Donjon Mystère - Dream Team

Chapitre 14 : Fuis, fugitif

9167 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/02/2021 01:29

Autour de Bourg-Tranquille se trouvaient quelques petites montagnes comme le Mont Acier, visible depuis le village, ou encore le Mont Cristal, qui perçait le ciel depuis les vastes plaines de son territoire. Bien que petites, elles étaient reconnaissables entre mille, grâce aux terrains plats qui les entouraient. Le Grand Ravin, en revanche, n’était pas une montagne mais un ensemble de plusieurs dizaines de grandes montagnes accolées les unes aux autres. Ses roches sédimentaires et volcaniques, d’un rouge poussiéreux, absorbaient la chaleur d’un soleil plus ardent que jamais.

Depuis son lever, deux secouristes bravaient les dangers du territoire en cherchant à prendre de la hauteur. Au début, le chemin semblait plutôt clair et suffisamment large pour marcher côte à côte. Mais rapidement, à mesure que l’atmosphère se faisait plus intense, ils durent longer des bords instables, emprunter des crevasses pour contourner des impasses et escalader des parois pour poursuivre leur route en direction du sommet.

À midi, dans un recoin à l’ombre, abrité du vent qui leur envoyait parfois des nuages de poussière, Salamèche posa ses affaires et s’hydrata. À côté de lui, Ectoplasma s’aspergea de ses dernières réserves d’eau. Le haut de sa tunique pendait à sa ceinture.

— Quel enfer ! grogna-t-il en se nettoyant le pelage brûlant. T’es sûr qu’on s’est pas foutu de toi ? Qui peut bien vivre ici ?!

Il dévisageait le jeune secouriste, encore vêtu de son habituelle tunique usée et de son chaleureux foulard doré.

— Tu me donnes envie de fondre sur place !

— Tiens, répondit-il en lui tendant sa gourde, tu en as plus besoin que moi.

L’adulte ronchonna en la lui arrachant des pattes.

— Bon, observa le lézard à la queue enflammée, on va souffler le temps que le nuage de poussière fasse son chemin. Ensuite, on reprendra la route en suivant cette voie !

Il pointa un chemin rocheux, moins large et plus éloigné du bord que les autres.

— Vivement qu’on en finisse ! se motiva la boule violette.

— Nous y sommes presque… marmonna le jeune amnésique.

Il fixait le sommet, impatient de découvrir la vérité.


Chapitre 14 : Fuis, fugitif

 

Malgré ses nombreux apitoiements et la fausse bonne humeur qu'il avait laissée derrière lui dès son arrivée dans le Grand Ravin, Ectoplasma était impressionné. Salamèche semblait s'être parfaitement adapté à sa vitesse de déplacement, son endurance et sa capacité à escalader les obstacles, simplement en explorant à ses côtés. Aux alentours de quatorze heures et bien qu’il était pressé, il acceptait de faire des pauses régulières pour permettre à la boule violette de reprendre son souffle et de s'hydrater un peu.

— Qu’est-ce que tu notes ? remarqua ce dernier à la vue de son rappelle-tout.

— Des trucs que je remarque, chez les gens que je trouve intéressant.

— Qui ça, moi ?

Il lui arracha le carnet des pattes et rigola en découvrant un dessin approximatif de lui.

— C’est quoi tout ça ? Un mètre cinquante pour quarante kilos, droitier, capacités spectrales qui lui permettent de résister au sommeil, endurance limitée par une température supérieure à trente-cinq degrés, biceps et ventre imposant mais absence d’abdominaux… ? D’où tu sors toutes ces infos ?!

— J’observe et je suppose, confia-t-il en haussant les épaules.

— Tu pourrais demander directement, espèce de psychopathe ! Déjà, t’as oublié quatre kilos de muscles ! Et pour info, tous les types Spectre ont la faculté de ne jamais avoir à dormir, bien que siester ne nous soit pas impossible.

— Oh, je vois. Ce doit être fantastique d’avoir autant de temps !

— Tu rigoles ? râla-t-il en lui jetant son carnet. Tu sais à quel point je me faisais chier, pendant que tu dormais comme un gros bébé ?! Allez, on y va !

L’adulte prit les devants et le jeune garçon le suivit, le sourire aux lèvres. Vers seize heures, ils escaladaient plusieurs grosses roches empilées les unes sur les autres.

— Mais du coup, s’intéressait Salamèche, tes pouvoirs consistent en quoi ?

— Tu crois que c’est le moment ?!

— Tu as l’air puissant, alors je me demandais pourquoi tu n’utilises pas tes pouvoirs pour grimper plus aisément ?

— Ça marche pas comme ça ! En gros, tout ce que je touche pendant un certain temps, de quelques secondes à plusieurs minutes en fonction de mon état et de ce sur quoi ou qui je veux agir, est soumis à mon contrôle spectral. En tant qu’amateur, je peux pas faire grand-chose d’autre que manipuler la conscience de ma cible ou la projeter sur quelques mètres. Mais des experts surentraînés peuvent carrément modifier la réalité !

— Ça a l’air monstrueux !

— Et pourtant, nos pouvoirs sont souvent considérés comme la version minable du psychisme. Mais visiblement, eux peuvent être servis dans un bar sans le moindre problème…

— C’est-à-dire ?

— Laisse-tomber, j’ai pas envie d’en parler.

Vers dix-huit heures, ils traversèrent les recoins d’une crevasse. Bien que le jeune lézard éclairait les alentours avec l’embout enflammé de sa queue, la boule violette restait devant pour lui indiquer le chemin.

— Tu arrives à voir dans la pénombre ?

— Vision nocturne.

— Comme tous les types Spectre, j’imagine ?

— Quel intérêt de rester éveiller la nuit, sinon ?

— Ça fait sens ! rigola-t-il de bon cœur. Dis, est-ce que tu as une autre raison de vouloir devenir explorateur ?

— Une autre raison que l’argent, tu veux dire ? Non.

— C’est honnête.

— Ça ne me passionne pas. Je veux un travail simple pour une vie simple.

— Tu trouves que c’est simple ?

— Bien sûr que non. Mais je ne sais rien faire d’autre.

— Je comprends. Je ne sais pas si je m’épanouirais dans un autre métier.

— Tu n’aimes rien d’autre ?

— J’aime beaucoup cuisiner avec mon père, mais je ne pense pas être capable d’en faire une vocation. Je me sens le plus utile lorsque je suis hors de Bourg-Tranquille, à aider des gens qui auraient du mal à accomplir ce qu'ils me demandent.

— Mais pourquoi vouloir absolument se rendre utile ? Tu sais, la plupart des gens se fichent de savoir ce que tu risques pour eux. Si demain débarque un secouriste plus performant, tu seras oublié en un rien de temps.

— Sacré pessimisme…

— Désolé, mais nous ne vivons pas en communauté. Nous sommes tous des étrangers, aux yeux de nos voisins.

— Tengalice m’avait dit quelque chose de similaire, mais… je ne sais pas. Après tous les sourires que j’ai vus se dessiner sur les visages de ceux que j’ai aidés, je ne peux pas croire qu’ils m’abandonneraient aussi facilement. Oui, nos relations sont professionnelles, mais nous sommes tous des Pokémon.

— J’aimerais vivre dans ton monde d’idéaliste borné…

Après vingt heures, ils se retrouvèrent face à une dernière pente. Ce chemin, plus dégagé que les précédents, était entouré de cactus et abritait de petits volatiles au corps vert clair parfaitement rond, avec des ailes colorées et deux grands yeux aux pupilles dilatées. N’osant pas les déranger, les deux secouristes continuèrent silencieusement leur route et atteignirent enfin le sommet du Grand Ravin.

Plat. Tout était parfaitement plat. L’horizon s’étendait jusqu’au soleil couchant.

— C’est dingue ! s’extasia Ectoplasma. On dirait un désert !

Le jeune garçon plissa les yeux en direction du soleil, distinguant une silhouette floue dans le mirage de chaleur. Cependant, en s'approchant un peu plus, ils réalisèrent qu'un gigantesque ravin les séparait de leur objectif.

— Ne me dis pas qu’on a grimpé la mauvaise montagne ?!

— C’était prévisible, soupira Salamèche. Il fallait au moins qu’on gravisse une fois le sommet, pour se repérer.

— Sauf qu’on a plus assez d’eau pour refaire tout le trajet une deuxième fois.

— Bon sang, marmonna-t-il en détournant le regard, on était si près du but…

Ectoplasma le fixa rebrousser chemin d’un air dépité.

— Attends, osa-t-il après un temps d’hésitation. On a peut-être un moyen de gagner du temps. C’est risqué, mais… je peux peut-être nous transporter de l’autre côté avec mes pouvoirs.

Le jeune reptile se tourna vers lui, sans voix. La boule violette approcha le rebord du ravin.

— On est à quoi ? supposa-t-il. Une centaine de mètres de l’autre bord ?

— Est-ce que tu l’as déjà fait ?

— Jamais d’aussi loin.

Voyant Salamèche ronchonner, il se cogna les poings d’un air assuré.

— Mais je me sens en pleine forme, aujourd’hui ! Allez, file ton sac pose tes miches ici !

La minute d’après, alors que le jeune secouriste s’était débarrassé de tout ce qu’il avait de lourd, Ectoplasma posa une patte sur sa poitrine et ferma les yeux. Le silence régnait, alors qu’une aura violette commençait à les envelopper.

— À mon signal, tu te laisses tomber en arrière. Tu ne dois pas bouger d’une écaille, au risque d’influer sur la trajectoire. Respire un grand coup et dis-toi que c’est tout ou rien.

— C’est censé me rassurer ?

— Allez, je parie sur un simple vomissement !

— Quoi ?!

Le type Spectre le poussa et ses pouvoirs le projetèrent. Salamèche lévita à vive allure, se déplaçant à des centaines de mètres au-dessus du vide. Le vent le repoussait, mais le pouvoir d’Ectoplasma le protégeait. Peu à peu, ce dernier le perdait de vue, ne distinguant plus qu'un amas violet se fondre dans les ondulations de chaleur. Une veine gonflait sur son front, alors qu’il crispait les dents et contractait fermement tous les muscles de son corps. Une goutte de sueur coulait le long de sa joue. Il relâcha son pouvoir dans un dernier élan de détermination. L’aura se dissipa du jeune garçon, qui tomba jusqu’au rebord de l’autre montage. Il se releva, stupéfait.

De son côté, la boule violette s’agenouilla, essoufflée. Elle se tourna vers la pile d’affaires à emporter, puis se releva sans rechigner. Une fois tout bien attaché sur son dos, elle s’enveloppa d’une aura spectrale avant de sauter dans le vide, les yeux fermés. Elle avançait plus lentement, ses pattes tremblant déjà.

— J’hallucine, pensa-t-il, je suis vraiment en train de me suspendre au-dessus du vide pour lui… ?

L’aura se dissipait peu à peu. Au loin, le jeune secouriste le voyait tituber dans les airs.

— Ectoplasma ! hurla-t-il à s’en casser la voix. Courage !

Aussi loin qu’il était, il ne l’entendit que trop bien. Il serra les poings, se forçant à ne plus trembler. L’aura s’amplifia, tandis qu’il se déplaçait de plus en plus vite.

— Je peux le faire… ! Je peux le faire !

Dans un dernier élan d’adrénaline, il relâcha toute son énergie pour se propulser vers le rebord. Malheureusement, il le manqua d’un mètre. Peinant à se rattraper, il chuta de justesse, jusqu’à ce que Salamèche attrape sa patte au dernier moment. Le choc les fit se heurter aux rochers : l’adulte – tiré du bas vers le haut par la force du type Feu – se cogna le front, tandis que l’enfant – tiré de haut en bas par le poids du type Spectre – percutait son menton contre le sol. Mais aucun des deux ne lâcha prise. Le membre de la Dream Team agrippa une excroissance rocheuse pour retrouver l’équilibre, tandis que le membre de l’équipe Chaotique enfonçait ses bottes dans chaque micro-renfoncement du mur pour ne pas glisser. Ensemble, ils atteignirent enfin le sommet. Le véritable sommet.

Une minute entière s’était écoulée pendant qu’ils reprenaient leur souffle. Allongés sur le dos, le regard tourné vers le ciel orangé, ils avaient tous les deux un grand sourire aux lèvres.

— C’est quoi le pire ? haletait Ectoplasma. Avoir vécu l’exploration de ma vie avec un mioche qui me fait concurrence, ou l’avoir fait pour pas un fichu rond ?

— Je te revaudrai ça ! s’éclaffa Salamèche. Si tu n’avais pas été là, j’aurais dû rebrousser chemin.

— Le parquet de ma piaule aura intérêt à briller ! rigola-t-il en se relevant.

Ils s’hydratèrent, se dépoussiérèrent et s’étirèrent en observant leur objectif. Juste en face se trouvait la silhouette qu’ils avaient perçue de loin. Elle leur faisait dos, fixant le soleil au bord du ravin. Semblable aux Pokémon sauvages rencontrés près du sommet, sa peau étincelait d’un vert éclatant. Ses ailes blanches, telles une tunique de plumes, lui épousaient le corps. Ses grands yeux avaient des pupilles dilatées, dégageant une impression de sagesse et d’imperturbabilité.

— Monsieur Xatu, s’introduisit le jeune amnésique d’une voix mélangeant respect et inquiétude, j’ai beaucoup entendu parler de vous. Mon nom est Salamèche et je vis à Bourg-Tranquille.

Le volatile ne réagissait pas.

— Le sage Barbicha, qui vous respecte au plus haut point, m’a redirigé vers vous et vos capacités sensorielles hors du commun. Accepteriez-vous de répondre à mes questions ?

Toujours aucune réaction.

— T’es sourd ou quoi ? s’impatienta l’autre secouriste en mouvementant sa patte pour attirer l’attention. Hé, tu crois qu’il dort les yeux ouverts ?

Il lui tapota le crâne.

— Ou alors il nous ignore ? Tous les piafs ne savent pas voler, il me semble. Il se passe quoi si je le jette dans le vide ?

— Ectoplasma…

— Ne me touche pas, ordonna la sèche voix d’un ancien temps.

À peine eut-il le temps de réagir, que le type Spectre fut bousculé par le déploiement de ses soyeuses ailes blanches. De son côté, Salamèche sentit l’atmosphère se charger, comme si des milliers de regards se posaient sur lui. Le volatile abaissa lentement ses ailes et cligna des yeux.

— Le ciel aussi se fracturera. D’abord la terre foulée par ses pas, ensuite les pensées et préoccupations de ceux qui l’entourent, pendant que le danger s’étend sur le reste du monde. Enfin, ce seront les perceptions des divinités qui seront perturbées. Certaines interrompront leur repos éternel, tandis que d’autres observeront de loin, impuissantes face à une menace inidentifiable, cachée parmi un peuple qui n’est pas le sien et dont il finira par causer la perte, vraisemblablement lassé de les utiliser à ses fins obscènes, pingres et sordides.

Les deux garçons s’échangèrent un regard dubitatif.

— Ne salis plus jamais le nom des miens avec tes paroles nauséabondes.

Il se retourna vers Salamèche, l’air indifférent.

— Cela-dit, ne te méprends pas. C’est un honneur de te rencontrer avant notre fin, humain.

Le silence qui suivit retentit comme un tremblement de terre pour le jeune secouriste. Son cœur se mit à battre la chamade. Xatu, de son côté, plissa les yeux en fixant celui qu'il appelait humain.

— Pourquoi un Pokémon t’aurait-il envoyé parmi nous ? En possession des rouages, elle aurait dû duper la supercherie. Et ce soldat, devenu boulanger du jour au lendemain, pourquoi continue-t-il de jouer les inconscients ? Leur aurais-tu tous lavé le cerveau ?

— Je… ne comprends pas. Je ne suis pas un humain, c’est impossible.

— Oh, je vois. Quelle pitoyable tragédie. Ta dernière volonté n’a fait de toi qu’un garçon anxieux et torturé. Tu doutes parce que tu te souviens, et personne ne viendra aider celui que tu es devenu à remplacer celui que tu étais.

— Monsieur Xatu, s’il vous plaît ! Je veux juste clarifier les choses ! Je n’ai jamais voulu faire de mal à qui que ce soit !

— Peut-être était-ce une punition de sa part ? Peut-être trouva-t-elle en ce monde ton purgatoire, destiné à s’écrouler auprès d’un peuple que tu as tant persécuté ? L’amnésie ne serait qu’un outil pour te forcer à t’attacher ?

— Arrêtez de m’ignorer ! hurla-t-il de toutes ses forces.

Ectoplasma sursauta. Mais Xatu soupira en se tournant vers l’horizon.

— Voilà donc notre raison d’être : les pions d’une mortelle qui s’est prise pour une divinité. Et moi, descendant de la communauté du savoir, je dois expliquer à notre bourreaux tant craint les raisons de notre annihilation à tous, peuple Pokémon. Pour un seul humain, cela en valait-il vraiment la peine ?

— Désolé d’arriver après la guerre, intervint l’autre secouriste en levant le doigt, mais c’est quoi un humain ?

— Les premiers mortels engendrés par Arceus et les siens, dans une dimension lointaine de la nôtre. Leur seul don fut de naître en premier. Leur légère avance leur permit d’empêcher le développement des Pokémon en les dressant comme des esclaves.

— Ah ouais ? s’esclaffa la boule violette. Pas cool, mec !

— L’esclavagisme t’amuse ?

— Nan mais qu’est-ce que ça change, sérieux ? Qu’il soit humain ou pas, qu’il ait été mauvais ou pas, qu’est-ce qu’on s’en tape ? C’est un môme, il apprend de ses erreurs et je peux vous assurer que tout le monde lui en est reconnaissant, au village ! Sans la Dream Team, beaucoup auraient souffert des tremblements de terre !

— Sans la Dream Team, les tremblements de terre n’auraient pas lieu d’être.

Le jeune garçon recula d’un pas.

— Non, ce n’est pas vrai…

— Il n’est pourtant pas psychique de lier ton apparition à la première secousse qui frappa le territoire, le neuf septembre deux-cent-trente, au cœur des Petits Bois. Rien n’est injustifié. Tu as brisé l’équilibre d’un monde que tu n’étais jamais censé rejoindre, la planète réagit en conséquence.

À son tour, le volatile avança d’un pas.

— Je me suis isolé parce que les pensées d’autrui m’oppressaient. Je ressentais chaque émotion, chaque douleur. Peu à peu, je perdais foi en notre peuple. Et aujourd’hui, je suis dépité de constater que rien n’a changé. La planète se fracture et ses habitants ne pensent qu’à renforcer la solidité de leurs murs. Même le grand Alakazam, idolâtré pour ses connaissances et son ingéniosité hors du commun, prêt à tout pour protéger le monde d’une menace quelconque, tire sa révérence face à un enfant impuissant. Si même lui n’a pas été capable de t’éliminer sur-le-champ, alors nous sommes perdus.

— M’éliminer ?!

— La solution la plus évidente pour mettre fin au déséquilibre de notre monde.

— Recule, s’interposa Ectoplasma.

Xatu le défigura de longues secondes, avant qu’il ne s’exécute silencieusement. Il adressa un regard désabusé en direction des dernières lueurs du soleil.

— Tout cela n’a plus aucune importance pour moi. Que le monde croule sous le sang et les larmes, je n’en ai que faire. En question, je ne remets ni la parole d’une divinité, ni celle d’un être capable de manipuler le pouvoir des divinités. Si la dernière volonté de Feunard fut de t’envoyer parmi nous, c’est que nous devons mériter notre sort.

— Qu’arrivera-t-il si on ne fait rien ?! s’affola le jeune amnésique.

— Le neuf juin deux-cent-trente-et-un, à midi tout pile. Les dernières couleurs, le dernier craquèlement de la roche. Puis, le vide absolu. Je ne vois plus rien après cette date.

— Il ne reste plus que trois mois, marmonna-t-il en dévisageant ses deux petites pattes tremblantes. À part me sacrifier, qu’est-ce que je peux faire pour empêcher ça ?

Le vieux volatile resta silencieux.

— Il y a autre chose, pas vrai ? S’il vous plaît ! Que vous me fassiez confiance ou pas, je m’en moque ! Peu importe les raisons pour lesquelles j’ai été envoyé ici, je veux juste protéger mes proches !

Il peinait à essuyer sa morve, sanglotant à s’en essouffler.

— Je vous en supplie, parlez-moi de toutes les solutions potentielles pour empêcher ce désastre !

Toujours aucune réponse. L’autre secouriste vint lui tapoter l’épaule.

— Hé, ne te mets pas dans des états pareils pour satisfaire l’égo de ce taré. Viens, il est temps de rentrer.

— L’intégration est incomplète, s’exprima finalement Xatu. Il est rude d’anticiper la réalité, que dis-je, l’espace-temps lui-même. Cependant, une question m’importune. Le monde est perturbé par ta présence, mais l’est-il parce que tu es différent, ou parce que ta différence te force à usurper l’apparence d’un Pokémon ? Si tu embrassais tes deux identités, si tu trouvais ta place en ce monde, si tu intégrais complètement le peuple Pokémon ? Peut-être que l’équilibre se restaurerait ?

— Vous pensez que je peux y arriver… ?

— Ne te méprends pas. Je le répète, les habitants de ce monde ne pensent qu’à la solidité de leurs murs. C’est aussi pour cette raison que je me suis exilé.

Le jeune garçon hocha la tête, avant de s’éloigner en essuyant ses larmes.

La lune brillait de tout son éclat lorsque, à la sortie du donjon, sur un terrain plat entouré de roches qui la protégeaient des nuages de poussière, une petite tente diffusait une lumière aussi chatoyante que chaleureuse. Mais à l’intérieur, la flamme de Salamèche vacillait de manière désordonnée. Cela faisait un quart d’heure qu’il la fixait sans prononcer un mot. Ectoplasma se dépêcha d'entrer et de redraper derrière lui leur lieu de repos. Contrairement au reste de la journée, il ressemblait désormais à une boule de tissus.

— Comment peut-il faire aussi chaud le jour et froid la nuit ? Non, meilleure question : comment Xatu peut-il survivre dans un climat pareil ?! Il n’y a même pas de lac dans le coin ! Est-ce qu’il se nettoie le plumage, au moins ?!

Il zieuta son partenaire d’exploration, vidé d’enthousiasme.

— Tu penses encore à ce qu’il t’a dit ?

— Je suis un monstre…

— Nan, arrête un peu avec ça.

Il s’affaissa à ses côtés.

— Cette histoire d’humain, c’est du grand n’importe quoi ! Tout à l’heure, je t’ai dit que les types Psy possédaient des pouvoirs bien plus puissants que les nôtres. Eh bien devine quoi : ils sont tout aussi maboules ! Le pouvoir de manipuler la réalité, c’est la porte ouverte à un charabia que tout le monde va gober les yeux fermés parce que, tu comprends, il a eu des visions ! Sauf que, dans les faits, il t'accuse d'être responsable de tous les tremblements de terre du monde parce que tu viens d’une réalité lointaine, envoyé par quelqu’un qui trouvait que, avant ton amnésie, t’étais une sacrée ordure. Où sont ses preuves ? Il n’en a pas, c’est juste un type Psy. La fin du monde dans trois mois ? Et puis quoi encore ?!

— C’est gentil, mais je ne peux pas faire comme si de rien n’était.

— Et pourquoi pas ? Tu n’as rien à te reprocher. Strictement rien.

Le jeune garçon tremblotait comme une feuille. Il s’allongea finalement.

— Merci de m’avoir accompagné…

— Bon, soupira l’adulte, je suis là si nécessaire.

— Je sais, pleura-t-il, je sais…

Le lendemain matin, quinze mars deux-cent-trente, le ciel était nuageux. Les deux secouristes regagnèrent chacun leur habitation. Ectoplasma bouscula la porte de sa maison, se faisant remarquer des deux squatteurs.

— T’étais où, l’agressa immédiatement le serpent.

— Quoi, je dois tout vous dire ? C’est vous qui m’avez lâché la dernière fois, non ?

Affalé sur sa chaise, Charmina pouffa de rire.

— Et la Guilde d’Exploration ? Tu veux qu’elle nous passe sous le museau ou tu comptes te remuer ?

— Vous faites aussi partie de l’équipe, il me semble.

— Très bien ! exclama-t-il en se levant. Alors où sont les lettres ?

Il en imposa le silence. Arbok aussi, descendit de sa poutre.

— Tu sssais, les missssions volées à la Dream Team ? On ne les trouvait pas, alors on ssse disait que tu les avais avec toi.

— Euh… bégaya la boule violette en détournant le regard.

— Je t’en prie Ectoplasma, lui sourit l’homme à la chevelure rouge, dis-nous ce que tu as fait en notre absence.

— Je… euh… Salamèche les a récupérés.

D’un soudain coup de queue, Arbok l’envoya paître contre la porte d’entrée.

— Essspèssce de traître !

— Te prendre une branlée par ce pouilleux ne t’a pas suffi ?

— Attendez ! cria-t-il d’un geste apeuré. J’ai sympathisé avec lui et il m’a dit qu’il nous aiderait à postuler à la Guilde !

Arbok et Charmina s’échangèrent un regard perplexe, avant d’en rire aux éclats.

— T’es devenu pote avec ce gamin ? Comment c’est possible ?!

— Tu as vraiment touché le fond, Ectoplasssma ! Je crois qu’il va falloir reprendre les entraînements intensssifs…

— Non ! paniqua-t-il en se recroquevillant contre la porte. Par pitié, essayez de me comprendre !

— Arbok a raison, tu te ramollis à vue d’œil. On ne veut pas d’un faiblard dans notre équipe !

— Je vous en supplie ! Je fais juste de mon mieux pour améliorer notre image !

— On s’en tape de notre image ! gronda Charmina en serrant les poings. C’est pour ça qu’on s’est appelé l’équipe Chaotique ! La notoriété, on l’arrache à la concurrence ! Je vais m’assurer que cette leçon te transperce le crâne !

— Je l’ai dupé ! hurla la boula violette de toutes ses forces.

Il reprenait son souffle sous le regard assassin de ses ravisseurs.

— Tu vas essayer de nous faire croire que c’était prévu ?

— Non, ce n’était pas prévu ! Mais au fond de moi, je me disais que si ça se passait mal, j’avais un plan de secours !

— Parle, le menaça Arbok en sortant les crocs.

— Je l’ai accompagné au Grand Ravin. On a appris que…

Il retint son souffle en repensant à la manière dont Salamèche s’était écroulé en larmes à côté de lui. Mais Charmina s’agenouilla encore plus proche, un sourire nerveux au coin des lèvres.

— Si tu tiens vraiment à devenir explorateur, il va falloir faire un choix. Je ne sais pas ce que ce gamin t’a mis dans la tête, mais il serait temps de grandir, Ectoplasma. La tromperie est le seul moyen de réussir, tu devrais le savoir mieux que quiconque. Quand on baisse sa garde, on laisse une opportunité au premier venu pour nous devancer.

— Je… hésita-t-il une dernière fois. Je sais, oui…

De son côté, le bruit du tonnerre masqua la fermeture de sa clôture. Pourtant, c’est Pifeuil qui ouvrit à Salamèche.

— Salut mon gars, l’accueillit-il les bras croisés.

Ce dernier le fixait sans émotion.

— Quoi ? Tu pensais t’en sortir sans pépin ?

— Ah ! s’exclama Pikachu en sortant de chez lui. J’arrive au bon moment !

À son tour, il passa la clôture. Salamèche était encerclé.

— Mon pote, je croyais qu’on s’était mis d’accord pour ne plus explorer l’un sans l’autre !

— Et moi, je croyais que tu étais parti faire la fête avec ton ami, avant qu’il vienne me demander si tu t’étais réveillé de ton coma ! C’est quoi ce délire ?!

— J’étais pressé, marmonna-t-il.

— Pressé ? Où est-ce que t’es allé ?

Il tenta de rentrer, mais Pifeuil l’empêcha de passer la porte.

— Cette piaule n’accueille que les gens respectueux !

Le garçon à la flamme brûlante lui jeta un regard glaçant. Il entendait cette voix le traiter de monstre.

— Boudiou, mais qu’est-ce qui t’arrives ?!

Il tenta de lui choyer les épaules, mais son petit le bouscula soudainement.

— Ne me touchez pas !

— Salamèche… ? s’inquiéta le rongeur.

— Hé ! Je me trouve déjà suffisamment sympa avec toi ! N’abuse pas de…

— Non ! hurla-t-il fou de rage. Ça suffit, fermez-la !

— Salamèche, mais qu’est-ce qui te prend ?!

— Vous n’êtes qu’un imposteur ! accusa-t-il en pointant Pifeuil d’une griffe. Je sais que vous étiez-là !

— Mais de quoi tu parles ?!

— Vous saviez qui j’étais le jour où j’ai été lobotomisé pour devenir un Pokémon ! Vous le saviez et vous ne m’avez rien dit. Pire, vous avez profité de mon amnésie pour me faire devenir votre enfant et avoir de l’autorité sur moi ! Vous mentez à tout le monde depuis le début parce que vous aussi, vous ne venez pas de ce monde ! Vous avez comploté avec je ne sais qui pour nous envoyer ici, et maintenant le monde entier est en danger à cause de nous !

Pifeuil était bouche bée, sans voix face à son garçon en larmes.

— Je n’ai jamais demandé ça ! reprit le jeune reptile en explosant en sanglots. Si j’avais eu à choisir entre ne jamais rencontrer mes amis ou tous les voir mourir dans trois mois, je n’aurais pas hésité une seule seconde !

— Alors c’est vrai ? Nous sommes responsables de la fracture du monde ?

— Quoi… ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ?!

Il tenta de le bousculer à nouveau, mais le bonhomme vers lui agrippa les pattes sans la moindre difficulté.

— Arrête ! lui ordonna-t-il sèchement. Mon gars, s’il te plaît, écoute-moi !

— Lâchez-moi !

Il libéra son poing gauche et essaya de le frapper au visage. Mais Pifeuil l’esquiva et d’un simple mouvement de pied, l’envoya paître contre le parquet de leur maison.

— Je suis prêt à tout te raconter si tu te calmes un peu !

— Laissez-moi tranquille !

— J’ai fait tout ça pour ton bien !

— Ça suffit ! cria Pikachu en lui pointant ses doigts électrifiés. Il vous a demandé de le laisser tranquille !

— Vous ne comprenez pas…

— Je n’ai pas besoin de comprendre. Je fais confiance à Salamèche !

Sans que le vent ne souffle davantage, l’herbe du jardin se remua plus intensément. Les meubles se mouvementèrent, avant que la terre ne tremble soudainement. Les trois garçons trébuchèrent, alors que les habitants sortaient précipitamment de chez eux.

— Maman ! s’exclama Chenipan. Regarde, ils ont besoin d’aide !

La petite famille glissa et s’envola jusqu’aux membres de la Dream Team.

— Est-ce que tout va bien ? s’inquiéta Papilusion. Courage, allons sur la place !

— Ouais, marmonna Salamèche en dévisageant Pifeuil, allons-y.

— Mon gars, attends !

Mais le jeune amnésique en profita pour s’éloigner sans se retourner. Lorsque le bonhomme vert atteignit la place centrale, la grande foule qui s’était formée rendait impossible la recherche de celui à qui il avait tant de choses à dire. Finalement, la secousse cessa. De l’autre côté, Salamèche et Pikachu retrouvèrent les autres enfants du village.

— Ça va aller ? demanda le rongeur à son amie.

— Oui, mais j’avais peur que ma guitare se casse.

— Tout va bien Riolu ? débarqua Arcko.

— J’étais à la bibliothèque, lui répondit-il, et certaines se sont carrément renversées !

— Et vous ? rétorqua Germignon en voyant Salamèche essuyer une larme.

— On en parlera plus tard, gémit-il en détournant le regard.

En réalité, toute la foule était accablée par cet énième désastre.

— Fichue secousse ! grogna Kecleon. Mes bacs de fruits se sont encore renversés !

— Et nous, rouspéta Lombre, les morceaux de verre qu’on va devoir nettoyer, alors !

— Sans parler de notre tuyauterie, s’affola Mégapagos. Prions pour qu’elle ne se soit pas dévissée, sinon le bar devra se passer d’eau potable pendant une bonne semaine !

— J’espère que ma corde à linge a tenu le coup, soupira Papilusion.

— Et moi, se lamenta Hippodocus, que mes tableaux ne se sont pas renversés ! J’étais sur le point d’envoyer mes commandes !

— Canarticho, lui demanda Flotoutan, m’accompagneriez-vous vérifier l’état de notre école ? Les bureaux de nos écoliers étaient déjà instables, la dernière fois.

— Navré, lui répondit-il, mais j’ai dû partir sans fermer la porte et je dois absolument m’assurer que des rongeurs ou volatiles sauvages ne trifouillent pas ma réserve de poireaux !

— Je vous accompagnerai, la rassura Nanméouïe, en espérant que l’infirmerie s’en est sortie sans trop de dégâts…

Alors que les habitants s’épouvantaient, la maire Rapasdepic battit des ailes jusqu’à atterrir au centre de la place. Elle attira toute l’attention, portée par le village entier.

— Je crois que tout le monde est là. Bon, vous connaissez les mesures et attitudes à adopter pendant et après cette situation. Vérifiez l’état de vos murs et rapportez les dégâts causés à la mairie, en espérant que cela ne nous coûte pas une fortune…

— Excusez-moi tout le monde ! intervint une voix que les habitants n’avaient pas l’habitude d’entendre.

Les regards se posèrent sur un trio, à qui l’on fraya un chemin jusqu’au centre de la scène. D’un air confiant, Charmina avançait. Arbok le suivait et esquissant un grand sourire. Ectoplasma emboîtait le pas en détournant le regard. Il se maintenait le ventre et tremblait comme une feuille.

— Vous les connaissez ? chuchota Germignon.

— Pas moi, lui répondit Pikachu.

— Le gars en violet s’appelle Ectoplasma, expliqua Salamèche.

Ce dernier lui jeta justement un regard alarmé.

— Que voulez-vous ? les interrogea sèchement Rapasdepic. Vous êtes secouristes, me semble-t-il ?

— Tout à fait, formulait Charmina, l’équipe Chaotique pour vous servir ! Dites, vous en avez marre de toutes ces secousses, hein ? Je pense qu’on aimerait tous en finir une bonne fois pour toute avec ces catastrophes… hm… naturelles, paraît-il ?

— Nous sommes tous sur les nerfs, alors ne nous faites pas perdre de temps !

— Oh, mais ma chère magistrate, nous venons vous apporter le nom de celui que vous recherchez depuis tout ce temps !

— Expliquez-vous.

— Nous avons découvert qui était le responsable de tous ces abominables tremblements de terre ! Celui qui depuis tant de mois ravage notre beau village, celui qui met en danger des centaines de vies pour sa quête de destruction ! Il était là depuis le début, caché parmi nous !

— C’est insensé, comment un seul Pokémon pourrait produire de telles secousses ?

— J’y viens ! Mais d’abord, n’avez-vous pas remarqué un phénomène étrange ces derniers mois ? Des gens qui surgissent de nulle part, se font rapidement remarquer et éliminent la concurrence en un rien de temps ? Depuis le mois de septembre, depuis la toute première secousse…

Les regards se tournèrent peu à peu vers les membres de la Dream Team.

— Abrégez ! s’impatienta la maire.

— Au sommet du Grand Ravin vit Xatu, un être aux pouvoirs psychiques si puissants qu’il serait capable de sentir la force et la volonté de chacun de nos esprits. Le neuf septembre, alors que nous nous inquiétions d’un simple tremblement de terre, lui a vu la fin du monde !

— Sapristi ! s’agita Lombre. Barbicha vend souvent les capacités sensorielles de Xatu. Il communiquerait avec les dieux !

— Devinez quoi ? Il accuse l’un d’entre nous d’être un humain !

Pifeuil sursauta à son entente. Le professeur Canarticho, l’infirmière Nanméouïe et quelques de ses camarades se tournèrent vers le lézard à la queue enflammée.

— Humain ? s’intrigua Mégapagos. Serait-ce le nom que l’on donne à une obscure légende ?

— Je vois que des gens très cultivés vivent ici ! se gaussait Charmina. Pour faire simple, les humains sont des esclavagistes qui, dans un autre monde, auraient manipulé, torturé et utilisé les Pokémon pour des intérêts morbides et futiles. Selon Xatu, depuis le neuf septembre deux-cent-trente, un humain aurait rejoint notre monde, transformé en Pokémon pour nous tromper. Bien que ses intentions exactes demeurent incertaines, il est absolument persuadé d’une chose : sa présence menace l’équilibre du monde !

Salamèche était bouche bée. Il fixait Ectoplasma d’un air terrorisé. Charmina se tourna justement vers lui.

— Je t’en prie, Ectoplasma, dis-leur ce que Xatu nous a révélé. Toi qui t’es senti trahi par ce monstre à qui tu avais accordé ta confiance, bien que rassure-toi, tu es loin d’être le seul…

Le village entier le regardait. Ses jambes tremblaient, ses poils étaient hérissés et son souffle s’entrecoupait. Il dévisagea une dernière fois le jeune secouriste auprès de qui il s’était senti aussi bien. Puis, il ferma les yeux et transforma le doute en regret.

— Salamèche est l’humain qui détruira le monde.

Le déferlement de regards se déplaça jusqu’au jeune garçon, à qui un chemin se fraya jusqu’au centre de la place. Les plumes agitées, le sourire au bec, Rapasdepic le nargua d’un air névrosé.

— Dites-moi que je rêve !

L’accusé était immobile, paralysé par l’angoisse.

— Attendez ! bondit Pifeuil. Il doit y avoir une erreur ! C’est mon enfant, il ne peut pas être humain !

— C’est pas vraiment ton minot, proféra Lombre. Je sais pas quoi penser de tout ça, mais ce qui est sûr, c’est que personne ne sait vraiment qui il était avant que tu le rencontres !

— Ça n’a aucun sens ! s’énerva le bonhomme vert. Venir d’un autre monde, non mais réveillez-vous !

— Est-ce si improbable ? s’inquiéta Nanméouïe. Je ne l’accuse pas d’avoir commis quoi que ce soit. Cependant, je n’avais jamais vu une machine d’analyse sanguine ne donner aucune information sur un arbre généalogique, pas même un ancêtre lointain ou des proches cousins. En considérant la base de données colossale intégrée dans cette machine, il est littéralement impossible qu’elle ne le relie à aucun Pokémon.

— Une théorie est révisée depuis des lustres, intervint Canarticho, concernant le potentiel infini du psychisme. Nous savons que les plus puissants adeptes peuvent modifier la réalité elle-même. Ces derniers affirment percevoir une infinité d’autres mondes, peuplées probablement de nombreuses autres espèces que nous ne connaîtrons jamais. Peut-être que là-bas, certains ont développé la capacité à voyager entre les réalités ?

— Sans parler de son potentiel hors du commun, ajouta Makuhita. Enfin je ne pense pas qu’il soit mal intentionné, bien au contraire ! Mais forcé de constater qu’il est le seul Pokémon à ne pas avoir de limites, comme si son corps n’était pas naturel.

— Il est vrai que s’il est à l’origine des secousses, théorisa Altaria, cela expliquerait pourquoi la Dream Team est toujours là pour nous aider à les surmonter, eux et pas les autres. Ils se prépareraient à arranger les problèmes qu’eux-mêmes nous causent ?

— Mais pourquoi vous aiderait-il s’il veut détruire le monde ?! répliqua Pifeuil.

— Pour nous duper, raisonna Charmina, quelle question ! Il est un humain, il veut notre fin à tous ! Xatu est persuadé qu’il a été envoyé ici par les siens, en quête de détruire un monde peuplé uniquement de Pokémon ! Il est bien plus intelligent qu’il veut le faire croire ! Qui nous dit qu’il est réellement un enfant ?

Ectoplasma zieuta son coéquipier d’un air troublé.

— C’est pour ça qu’il a créé la Dream Team ! Il fait de l’ombre aux autres secouristes pour les exclure, comme avec l’équipe Rafale Verte ! Il joue les protecteurs à notre place pour que le jour de notre fin, le neuf juin, personne ne puisse vous aider !

— Le neuf juin ? s’atterra la maire. Le monde sera détruit dans trois mois ?!

— Lors d’un dernier séisme qui nous annihilera tous, hélas.

Le silence qui suivit fit trembler le garçon au foulard doré.

— Scélérat, grommela finalement Hippodocus. Tu nous cachais tes véritables intentions depuis le début ?!

— Non, marmonna Papilusion, ça ne peut pas être vrai…

— Si vous ne me croyez pas, allez demander à Xatu directement !

— Pourquoi Xatu mentirait ? s’insurgea Lombre. J’hallucine ! Et dire que t’essayais de te faire passer pour un bon gars !

— Du calme ! s’exclama Mégapagos. Nous n’avons même pas entendu son point de vue !

— Alors qu’il parle ! lui ordonna Rapasdepic. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?! Qui es-tu réellement ?!

Le village entier le fixait, alors que le silence total régnait en l’attente de sa réponse. Pifeuil, Pikachu, Germignon, Chenipan, Rattata, Taupiqueur, Rototaupe, Férosinge et même Tengalice le défiguraient d’un air épouvanté, larmoyant pour la plupart d’entre eux. Mais Salamèche, de son côté, ne bougeait pas d’une écaille.

— Salamèche, bafouilla Pikachu en essuyant ses larmes. Salamèche, je t’en supplie, dis quelque-chose !

Mais il était bouche bée, sans voix, le regard complètement perdu.

— C’est bien ce qu’il me semblait, soupira la maire du village.

— D’ailleurs, s’imposa Charmina, Xatu a dit une dernière chose. Il existerait un moyen de tous nous sauver.

— Non ! s’affola Ectoplasma. Charmina, arrête !

— Selon lui, le seul moyen d’empêcher une fin inévitable serait de le forcer à quitter ce monde. Interprétez-le comme vous le voulez, je ne vois qu’un seul moyen d’empêcher un cataclysme mondial !

— C’est du délire ! s’énerva Mégapagos. Vous n’allez pas tuer un enfant !

— Il n’est pas un enfant ! lui hurla le membre de l’équipe Chaotique. Il est un monstre qui nous manipule depuis des mois ! Soit on l’extermine maintenant, soit on condamne le monde entier !

— N’essayez même pas de l’approcher ! s’imposa le rongeur en couvrant son ami.

— Pikachu ?! paniqua sa mère. Éloigne-toi de lui tout de suite ! Il est dangereux !

— Dangereux ?! J’explore avec lui depuis des mois, imagine le nombre de fois qu’il a risqué sa vie pour sauver la mienne !

— Tu… explores ? Tu veux dire que tu as recommencé à quitter le village ?!

— Ne vous inquiétez pas, reprit Rapasdepic, je vais y remédier.

Elle esquissa un sourire narquois en dévisageant Salamèche d’un regard hautain, supérieur et méprisant. D’une voix sèche, stricte et rude, elle prononça un mot définitif sur la situation.

— Pifeuil, vous avez hébergé un monstre. Vous êtes en partie responsable de la magnitude élevée des tremblements dans notre territoire. Quant à toi, humain, si t’éliminer est notre seule solution, alors nous reprocherons notre fin à celui qui a décrété l’abolition de la peine de mort. Je vous ôte à tous les deux le titre d’habitants de Bourg-Tranquille ! Il est hors de question que je garde un monstre et un traître entre mes murs ! Vous êtes désormais exilés de la civilité et considérés comme des hors-la-loi si l’on vous aperçoit sur ces terres que vous avez tant ravagées. Disparaissez, en espérant que la nature se venge avant le neuf juin. Vous avez une heure.

Elle se retourna et, d’un battement d’aile, s’envola hors de la place centrale en manquant d’éteindre cette petite flammèche qui peinait à occuper le bout de sa queue. Malgré le monde qui s’y trouvait, le silence régnait en maître. Salamèche baissa la tête, serra les poings et avança jusqu’à son ancienne demeure. Tout le monde le fixait.

D'abord, le grincement de la porte d’entrée, puis celui du parquet. Dans la salle à manger, il vira les coupelles en bois de la table et récupéra la nappe, qu’il posa par terre dans sa chambre, avant de passer récupérer sa serviette dans la salle de bain. Il vida tout ce que contenait son sac sur le lit, remplit sa gourde d’eau et changea de stylo, qu’il enferma dans son rappelle-tout tel un marque-page. Il rangea le dernier rouleau de bandages et le peu de désinfectant qui lui restait.

Puis, il hésita. Il arracha le foulard de son cou, le dévisageant d’un air morose. Il chatoyait toujours autant, sauf que lui sanglotait. Il le laissa tomber par terre et ferma pour de bon son sac à dos.

Il récupéra son oreiller, qu’il enferma avec sa serviette dans la nappe de table, formant un baluchon qu’il accrocha à la corde lui servant de ceinture. Sur son lit ne reposait plus que son badge de secouriste. Il quitta la maison sans même le regarder.

— Attends ! déboula Pifeuil en larmes. Attends-moi, s’il te plaît ! J’aimerais qu’on parte ensemble !

Salamèche ne s’arrêtait pas.

— Je t’en supplie ! Il y a tellement de choses que tu ne sais pas encore !

— Je m’en moque. Rapasdepic a raison, vous n’êtes qu’un traitre.

À l’entente de ce mot, le bonhomme vert flageola. Alors que son petit s’éloignait, il s’agenouilla en sanglots.

— Pourquoi… ? Pourquoi j’ai fait ça… ?

Arrivé sur la colline au grand arbre, le jeune garçon repéra son amie, assise seule contre le tronc. Lorsqu’elle l’aperçut, un léger sourire marqua son visage, jusque-là crispé de douleur. Elle se leva et le rejoignit.

— Germignon, je…

Elle l’enlaça avant qu’il ne termine sa phrase. D’apaisantes secondes s’écoulèrent. Quelques gouttes commençaient à tomber de ce ciel assombri, tandis qu’elle recula de quelques pas.

— Je ne divertirai pas un peuple lâche. Que l’équipe Chaotique aille se faire voir, je refuse de vivre dans un monde où ils ont de l’autorité sur nous. Si je dois mettre de côté ma passion pendant une année, le temps d’obtenir le droit de combattre les injustices, alors je me lance sans la moindre hésitation. Tu m’as convaincue, Salamèche, je deviendrai exploratrice !

— Je te souhaite bonne chance. J’aurais aimé le devenir à tes côtés, mais la Dream Team n’existe plus.

— Désolé ! hurla un vraisemblable retardataire.

Il manqua de trébucher et de percuter son meilleur ami. Couvert de plusieurs couches de tissus, il portait un sac plus épais encore que celui de Salamèche.

— T’as fait vite, le salua Germignon.

— C’était pas compliqué, maintenant que ma mère est au courant ! Fiou… !

— Si tu as l’intention de venir avec moi, je t’arrête tout de suite…

— Et moi, je t’arrête encore plus vite, d’abord ! T’allais encore partir sans moi !

— Pikachu, tu n’es pas exclu du village.

— Nan, mais toi si ! C’est une raison suffisante pour partir !

— Tu ne comprends pas. Presque tout ce qui a été dit est vrai ! Je suis un humain changé en Pokémon ! Le monde se fracture par ma faute ! Tout risque d’être détruit dans trois mois par ma simple présence !

— Et donc quoi, tu comptais te laisser mourir dans la nature ? Raison de plus pour t’accompagner ! Mon pote, tout ça, tu l’as pas demandé ! Ton amnésie fait de toi un innocent, enfonce-toi ça dans le crâne ! Et moi, je pense que la vie ne mérite pas d’être vécue si elle nécessite le sacrifice d’un innocent. Si quelqu’un n’est pas d’accord, alors qu’il tente de t’assassiner ! Je l’électrocuterai sans hésiter !

Il approcha le rebord de la colline, observant une dernière fois Bourg-Tranquille.

— Nous sommes des fugitifs désormais. Il va falloir fuir, se cacher, vivre en terre sauvage et affronter probablement bien pire que des hors-la-loi, et ce jusqu’au neuf juin ! Si le monde s’effondre, tant pis, c’est le destin. Mais si on survit, c’est qu’on l’aura mérité ! On reviendra ici, on narguera tout le monde et Rapasdepic sera bien obligée de vous reprendre, toi et Pifeuil !

— D’ailleurs, lui demanda la jeune fille, est-ce que tout va bien avec Pifeuil ?

— Je n’en sais rien, lui répondit-il d’un air dépité, vraiment rien du tout…

— Laisse le temps faire les choses, cette journée a été éprouvante pour vous deux.

— Allez, se motiva le rongeur en approchant les Petits Bois, on y va !

— Pikachu, l’interrompit le jeune reptile, j’ai peur. Peur qu’il t’arrive quelque-chose, tout comme j’avais peur que tu apprennes cette histoire. Déjà que j’ai si honte de t’avoir caché mon amnésie pendant autant de temps ; comment peux-tu faire comme si de rien n’était ?

— J’étais au courant, idiot.

— Quoi… ?

— Tu te souviens de ce que je t’avais dit, la veille de ton combat contre Airmure ? On avait créé la Dream Team un mois auparavant, les adultes se mettaient enfin à me regarder différemment et cerise sur le gâteau, je me mettais à côtoyer la première de la classe !

— Moi… ? s’étonna Germignon.

— Ouais, j’étais trop fier d’être devenu ton ami. Ça me paraissait improbable, je veux dire, j’ai toujours été le pauvre écolier raté du village ! Du coup, je lui ai dit en rigolant : « qui sait à quoi ressemblera ma vie dans quelques mois ». Et me voilà désormais fugitif, prêt à soutenir coûte que coûte mon meilleur ami ! Toi qui passes ton temps à agir pour les autres, il est temps que quelqu’un fasse ce qui est juste pour toi. Il est hors de question que tu affrontes cette épreuve tout seul, mon pote !

Il lui souriait gaiement, comme le jour de leur rencontre. Salamèche essuya la goutte qui coulait le long de sa joue, avant d’hocher la tête d’un air un peu plus confiant. Il se tourna vers les Petits Bois et resserra les bretelles de son sac.

— Je n’ai aucune idée d’où aller…

— C’est ça qui va être marrant ! s’esclaffa le rongeur.

— Faites attention à vous, leur ordonna Germignon.

— T’inquiète, je le surveille !

— Tu trouveras mon badge sur mon lit, lui confia Salamèche. J’espère que tu réussiras là où j’ai échoué, Germignon.

— Si je réussis, alors nous serons tous les trois à la Guilde d’Exploration dans quelques mois. Je ne baisserai jamais les bras, Salamèche, alors tiens bon. Tiens bon jusqu’au bout !

Ils s’échangèrent un dernier sourire. Puis, les deux anciens membres de la Dream Team s’éloignèrent. Ils quittèrent Bourg-Tranquille sous une pluie battante. Ectoplasma l’avait trahi. Pifeuil lui avait menti. Les habitants l’avaient lâché. Maintenant, il devait attendre. Attendre le neuf juin, attendre que l’équilibre du monde se rétablisse, ou au contraire, qu’il condamne le monde entier.

Le soir-même, le village était silencieux. Personne sur la place centrale, personne dans le bar, personne dans les rues. Les lumières s’éteignirent rapidement et laissèrent place à une triste nuit. Pourtant, Arbok et Charmina festoyèrent en débouchonnant une bouteille de vin, offerte par Rapasdepic suite à leur acte de bravoure.

— Et voilà comment nous sommes devenus les seuls secouristes sur le marché ! se vanta Charmina.

— Ce n’était pas sssi compliqué, au final ! Il ne nous ressste plus qu’à piocher dans le tas de missssions qu’on va nous donner, récolter tranquillement les quelques points qu’il nous faut, possstuler et obtenir ce fichu diplôme ! Bravo Charmina, tu as assssuré aujourd’hui !

— Quand il entendra cette histoire, tu peux être sûr qu’il nous augmentera !

Ils trinquèrent en l’honneur de leur victoire. Dehors, assis sur le tronçon dans son jardin, Ectoplasma était recroquevillé, se couvrant les yeux depuis plus d’une demi-heure. Il n’était plus question d’esquisser le moindre sourire, désormais. Le mal était fait.

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