de queue, Salamèche lui percuta les chevilles.

— L’objectif de la DDR est de sauver les vies dites « insignifiantes » !

Alors que son adversaire trébuchait, il le bouscula pour se libérer de son emprise.

— Tu ne deviendras jamais chef avec cette mentalité !

— Et donc quoi, le questionna le soldat d’une voix rongée par la colère, tu veux me voler ce rôle ?! Tu te crois aussi important que moi ?! Tu crois que le chef place autant d’espoir en toi qu’en moi ?! Je suis un puissant Pokémon Feu, capable de le succéder ! Toi, tu n’es qu’un imposteur naïf et crédule !

— Calme-toi, s’il te plaît !

— C’est moi qui donne les ordres !

D’une propulsion enflammée, Chimpenfeu lui bondit dessus. Il l’atteignit à vive allure et le cogna d’un coup de pied en plein ventre. L’armure adverse se fissura, en même temps qu’il valdingua contre la paroi du donjon. Mais le primate n’en avait pas terminé : inspirant à plein poumon, il cracha plusieurs boules de feu, explosant les unes après les autres sur sa cible. La roche céda, forçant Salamèche à agripper les morceaux les plus persistants, pour ne pas chuter du sommet.

Dans toute cette fumée, alors que les débris sur lesquels il se maintenait glissaient peu à peu, la silhouette du primate s’imposa face à lui. Il le défigurait d’un air hautin et répugné, bien qu’un sourire se formait sur ses lèvres.

— Et dire que j’avais presque de l’empathie pour toi. Pendant un temps, j’ai commencé à me demander si tu méritais vraiment qu’on te casse les os à chaque entraînement ? La vérité, c’est que si j’avais hérité des mêmes capacités régénératrices que toi, je les aurais bien mieux exploitées !

— Chimpenfeu ! Aide-moi, je vais tomber !

En guise de réponse, il lui piétina le visage.

— Ton esprit est si faible ; pourquoi me salirais-je les pattes à essayer de te sauver ?

Tête baissée, le jeune garçon écarquilla les yeux. Son souffle se coupa, alors que dans son esprit résonna la voix de tous ceux qui avaient attentés à sa vie.

— Pas encore… grommela-t-il en larmoyant.

— Ta place est sur le front, à suivre aveuglément les ordres ! Mais que faire d’un soldat incapable de combattre ? Le chef l’avait parfaitement compris, c’est pour ça qu’il nous a envoyé tous les deux ici !

Derrière lui, au centre de la plateforme, commençait à se former une tornade givrée. Mais asphyxié d’adrénaline, le soldat ne sentait que sa propre chaleur. Il hurla d’un rire à gorge déployée.

— Mais oui, tout fait sens ! Tout ce temps, tous ces efforts, il a fait tout ça pour moi ! L’ultime test pour devenir roi !

Il débitait le regard vitreux, les bras ouverts au ciel en bavant d’excitation.

— J’attends ce moment depuis si longtemps ! Il sait que je suis le meilleur, alors je dois faire plus, tellement plus que ce qu’il me demande, pour le satisfaire ! Lui rapporter ta tête ne lui suffira pas ! Dès que j’en aurai fini avec toi, j’irai raser ton village de la carte pour lui prouver ma surpuissance !

— Quoi… ? Chimpenfeu… !

— Crève, espèce de pouilleux sans famille !

Un assourdissant rugissement survint, tout juste avant qu’il ne le pousse. Chimpenfeu se retourna et planta en urgence ses poings enflammés dans le sol. L’atmosphère s’était glacée, alors que deux épaisses ailes au plumage bleu battaient à répétition. Sa crinière ressemblait à trois stalactites pointus, ses yeux étaient rouges et sa longue queue volait au vent, tel un léger voile.

— Disparais, exclama l’Oiseau Glaçant, impur trempé dans la perversité !

Il l’attaqua sans même attendre sa réponse, dirigeant un vent glacé sur sa cible d’un simple battement d’aile. Mais les flammes enragées de cette dernière la lui fit outrepasser ce souffle extrême.

De son côté, Salamèche pleurait à chaudes larmes. Plongées dans la glace, ses poings lui infligeaient d’atroces douleurs. Mais il se forçait à ne penser qu’à sa survie, en remontant roche après roche sur la plateforme du dernier étage. Hélas, elle craquela à l’instant où il s’y allongea.

— Bouffe ça ! hurla le primate en percutant le bec d’Artikodin avec son poing enflammé.

Ce dernier, dans un ultime mouvement, éloigna le groupe de Tylton en les forçant à s’envoler. Plaqué fermement contre la plateforme, il la fit exploser en mille morceaux. Artikodin, Chimpenfeu et Salamèche chutèrent dans les profondeurs du Mont Glacial.

Le primate attrapa l’oiseau par le plumage et le frappa d’un puissant coup de poing. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, il enchaîna les attaques, ses flammes crépitant à chaque coup. Son gant s’imprégna du sang de son adversaire, qu'il assomma finalement. Il déploya ses ailes pour ralentir sa chute et amortir l’impact au sol. De son côté, le lézard tenta de se rattraper en agrippant les aspérités de la paroi rocheuse, mais ses pattes étaient engourdies par le froid. Il percutait les débris en tombant, perdant connaissance en s’écrasant dans un tas de neige, bientôt enseveli par une avalanche de glace et de roches.

Roitiflam marchait sans s’arrêter, les pattes dans les poches. Derrière lui, Manglouton et Rocabot s’échangeaient des regards perplexes. Cela faisait un moment que le Mont Glacial avait disparu de leur champ de vision.

— Chef, est-ce que vous pensez vraiment Salamèche et Chimpenfeu capables de capturer Artikodin à eux seuls ? Se battre au sommet d’une montagne, quand ton adversaire est capable de générer des tornades, ça me paraît tellement dangereux…

— Je m’occuperai d’Artikodin moi-même, lâcha-t-il d’une voix stricte et assurée. Mais cette épreuve permet à Salamèche de franchir l’étape suivante. Il est l’heure pour lui de prendre une décision, il est heure pour lui de devenir un homme.

— Vous ne craignez pas qu’ils puissent mourir ?

— Si, justement. Chimpenfeu est égoïste, aveuglé par sa soif de pouvoir. Quand il comprendra que s’attaquer aux sauvages est un moyen rapide et efficace de faire venir Artikodin à lui, il n’hésitera pas. Salamèche, en revanche, a des valeurs morales que rien ne semble déstabiliser. Il s’opposera à Chimpenfeu, qui aura enfin trouvé le prétexte parfait pour l’éliminer.

— Vous voulez qu’ils s’entretuent… ?

— Sauf que Chimpenfeu est faible et que Salamèche ne tue pas. Pas encore, tout du moins.

L’entrée du Mont Glacial, alors bouchée par une avalanche de glace et de neige, explosa dans un brutal torrent enflammé. Deux figures en sortirent, l’une tirant l’autre par les pattes.

— Il doit comprendre que Chimpenfeu n’est qu’un obstacle aux ambitions de la DDR. J’ai commis l’erreur de lui promettre monts et merveilles, à une époque où le désespoir de ne trouver aucun successeur me rongeait chaque jour. À première vue, il était comme moi : un type Feu rare, en parfaite santé et au potentiel exponentiel. Mais ce n’est qu’un gamin fou.

Il souriait, imprégné du sang de son adversaire, essoufflé par son affrontement qu’il remporta à la sueur de tous ses entraînements. Ceux qu’il avait entrepris dans le dos de son chef, tous les soirs, au lieu de revenir dîner auprès des siens.

— Chimpenfeu ne parviendra jamais à invoquer Artikodin, tout comme il ne vaincra jamais Salamèche. Il n’est qu’un raté opportuniste, tant obsédé par le pouvoir qu’on ne peut même plus attendre de lui qu’il suive les ordres. Tout ce qu’il parviendra à faire, c’est enrager Salamèche. Et j’espère que mon vrai successeur trouvera la force d’en finir avec lui.

Sauf que celui qui traînait Artikodin au sol n’était pas Salamèche. Les veines sur le front, les yeux tremblants, la bave épaisse, le visage couvert d’égratignures et l’armure de sang, Chimpenfeu hurla de rire, d’une gorge si déployée qu’il se fit entendre par le territoire entier. Il continua son chemin, en direction de l’infrastructure de la DDR.

Et la journée s’acheva. Ou peut-être pas ? Peut-être qu’une semaine entière s’était écoulée, il n’en savait rien. À son réveil, la lumière n’était plus. Salamèche ne sentait plus aucun de ses membres, tandis que sa peau était recouverte d’une légère couche de glace. Emprisonné sous un épais tas de neige, il n’arrivait pas même à se débattre.

— À l’aide… bafouilla-il. À l’aide, quelqu’un…

Sa faible voix résonnait dans toute la caverne. Oui, une véritable caverne, composée de roches et minerais bleutés. Le rez-de-chaussée du Mont Glacial avait cédé, l’enfonçant dans les profondeurs d’une grotte isolée. Plus il observait les alentours et plus la migraine revenait.

— Chimpenfeu… ! Hypnomade… ! Chef…

À essayer de trop se mouvementer, son dos lui procura une sévère douleur. Il plaqua la tête contre le sol, larmoyant dans un mélange de bave et de sang. Son cœur battait à vive allure, mais son corps était paralysé.

— Quelqu’un… ! N’importe qui… ! Pitié… ! Je ne veux pas mourir…

Mais personne ne lui répondit. L’écho de sa voix se perdit dans l’air et le silence s’imposa. Un silence morbide, où seule la mort lui tenait compagnie. Il ferma les yeux, repensant à tout ce qui l’avait mené jusqu’ici.

Chimpenfeu l’avait trahi et peut-être que Roitiflam aussi, en l’envoyant seul au Mont Glacial. L’équipe ADT l’avait trahi, en le pourchassant jusqu’au Mont Ardent. Pikachu l’avait trahi, en ignorant ses angoisses. La Magné-Team l’avait trahi, en l’attaquant dans l’Erg Sans Fin. Ectoplasma l’avait trahi, en révélant les propos de Xatu. Pifeuil l’avait trahi, en lui mentant depuis tout ce temps.

Il le savait, pensa-t-il, il le savait et n’a rien dit. Quel était son objectif ?

La migraine devenait trop forte, pour y réfléchir plus longtemps. L’exacte même douleur crânienne qu’il avait ressentie du jour au lendemain, sans même savoir qu’Ectoplasma lui avait lavé le cerveau, était de retour. Il rouvrit sèchement les yeux, espérant ne pas se remémorer une énième fois cet incompréhensible échange.

— Je suis désolé, se lamenta Pifeuil, mon traducteur s’est cassé pendant la bataille.

Il se tenait face à lui. Bouche bée, le jeune garçon cligna plusieurs fois des yeux. Mais sa figure ne disparaissait pas. Il accoutrait une espèce d’armure le couvrant du cou aux pieds, plus épaisse et vraisemblablement plus efficace que celle de la DDR. Certaines parties de son corps s’illuminaient, comme si de l’électricité l’alimentait. Il venait de descendre les profondeurs de la caverne et s’était approché du jeune garçon, avant d’être intercepté par trois étranges personnages.

Ils n’avaient rien sur la peau, mais ne possédaient aucun membre distinctif. Ils flottaient à quelques centimètres des plus hauts débris des environs. Tous les trois étaient identiques, gris de peau avec pour crâne un immense cylindre peint d’étranges marques noires. Le regard semblait être plus bas, d’un globe oculaire rouge sang.

Salamèche voulait crier. Non, il voulait hurler de toutes ses forces. Mais aucun son ne sortait de sa bouche. Pire qu’un simple mensonge, Pifeuil avait tout orchestré. Son réveil dans les Petits Bois, son altercation avec ces trois types, le traumatisme engendré, suivi de la motivation à vouloir aider autrui ; tout avait été prévu.

En guise de réponse, l’un d’entre eux émit d’étranges turbulences.

— Il te demande si tout va bien, s’introduisit une femme à la voix douce et déterminée.

Il pouvait enfin placer un visage sur cette voix. Une grande renarde à la fourrure soyeuse, couleur crème. Sa longue crinière était élégante, tandis que son visage était simple et amical. Aucune dent ne dépassait de son museau souriant. Elle possédait neuf gigantesques queue repliées sur elle-même, une élégance proche des êtres légendaires. Cinq petits artéfacts flottaient autour d’elle, mais Salamèche peinait à les identifier.

— Ah, euh… oui, bien sûr que oui. Si j’suis vivant, c’est que tout va bien !

— Tu devrais t’habituer à les comprendre sans traducteur. De l’autre côté, tu n’en trouveras pas.

— Je sais. Raison de plus pour ne pas m’envoyer avec eux.

— Cela est hélas nécessaire. Si je pouvais venir avec vous…

— Oui, vous l’feriez, ça aussi je l’sais. Il n’empêche que ça craint, comme plan. Je devrais vous protéger, pas fuir sans vous !

— Il ne restera plus grand-chose de moi, après le transfert. Mais rassure-toi, auprès des rouages, mon esprit ne disparaîtra jamais réellement. Vous tous, en revanche, avez encore la possibilité de vivre une belle vie.

— Comme si je faisais tout ça pour vivre une belle vie ! Sérieux, je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi on complique autant les choses ! On sait où et quand la situation a dégénéré ! Qu’est-ce qui nous empêche, une fois dans le passé, d’aller mettre un terme aux expériences atroces de la DDR ?!

Voilà un mot que Salamèche n’espérait pas entendre de lui.

— À vous cinq, vous n’auriez aucune chance de vous sortir vivant d’un tel assaut. Vous ne pouvez pas faire confiance aux explorateurs non plus, pas même aux plus téméraires, au risque d’impliquer le gouvernement dans cette affaire. Je te rappelle que le problème n’est pas la DDR, mais ce qu’elle a engendré. Entre d’autres mauvaises pattes, le résultat aurait été strictement le même.

— Et donc quoi, on doit juste attendre patiemment que le mal arrive ? À Bourg-Tranquille, en plus ! C’est presque de la torture, à ce stade !

— Navrée, je sais que ton père a vécu là-bas un temps.

— Ouais, en deux-cent-trente, il n’avait pas encore rencontré ma mère. Mais des dires que j’en ai eu, c’était déjà un salopard. Bref, qu’est-ce que je dois faire, déjà ? Gérer une boulangerie ?

— Exactement. Le précédent boulanger a déménagé deux semaines avant la date de votre arrivée. Normalement, tu as encore le temps de racheter ses deux anciennes structures, de quoi vivre et travailler un temps à Bourg-Tranquille. Tu as récupéré les papiers et l’argent nécessaire ?

— J’ai tout sous la patte, oui. Mais pour quoi faire ? Pourquoi ne pas se faire de bons contacts directement à Loliloville ?

— Bourg-Tranquille a eu la chance de connaître une grande vague d’immigration, une décennie avant votre arrivée. L’ingénieur Lucario, la résistante Méganium, le soldat Jungko ; tous venaient de Bourg-Tranquille, tout comme celui qui les a sauvagement abattus. Tous avaient le cœur pur, même ce monstre de Tortank. C’est une occasion parfaite pour faire de lui un allié, avant que la DDR n’emplisse son cœur de ténèbres. En vous installant tous les deux au village, Salamèche pourra se lier d’amitié avec les autres enfants, et toi avec les autres adultes. Les Neitram, de leur côté, resteront cachés et vous garderont à l’œil. Ainsi, vous devrez patienter, des années s’il le faut, le temps que notre ami acquiert toutes les capacités de son nouveau corps. Si le processus échoue, si un malheur venait à lui arriver avant qu’il ne devienne l’arme de guerre dont la Résistance a besoin…

— Ne parlez pas d’malheur ! Déjà qu’on doit placer tous nos espoirs sur un humain ! Je n’en reviens toujours pas ! Après tout ce qu’on raconte sur eux…

— Votre union est notre dernier espoir. Si tout se passe comme prévu, alors faites de lui notre sauveur ultime. Sinon, profitez du temps qu’il vous reste ensemble pour découvrir le monde avant l’apocalypse. C’est un humain, justement, tu serais le premier à avoir la chance de vivre aux côtés d’une telle espèce.

— Super, j’ai hâte de mimer l’père de famille avec un monstre !

Pifeuil se tourna vers Salamèche, le fixant droit dans les yeux.

— T’as intérêt à faire de ton mieux. Je sais pas ce que t’as de différent par rapport aux autres, mais si elle me demande de croire en toi, alors tu peux être sûr que je ferai tout pour te garder en vie, compris ? Cependant, ta nouvelle apparence ne me trompera pas. Du début à la fin, notre relation restera purement professionnelle. Pour moi, tu resteras à jamais un humain !

Le jeune garçon l’assassinait du regard, espérant que du son sorte de sa bouche.

— Je ferai de mon mieux.

Il écarquilla les yeux. Ce n’était pas sa voix, pas exactement. Il venait de s’entendre en tant qu’humain. Mais quel était son âge ? Quelle était son origine ? Quel était son genre ? Il n’arrivait pas à l’identifier.

— Pifeuil, c’est ça ? Je comprends ce que vous ressentez. Dans mon monde, les humains causent encore beaucoup de tort aux Pokémon. C’est dans notre culture de les exploiter…

— C’est censé me rassurer ? Je me suis battu toute ma vie pour la liberté, j’avoue que j’ai du mal à m’faire à l’idée qu’un esclavagiste fasse faire partie de ma vie ! Et je vais devoir être ton père, en plus…

Peu à peu, Salamèche se décrispa. Ce Pifeuil ne jouait aucun rôle, pourtant, rien ne le surprenait. Il agissait exactement comme celui aux côtés de qui il avait tant appris.

— Croyez-moi, je me sens coupable d’avoir été élevé dans un monde pareil. J’ai toujours été insignifiant, je ne valais rien et rien ne me donnait envie d’être quelqu’un. Alors quand dame Feunard est apparue face à moi, quand elle m’a donnée une seconde chance, je me suis promis de tout faire pour ne pas la gâcher !

Feunard, voilà le nom de cette femme au regard si sage.

— Tu n’as pas à te sentir coupable de quoi que ce soit, lui dit-elle. Parmi tous les bons humains que j’ai rencontrés, tu es le seul à avoir accepté ma requête. Je t’en serai éternellement reconnaissante.

— C’est vrai que t’as accepté de faire un aller simple. Quoiqu’on puisse dire des humains, t’es plutôt courageux.

— Je comprendrais que vous ne soyez jamais capable de me faire confiance, Pifeuil. Écoutez, je ne sais pas à quel point le transfert me changera, mais sachez que si j’ai la chance de tout réapprendre à vos côtés, j’en serai ravi.

— Il y a peu de chance qu’un malheur survienne, expliqua Feunard, mais tu t’apprêtes à découvrir un tout nouveau monde. Ton bagage culturel ne te servira que très peu et tu devras presque repartir de zéro. Pifeuil, soyez patient avec lui.

— Ouais ouais…

— Si vous n’avez pas le courage de vous occuper de moi correctement, sachez que je comprends.

À l’écoute, le jeune garçon baissa les yeux. Même en le diabolisant, difficile d’oublier cette patte tendue, sa bienveillance naturelle, sa compréhension ou encore tous ses efforts, pour le nourrir correctement le soir. Mensonge ou pas, il est évident que Pifeuil avait fait de son mieux.

— Mes héros, je pense que le temps est venu.

— Déjà ? Je n’ai même pas eu le temps de m’débarbouiller !

— De toute façon, tu ne peux pas remonter le temps avec cet accoutrement. Enfilez ces tissus.

À ses côtés, comme par télékinésie, se déplacèrent cinq capes marron éreintées. Les prénommés Neitram en agrippèrent chacun une tandis que Pifeuil, d’un air gêné, récupéra les deux autres.

— Attendez, j’dois m’foutre à poil là ?!

— Et assure-toi que l’humain soit chaudement couvert, une fois de l’autre côté.

— J’hallucine… ! ronchonna-t-il en s’éloignant dans un coin de la caverne.

Feunard rigola, avant de se tourner vers Salamèche.

— Bon. Comment te sens-tu ?

— Stressé. Mais je pense que c’est la meilleure solution.

— Tu es sûr de toi ? Une fois effacée, jamais elle ne reviendra.

— Pifeuil a raison. Peu importe à quel point j’essaierai de me rattraper, la mémoire d’un peuple esclavagiste me rongera à jamais. Si je veux vraiment sauver le monde des Pokémon, je dois renaître lors de ma transformation. Alors oui, Feunard, effacez-moi la mémoire.

Un soudain frisson parcouru le corps du jeune garçon. Son cœur se mit à battre la chamade et malgré tout ce froid, une goutte de sueur coula lentement de son front. Il se mit à trembler, n’ayant plus la force d’apprendre la vérité. Il ne pouvait plus accuser personne, désormais.

— Tu es sûr que tu ne veux pas en parler à Pifeuil ?

— Non, je ne veux pas qu’il sache que cette décision vienne de moi. Il déteste les humains. Il ne se sentira jamais à l’aise à mes côtés, s’il n’est pas persuadé que mon amnésie vient d’une erreur de transfert.

Ce n’était pas Pifeuil, qui l’avait trahi.

— Tu prends le risque de lui faire abandonner sa mission.

C’était l’humain. Toutes ces mésaventures, engendrées par simple lâcheté.

— Je suis sûr de moi, Feunard.

— Soit. J’accomplirai ta volonté.

Et ainsi s’évaporèrent les figures de ces cinq Pokémon.

— Voilà l’origine de ton histoire, poursuivit la voix de cette femme en ne résonnant plus que dans l’esprit du jeune garçon. Que tu sois un Salamèche, un Reptincel ou un Dracaufeu ; que tu aies treize ou soixante ans, j’ai imprégné à ton esprit un choc mental qui te percutera lorsque tu pénètreras la caverne du Mont Glacial, notre refuge contre l’oppression ainsi que tes derniers instants en tant qu’humain. À l’heure où je transfère ce message, tu n’as pas encore été envoyé dans le passé. Honnêtement, je pense que t’effacer la mémoire est une très mauvaise idée. Mais si sauver le monde à tout prix était mon objectif, ce n’est pas Pifeuil que j’enverrais à tes côtés. En revanche, de tous les survivants, il est le plus méritant. Le seul à ne jamais avoir succombé aux ténèbres, le seul à m’avoir soutenue jusqu’au bout. Je lui souhaite de finir ses jours proche d’un soleil luisant. Quant à toi, écoute, je n’ai aucune idée de ce qui t’est arrivé, ni même de qui tu es devenu. Peut-être cela fait-il des années, que le monde que tu connais n’est plus que ruine et cendres, suite au déchainement de ce monstre aux pouvoirs divins ? Peut-être ne pouvons-nous pas se jouer du destin ? Peut-être même que la situation s’est empirée ? Tout ce que je peux te souhaiter, c’est de vivre avec un savoir qui au grand jamais ne doit te ronger. Tu as subi ce qui est arrivé et tu as la responsabilité de sauver un monde qui ne t’épargnera pas. Je comprendrais que tu veuilles abandonner, mais n’oublie jamais que depuis le jour de ton arrivée dans ce monde, le neuf septembre de l’âge deux-cent-trente, tu es un Pokémon. Je vous remercie de permettre à mon esprit de reposer entre le temps et l’espace, et je vous souhaite à tous une excellente seconde chance. Adieu.

La voix s’éclipsa, la migraine s’apaisa et lentement, l’atmosphère se refroidit.

Usant de ses dernières forces vitales pour sangloter, Salamèche se lamentait sans retenue. Il pleurait à chaudes larmes et peinait à reprendre son souffle, le tout en s’étouffant dans sa propre morve. Peu à peu, la roche sur laquelle il était allongé se mit à trembler. Mais toujours aucun son ne sortait de sa bouche, bien qu’il voulût hurler. Pendant des mois, son esprit avait été embourbé de mauvais souvenirs, un mélange de tout ce qui n’allait pas, dans le but de n’éprouver aucun regret à s’éloigner. Aujourd’hui, il ne pouvait plus fuir la réalité. Le tas de débris qui le maintenant prisonnier se mouvementait de plus en plus violemment, tandis que de légères fissures se creusèrent autour de lui. Il souhaitait retrouver Pifeuil, il voulait lui présenter ses excuses. Une puissante secousse frappa alors les alentours, le libérant du Mont Glacial.

À plusieurs centaines de kilomètres d’ici, alors qu’au sommet du Grand Ravin, le calme régnait en maître ; Xatu ouvrit les yeux. Il fixa le soleil couchant, le sourire au bec.

— Ça suffit… grogna le jeune garçon en se redressant sur ses genoux.

Malgré le tremblement, il plaqua un pied ferme au sol et se releva en abordant une expression plus déterminée que jamais. Son dos avait beau craqueler, la neige avait beau le geler, les crevasses avaient beau le faire trébucher sur les roches pointues de la caverne en plein éboulement, son visage ne changeait pas. Les dents crispées, le regard fixant autant la terre que ses pattes, il hurla d’une voix qui ne tremblait plus.

— Cesse de tout détruire !

Sa voix surpassa la destruction de la secousse. Une secousse qui résonna de moins en moins fort. Une secousse qui cessa pour de bon. Le calme s’imposait, bien qu’un dernier écho de sa voix pût être entendu. Essoufflé, il fixait encore ses pattes. Il n’était pas surpris, encore moins impressionné. Non, il se contenta de fermer les poings. Il n’avait plus de temps à perdre.

L’infrastructure souterraine de la DDR était d’un silence rare. La mine était vide, sans personne pour vérifier l’état du cachot, ni même pour le remplir. Le deuxième sous-sol l’était tout autant, bien qu’une odeur de brûlé se dégageait encore de la salle d’entraînement. Du premier sous-sol retentissait, jusqu’à la cage d’escaliers, l’égouttement des piteux pommeaux de douche. Enfin, depuis le couloir du rez-de-chaussée, seule une petite lumière scintillante traversait le bas de la porte de l’une des nombreuses pièces qui entouraient l’infirmerie. Elle était faible, timide, effrayée.

— Hypnomade ! cria Salamèche en déboulant dans le couloir.

Malgré les morceaux de glace qui recouvraient son corps, malgré les quelques traces de sang qu’il laissait derrière lui, la flamme au bout de sa queue brillait intensément. Il toqua à répétition.

— Hypnomade, on a un problème !

Ce dernier entrouvrit la porte, le bousculant presque pour s’affaler contre le mur. Hors d’haleine, il transpirait en le fuyant du regard. Celui du jeune garçon se tourna vers l’entrouverture de la porte, alors qu’une étrange et désagréable odeur lui envahit les narines. Il se couvrit le museau, ressentant un profond malaise, sans mettre la griffe sur ce qui n’allait pas. Mais à l’entente de ses sanglots, il se força à porter son attention sur le scientifique, recroquevillé les larmes aux yeux.

— Tu pleures… ?

En guise de réponse, il essuya ses larmes en le niant d’un mouvement de tête.

— Où étais-tu… ?

— J’étais au Mont Glacial avec Chimpenfeu. Il a pété un câble et a essayé de me tuer ! Il a dit qu’il allait s’attaquer à Bourg-Tranquille, je dois tout faire pour l’en empêcher !

Hypnomade le dévisagea, effaré.

— Vous… êtes partis au Mont Glacial il y a une semaine.

— Quoi… ? Quel jour sommes-nous ?

— Le vingt-quatre mai. Le dix-sept au soir, Chimpenfeu est revenu en traînant Artikodin jusque dans une cuve. À peine ai-je eu le temps de le questionner, qu’il était déjà reparti je ne sais où. Je pensais qu’il t’avait tué !

— Bon sang ! paniqua le lézard. Avec ses pouvoirs, s’il est efficace dans sa trajectoire, il pourrait déjà être au village ! Il me faudrait un moyen de déplacement instantané !

— Pardon… ? Salamèche, tu as été emprisonné une semaine dans la glace, tu dois être en sous-nutrition !

— Quelle importance ?! exclama-t-il les poings serrés. Mes proches sont en danger !

— Tes… proches ?

— Est-ce que tu aurais la capacité de me téléporter jusqu’à Bourg-Tranquille ?

— Non, marmonna-t-il en détournant le regard, je ne suis pas aussi puissant…

Il explosa soudainement en sanglots et se couvrit honteusement le visage. Salamèche s’agenouilla à ses côtés.

— Hypnomade, que t’arrive-t-il ?

— Ce n’est rien, vraiment, je fais juste une pause…

Ses pattes étaient humides, bien qu’il parût les avoir nettoyés avant de sortir. Elles dégageaient cette même odeur dérangeante qui fit frissonner le lézard de type Feu. À nouveau, son regard se posa sur cette porte entrouverte. Il se releva, l’approchant d’un air inquiet.

— Non ! paniqua le scientifique en lui agrippant la jambe. Ne fais pas ça ! Le chef va me tuer !

— Pourquoi ? Je croyais qu’il n’avait plus rien à me cacher.

— Salamèche, je t’en supplie ! Tu n’as pas l’âge de voir ça…

À l’entente de cette phrase, le jeune garçon se figea. Non pas qu’il hésita, mais pendant quelques secondes, son cœur se mit à battre la chamade. Repenser à la trahison de Chimpenfeu lui procurait une boule au ventre, alors il n’osait pas imaginer ce que Roitiflam lui avait caché. Il ne pouvait pas se l’imaginer, il en était psychologiquement incapable. Ce n’était qu’un enfant, après tout.

Sauf qu’à l’instant où il bouscula Hypnomade d’un coup de pied, libérant sa jambe pour entrer dans la pièce, sa vision du monde prit une tout autre tournure. À partir de cet instant, il devint un adolescent. Inconscient, mais capable de supposer. À partir de ce jour, il découvrit la vraie face cachée du monde extérieur.

Gris et blanc. Malgré toutes les couleurs qui se dégageaient de la pièce, le gris des tuyaux, câbles, attaches, vis et machines métalliques, ainsi que le blanc qui tâchait et remplissait la gigantesque cuve, au fond de la pièce, empiétaient sur le vif qui complétait la palette. Une palette composée de rouge et de beige pour ses écailles, d’un vert granuleux pour sa roche, ainsi que d’un jaune poussiéreux, pour sa peau squelettique. Trois Pokémon se mouvementaient à bout de force, sans rien sur la peau, tous les trois maintenus dans une posture et à une hauteur différente.

Le plus lourd d’entre eux, à cause de sa peau rocheuse égratignée, fissurée et parfois même amputée, était allongé sur une table métallique. Des dizaines de câbles étaient enroulés autour de ses membres et un collier métallique serrait son cou. Au bord de la table reposaient une scie, un scalpel et un couteau, tous les trois tâchés de sang. Des tuyaux recouvraient chacun de ses orifices, reliés à des machines comportant de la nourriture mâchée, de l’eau, ainsi que deux autres cuves partagées avec les autres.

Le plus fin d’entre eux, à cause de son manque de muscle et de graisse, était attaché sur une chaise métallique épaisse, les poignets et chevilles vissées à cette dernière. Il était également étranglé par un collier scintillant. Entre ses cornes reposait un casque relié à une alimentation comportant plusieurs interrupteurs. Du sang s’en échappait, coulant sur son visage horrifié. Seul l’un de ses orifices n’était pas relié à une cuve, mais un seau était disposé sous sa chaise.

Le plus musclé d’entre eux, à cause de ses imposantes ailes, était attaché en lévitation au-dessus du sol. Tiré par les bras et les jambes, ses quatre membres étaient fermement enroulés par de nombreux câbles, alors que sa queue, dont l’embout était embrasé par une faible, timide et effrayée petite flammèche, traînait à même le sol. Le collier qui l’étranglait brillait vivement. Un tissu cachait ses yeux et comme pour les deux autres, des tuyaux bouchaient chacun un orifice. Il ne saignait pas, tandis qu’aucun instrument de torture ne semblait lui procurer une quelconque douleur. La seule différence était ce léger tremblement répétitif, que produisait l’un des tuyaux sans s’arrêter. Quelques goûtes s’échappaient de ce tube. Mais la couleur était étrange, ni jaune ni rouge. En suivant le tuyau du regard, Salamèche tomba sur une gigantesque cuve, dont un épais liquide blanc, grumeleux et visqueux venait tout juste de s’écouler. Selon l’indication marquée au feutre noir, presque un litre entier avait été récolté. Les deux autres cuves, éloignées de celles qui enfermaient nourriture et boisson, semblaient servir de poubelle pour ne pas avoir à gérer les inconvénients d’une captivité. Pourtant, quand Hypnomade avait entrouvert la porte, ce n’est pas l’odeur de toute l’urine conservée, ni même celle de leurs excréments, qui piqua les narines du jeune adolescent.

Salamèche fixa la goûte blanche couler le long du ventre de Dracaufeu, jusqu’à tomber et s’éclater par terre. Bouche bée, les yeux écarquillés, un profond frisson d’embarra l’envahit brusquement. À peine posa-t-il un pied en dehors de la pièce, qu’il s’agenouilla pour vomir de toutes ses forces. Son estomac, ses abdominaux et son œsophage se contractèrent férocement, même après qu’il n’eut plus rien à cracher. Il hurlait, d’une douleur aussi physique que psychologique. Des images atroces habitaient désormais son esprit. Le scientifique, toujours affalé contre le mur, le bigla en pleurant à ne plus pouvoir reprendre son souffle.

— Je suis désolé ! Je suis tellement désolé…

D’une crispation telle qu’une veine apparut sur son front, Salamèche se redressa du mieux qu’il le put.

— Je n’ai jamais voulu faire ça ! Je déteste la science, je déteste les expériences impliquant des Rattata de laboratoire et je déteste tripoter quoi que ce soit de vivant ! Les odeurs, les cris, les menaces, les supplications, le sang qui gicle, les problèmes techniques, les fois où les machines dysfonctionnaient, où les tuyaux se détachaient, où j’ai dû remplir la cuve moi-même ; je n’en pouvais plus ! Mais le chef me forçait à continuer ! Il disait que j’étais le seul à pouvoir le faire, le seul en qui il pouvait avoir confiance !

— Il m’a caché tout ça… grommela-t-il en se tenant contre un mur pour rester debout.

— J’étais sincère, quand je t’ai dit que tu n’avais pas l’âge de voir ça ! Ton esprit est désormais corrompu et je suis tellement navré ! J’espérais vraiment que tu puisses vivre une vie paisible, malgré tout ce qu’il avait prévu pour toi…

— Arrête de parler de moi…

— Mais, je…

— Ferme-la ! hurla-t-il en l’agrippant par la blouse. Tu tortures physiquement, mentalement et sexuellement l’équipe ADT depuis plus d’un mois ! Arrête de te trouver des excuses, tu n’es qu’un monstre ! La DDR n’est qu’un groupe de criminels aliénés, complètement désunis et géré par un manipulateur psychopathe ! Chimpenfeu s’y plaît uniquement parce qu’il a l’impression d’être spécial, à pouvoir menacer et tuer tout ce qui bouge ! Vos soldats sont traités comme des esclaves qui ne remettent jamais rien en question ! Toi aussi, Hypnomade, tu lui obéis comme s’il était ton dieu ! Le tout en capturant les vrais dieux, pour qu’à la fin, il ne reste que le… que Roitiflam ! Il a profité de mon mal-être pour me faire croire qu’il était le seul à m’aimer, mais je ne suis qu’un objet à ses yeux ! Juste un moyen de lui faire atteindre le sommet, avec ou sans les pauvres ! Je suis persuadé que ça aussi, c’était un mensonge ! Et dire qu’il m’a convaincu d’aller capturer Artikodin… j’hallucine, je suis trop stupide !

— Non, il n’a pas menti ! Que ce soit sur les quartiers pauvres de Loliloville, ou sur les crimes atroces commis par les explorateurs ou les êtres légendaires, il n’a fait que…

— Arrête de le défendre !

Il l’envoya paître dans la pièce à l’odeur infecte. Le scientifique s’écrasa lamentablement au sol.

— Tu sais très bien qu’il va te tuer, reprit le lézard, quand il apprendra leur disparition !

— Leur disparition… ? Non, tu ne vas pas…

Le jeune adolescent pointa une griffe vers les trois prisonniers.

— Désactive les machines !

— Salamèche… ! Par pitié…

— Dépêche-toi ! rugit-il, alors qu’une secousse frappa soudainement l’infrastructure. Les instruments tombèrent de la table, les câbles remuèrent de plus en plus vite et les cuves se mirent à trembler. Le souffle coupé, Hypnomade s’inclina.

— D’accord, d’accord ! Je vais le faire !

Salamèche soupira et la secousse cessa. Tremblotant, le scientifique se releva, approcha la plus grande des machines de la pièce et débrancha l’alimentation. Le moteur s’éteignit, emportant un assourdissant bruit de fond, ainsi que les loupiottes du casque d’Alakazam, les tremblements du tube de Dracaufeu et la scintillante de leurs trois colliers. Salamèche se pressa d’ôter les tuyaux enfoncés dans leurs gorges. Ils toussèrent à répétition, essayant de récupérer leur souffle en crachant bave et sang.

— Pitié, suppliait Tyranocif dans un état second, que la douleur cesse…

— Laissez-moi tranquille, gémissait Dracaufeu, lâchez-moi… !

— Il ne me voient pas ? s’inquiéta le jeune adolescent.

— Ils sont en état de choc, affirma le type Psy en essuyant le sang qui coulait du crâne d’Alakazam, ils ne t’entendent pas.

Ce dernier lui jeta un soudain regard assassin.

— Ne me touche pas…

Le scientifique sursauta, bouche bée. Salamèche fonça à son chevet.

— Alakazam, vous m’entendez ?!

Il hocha la tête en guise de réponse.

— Comment peut-il encore être pleinement conscient ?! s’atterra Hypnomade.

— Ne paniquez pas, je vais vous sortir d’ici !

— Non, surtout pas…

— Quoi… ? Pourquoi ?!

— Il arrive. Roitiflam… sera bientôt là…

Salamèche se tourna vers Hypnomade, détournant le regard d’un air frustré.

— Son pouvoir psychique est bien plus grand que le mien. Quand je suis angoissé, j’oublie les esprits qui nous entoure, mais… oui, c’est vrai, maintenant qu’il le dit, je sens que le chef n’est plus si loin. Il devait revenir aujourd’hui, après tout.

— S’il me voit ici, il se débarrassera de toi.

— Et s’il rattrape l’équipe ADT dans sa fuite, il les éliminera.

— Sans blague ! À quoi a servi cette torture ?!

— Il voulait que j’étudie Alakazam pour mieux comprendre les esprits psychiques surpuissants, en vain. La science ne peut pas comprendre la complexité spirituelle, je l’avais prévenu. Pour Tyranocif, il voulait que je me serve de sa peau pour concevoir une nouvelle armure, toujours en vain. Elle a beau être robuste, à force d’essayer de l’extraire, je l’ai bien trop abimé. Enfin, en ce qui concerne Dracaufeu, il souhaitait concevoir une armée de type Feu conçue en cuve…

— Et tu t’es exécuté, sans la moindre hésitation.

— Je ne suis pas aussi fou que toi ! L’explorateur a raison, c’est du suicide de les libérer maintenant ! Avec toute la semence récoltée, le chef éliminera même Dracaufeu, s’il les surprend hors de cette pièce ! Si en plus il te voit les aider, je te laisse imaginer ce qui t’attend !

— Ça m’importe peu ! Il est hors de question que je reste les bras croisés !

— Exactement, reprit Alakazam d’une faible voix. C’est pour ça que tu dois rentrer seul…

Les regards se tournèrent vers le chef de l’équipe ADT, peinant à maintenir les yeux ouverts.

— Le primate… est à Bourg-Tranquille.

Salamèche écarquilla les yeux. Hypnomade, lui, se frotta le menton.

— Tu arrives à le sentir d’ici ?

— Je suis concentré sur une seule chose… mon badge. Il émet cette même odeur que lorsque j’ai foulé pour la première fois la place du village. Sauf que celle qui le détient… est terriblement angoissée. Avec assez de puissance… je pourrai t’y téléporter.

— Moi seul ? supposa Salamèche. Ça impliquerait de vous laisser ici encore pas mal de temps.

— C’est un sacrifice nécessaire. Tu dois protéger Bourg-Tranquille…

— Je lui dirai que Chimpenfeu t’a attaqué au Mont Glacial et qu’il est reparti après avoir déposé Artikodin, imagina le scientifique. Le reste, ce n’est plus mon problème !

— Hypnomade, si tu te sens vraiment coupable, ne les torture pas en mon absence.

— Je ne peux rien te promettre. Ma vie passe avant tout.

— C’est déjà un bon début.

Soudain, le grincement des engrenages se fit entendre dans toute l’infrastructure. Alors que le mur coulissait, la lumière pénétrante dessinait peu à peu la figure d’une montagne de muscles. Hypnomade ferma brusquement la porte du laboratoire.

— Qu’est-ce qu’on doit faire ?! s’affola le jeune reptile.

— Pose ta patte sur ma poitrine, toussa-t-il avant de se tourner vers l’autre type Psy. Quant à toi, prête-moi ta force…

— Est-ce que c’est une blague ?!

— Je n’ai pas assez de puissance pour le téléporter. J’ai besoin de la tienne…

— Jamais de la vie ! Démerde-toi avec tes propres pouvoirs !

— C’est quoi le problème ?! s’irrita le jeune garçon.

— Si je lui transmets ne serait-ce qu’une partie de mon pouvoir psychique, il pourra parfaitement m’analyser, me localiser et se téléporter à moi quand il le voudra !

— Et alors ?! Si tu nous aides, tu n’iras pas en prison !

— Pardon… ? s’étonna Alakazam.

— Ça suffit, des vies sont en jeu ! Pour une fois dans votre vie, mettez votre égo d’explorateur et de hors-la-loi de côté !

— Hypnomade ! exclama le chef en machant dans le couloir.

Le scientifique sursauta, alors qu’un douloureux frisson le parcouru. Il soupira, avant de bondir jusqu’à Alakazam, qu’il agrippa par les épaules en détournant le regard.

— J’espère que Chimpenfeu aura ta peau ! grogna-t-il auprès du jeune type Feu.

Ce dernier soupira. Puis, il se tourna vers Alakazam en arborant une expression plus que déterminée.

— Tenez le coup. Je reviendrai.

— Tu as toute ma bénédiction…

Il ferma les yeux et baissa la tête, alors qu’une aura psychique entoura sa cible. À l’instant où Roitiflam ouvrit la porte du laboratoire, il n’y avait plus qu’un membre de la DDR et trois prisonniers.

— C’est quoi ce bordel ? Tu papotes avec les explorateurs, maintenant ?

— Bonjour chef ! lui sourit-il nerveusement. Non, je me moquais juste !

Il agrippa le tuyau qu’il renfonça sèchement dans la gorge de sa victime. Il en fit de même avec Dracaufeu et Tyranocif, puis ralluma l’alimentation sous le regard lubrique du chef.

— Alors, le questionna-t-il tout souriant, Loliloville se porte bien ?

— Paraît-il que plusieurs émeutes aient éclaté, proche du bar Limaspeed. Ce doit être si amusant, d’enchaîner bière et vandalisme ! Les explorateurs n’osent jamais passer la frontière, c’est comme jouer au Chacripan perché ! Et de votre côté, comment s’est passée l’escale au Mont Glacial ?

Hypnomade soupira d’un air incertain. La réponse se trouvait à Bourg-Tranquille.

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