Overwatch - Crossroads
L’ÉTRANGER
Quelques années plus tôt
Il est intéressant de noter qu’il n’existe qu’une seule population sauvage de macaques sur le continent européen. Dénommé macaque de Barbarie, macaque berbère ou tout simplement magot, cette espèce de singe au pelage clair et ocre, bien que ne possédant pas de queue, dispose de capacités morphologiques lui permettant de subir d’importantes baisses de température, inhérent à son environnement montagneux. Cela est dû notamment à la longueur négligeable de sa queue, des doigts de chacune de ses pattes et de l’épaississement de son pelage lorsque surviennent les saisons froides, ce qui le distingue de quasiment tous ses congénères primates. Et la particularité du macaque de Barbarie, non content d’être le second primate en liberté en Europe derrière l’homo sapiens, est que sa population se concentre en un point précis du continent européen : le Rocher de Gibraltar.
La présence de ces macaques de Gibraltar est datée depuis de nombreuses années, bien avant l’annexion du Rocher par les Britanniques, et bien avant l’occupation de la péninsule ibérique par les Maures. Bien que réduite, cette population de primates a su se perpétuer au fil des siècles devenant une partie intégrante de l’histoire du Rocher. Lorsque les Britanniques décidèrent d’installer une base militaire à Gibraltar, ils prirent grand soin de ces macaques, ils les nourrirent, les protégèrent, suivirent avec attention leur reproduction, participant à la préservation de cette espèce exemplaire. Une superstition disait que tant que les macaques de Barbarie demeuraient sur le Rocher de Gibraltar, ce territoire resterait sous autorité britannique. Cette croyance avait obligé Winston Churchill, en pleine Seconde Guerre Mondiale, à envoyer des agents britanniques reconstituer la population de macaques sur le Rocher, décimée par une maladie, en allant chercher d’autres singes de l’espèce au Maghreb.
Malgré leur particularité et l’attention que leur portaient les locaux depuis des siècles, cette espèce de macaques demeurait sauvage et le Rocher était leur territoire. Il était déconseillé de trop les approcher et d’interagir avec eux. Certains soldats de la base militaire ne se sentaient pas forcément à l’aise lorsque des dizaines de macaques les observaient avec suffisance du haut des casernes et des baraquements. Même Winston devait bien reconnaître ne pas se sentir en sécurité sous le regard de cette bande de singes.
Il avança à tâtons jusqu’à la clôture surmontée de barbelés où était accrochés des panneaux interdisant l’entrée sur le site sous peine d’être poursuivi en accord avec les dispositions du Petras Act. Winston, en tant qu’homme de science, n’était pas versé dans tout ce qui touchait aux lois et aux conventions internationales. Pourtant ce simple acte, ce simple texte avait détruit tout ce qui représentait sa vie depuis ces dernières années. Ainsi, qu’importe l’interdiction d’entrer dans la base, il n’avait pas grand-chose à perdre de plus. Il réajusta ses fines lunettes sur son nez et, de ses grosses pattes, tordit la clôture pour se créer un passage.
La base d’Overwatch de Gibraltar n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois qu’il s’y était rendu. Les baraquements et les infrastructures creusés à même la paroi du Rocher avaient conservés leurs teintes orangées et grises, à moins que ce ne soit les lueurs colorées du soleil, chutant vers le couchant. Les antennes et les paraboles se tenaient encore fières sur les bâtiments adossés à des réservoirs ou des citernes d’eau dorénavant vides. D’un coup d’œil, Winston vit au loin la grande rampe de lancement qui montait presque aussi haut que le Rocher. Le complexe de Gibraltar n’était pas une base comme les autres parmi toutes celles qui appartenaient à Overwatch. C’était avant tout une base d’études pour la recherche spatiale et pour le lancement de sondes et satellites orbitaux afin d’emmagasiner le maximum de données qui se trouvaient au-delà de l’atmosphère terrestre. Cela avait valu à cette base un petit sobriquet au sein de l’organisation : l’Observatoire.
C’était le genre d’endroit que Winston adorait. Il se souvenait des allées et venues des astrophysiciens et des ingénieurs dans les locaux en blouses blanches et combinaisons de travail. Il se rappelait des discussions animées entre scientifiques qui avaient grandement abusé du café et du crissement des feutres sur les tableaux blancs où s’étiraient des lignes et des lignes de formules qui étaient bien souvent au cœur de tous les débats. Il revoyait les modules et les appareils élaborés et montés dans les hangars, en constante agitation et émulation. Dans ses souvenirs, c’était un endroit plein de vie, bien loin de ce qu’il était aujourd’hui.
Les grandes allées étaient désertes tandis les bâtiments et les hangars demeuraient clos. L’endroit avait été laissé à l’abandon. Le silence régnait, uniquement interrompu par l’éclatement des vagues sur les falaises du Rocher et les rires rauques et saccadés des oiseaux de mer. Le Petras Act avait interdit toute activité d’Overwatch ou de ses anciens agents et cela incluait malheureusement le domaine de la recherche. Des engins de chantier et des transporteurs se trouvaient encore sur le site, recouvertes de bâches sombres, ainsi que des caisses de stockage dorénavant vides. La base avait été nettoyé et il ne restait que ce qui était dispensable.
Winston prit appui sur ses pattes arrières et usant de son agilité, il escalada la façade d’un bâtiment pour grimper sur le toit. Au sommet, une cohorte de macaques, surprise par son arrivée soudaine, se débanda dans des cris aigus et paniqués. Winston n’en tint pas compte et se hissa sur une antenne pour observer les alentours. Il chercha un moyen d’entrer dans la base mais les portes lourdes des hangars étaient verrouillées et d’imposants rideaux de fer bloquaient les ouvertures des fenêtres. D’un seul saut, il passa d’un bâtiment à un autre et examina autour de lui les opportunités mais il ne trouva rien de concluant.
Sans se décourager, il se laissa tomber au sol et se dirigea vers les portes d’un hangar imbriqué à même la roche de la falaise. Les portes étaient très grandes et assurément très lourdes mais Winston prit une profonde inspiration et essaya d’insérer ses doigts dans l’interstice entre les deux portes. Lorsqu’il sentit un semblant de prise au bout de ses doigts, il rassembla ses forces et tira de chaque côté. Malgré ses efforts, les portes restèrent closes. En prenant un peu de recul, il aperçut un renfoncement dans la roche qui donnait sur une petite porte presque dissimulée à l’œil non averti. Un sourire se dessina sur le visage de Winston. Cet endroit était inaccessible pour la plupart des personnes mais pas pour lui.
Winston grimpa sur un bâtiment adjacent, s’arqua et d’un bond rejoignit le renfoncement pour faire face à la porte coulissante qui semblait amplement à sa mesure. Cherchant une prise sur le côté de l’ouverture, il tendit ses muscles et s’agrippa à la porte et la tira vers la gauche. Celle-ci résista quelques secondes mais la force de Winston eut raison d’elle. Le verrou se brisa et il put entrer.
A l’intérieur, tout était sombre. Winston fouilla dans le sac sur son dos à la recherche d'une lampe torche afin d’affronter l’obscurité. Au moment où il sortit l'objet, quelques photos s'échappèrent de son sac, s'étalant sur le sol que Winston s'empressa de récupérer et de rassembler. Il s'attarda néanmoins à les observer une par une. Sur la première, une femme blonde portait un large chapeau de sorcière sombre aux côtés d'un homme de petite taille en costume de viking et à la barbe dorée et dense. Winston pouffa amusé par cet instantané qui avait été même annoté d'un « Joyeux Halloween Winston », d'un cœur et d'un A. La photo suivante montrait un large nombre de personnes rassemblées à l'occasion d'une célébration telle qu'indiqué par la banderole qui se trouvait derrière eux. Dans ce cliché, on y percevait de la complicité, de la fierté, de la satisfaction, mais aussi de l'envie et de l'amertume. Winston passa au cliché suivant où il était en compagnie d'une jeune femme aux cheveux bruns arborant une visière aux teintes orangées et le signe de la victoire avec sa main. Winston ne put s’empêcher de sourire devant cette photo. La dernière photo avait toujours le même effet chez Winston, elle l'envahissait de sentiments contradictoires : la joie et la tristesse, l’apaisement et la colère, la nostalgie et le regret. Elle datait d'il y a maintenant des années, il se trouvait jeune gorillon en compagnie d'un homme en blouse blanche. A cette époque, Winston portait déjà ses fines lunettes noires, que lui avait légué ce même homme sur la photo. Le gorille enfouit ses idées noires au fin fond de son esprit, rangea les photos dans son sac et activa la lampe torche puis s'enfonça dans le complexe.
L’aspect désert de la base prit une toute autre tournure à l’intérieur. Les couloirs obscurs avaient quelque chose de morbide et ce sentiment ne fit que s’amplifier à mesure que Winston s’enfonçait dans le bâtiment. Il déboucha sur une passerelle qui donnait sur une grande salle qu’il examina longuement à la lampe torche. Tout le mobilier était encore présent : les ordinateurs, les bureaux, les tableaux, les chaises, les armoires, les établis et les consoles. Comme si tous les occupants de la base s’étaient évaporés en un instant. Winston n’eut aucun mal à reconnaître les lieux mais le voir sous cet aspect lugubre lui donna des frissons dans le dos. Il n’entendait aucun bruit et il avait beau tendre l’oreille, seul le néant lui répondait. Il passa par-dessus la barrière et retomba à l’étage inférieur où il poursuivit son exploration.
Winston fut pris d’effroi lorsqu’un cliquetis résonna en écho dans le complexe. Il leva la lampe torche vers l’endroit d’où provenait le son et aperçut de lourdes chaînes qui se balançaient au plafond. Soulagé, il vit un corridor sur sa gauche et l’emprunta avant descendre un escalier qui s’enfonçait plus profondément dans la base. Il déboucha sur un gigantesque hangar qu’il parcourut avec sa lampe torche pour découvrir qu’il s’agissait de l’endroit où étaient stockés tous les modules spatiaux. Sa recherche serait plus simple s’il parvenait à réalimenter la base en électricité. Les autorités compétentes avaient bien évidemment coupé tous les raccords à la base mais Winston savait que chaque base d’Overwatch disposait d’une générateur d’urgence, pour parer à toute éventualité. S’il arrivait à le trouver, et s’il était toujours en état de fonctionner, cela lui ferait gagner du temps.
Gardant ça en tête, il escalada une série d’escaliers qui le menèrent à une plate-forme surplombant le hangar. Il balaya de gauche à droite sa lampe torche, passant d’un prototype de satellite à un module de sauvetage à moitié monté. En arrivant à l’autre versant du hangar, quelque chose attira son attention. Il fit la lumière sur une console située contre un mur qui pouvait correspondre à la commande d’alimentation d’urgence. Lorsqu’il fut à sa portée, Winston fut heureux de constater que c’était bel et bien la bonne console. Il tata le boîtier et actionna l’interrupteur qui se trouvait sur le côté. La console s’alluma graduellement et éclaira le visage de Winston d’une lueur verte. Le logo d’Overwatch apparut ainsi que la commande d’activation du générateur d’urgence du complexe. Winston hésita un instant. Est-ce que cela allait alerter quelqu’un de sa présence sur les lieux ? Le scientifique primate était conscient que la prison ne serait pas à sa convenance. Une petite voix dans sa tête lui rappela cependant qu’il venait déjà d’entrer par effraction sur un site protégé par une convention internationale et qu’au stade actuel, il ne pourrait pas vraiment aggraver son cas en activant le générateur de secours de la base. Par cette simple déduction, il pianota sur la commande et les néons du hangar s’activèrent un à un.
Winston rangea sa lampe torche et constata avec surprise qu’à la lumière, le hangar semblait bien plus grand qu’il n’y paraissait. Il reprit de la hauteur en rejoignant la canopée de barres métalliques qui maintenaient le plafond et parcourut attentivement du regard les nombreux modules et prototypes entreposés au sol. Puis il le reconnut, bien dissimulé entre un container et une parabole, au fin fond du complexe. Il se laissa tomber sur un prototype équipé de panneaux solaires qu’il écrasa à l’atterrissage et se dirigea vers son objectif.
Winston avança lentement et écarta le container qu’il lui barrait le chemin. Devant lui, se trouvait un module spatial de sauvetage à cabine unique, qu’il ne connaissait que trop bien : le sien. Celui-ci avec lequel il avait quitté la station lunaire où il avait vu le jour pour rejoindre la Terre. Finalement, les membres de l’Observatoire l’avaient bel et bien conservé. En cet instant, Winston se sentit très reconnaissant envers eux pour leur geste désuet, mais terriblement significatif pour lui. De bons souvenirs lui revinrent en mémoire et le firent sourire alors qu’il posa sa paume sur la porte du module.
- J’ai l’impression que cela fait une éternité que je ne t’ai pas vu, dit-il de sa voix profonde.
Ce n’était pas un hasard que sa capsule spatiale s’était retrouvée dans cette base précise d’Overwatch. Il y a plus d’une dizaine d’années, c’était au sein de ce complexe que sa capsule s’était écrasée. Celle-ci était alors équipée de parachutes pour amortir sa chute mais au cours de sa longue descente, deux d’entre eux s’étaient abîmés et son atterrissage fut en conséquences bien moins agréable que prévu. Le module avait percuté les falaises du Rocher de Gibraltar, ricoché contre un baraquement et avait fini sa course dans la mer. Heureusement, Winston avait auparavant équipé la capsule de flotteurs en cas d’immersion et à l’ouverture de la capsule, il se souvint des visages ahuris et étonnés des équipages de sauveteurs de l’Observatoire lorsqu’ils avaient aperçu un gorille à lunettes sortir du module. Les interpeller avec ses quelques notions d’espagnol appris sur la Lune n’avait pas été la bonne approche pour Winston mais l’anglais leur permit de communiquer plus efficacement.
Bien évidemment, le premier contact n’avait pas été sans heurt. Alors qu’on sortait sa capsule de la mer, on l’emmenait par la force dans une salle isolée pour qu’il y soit interrogé. Winston s’y était attendu et il avait coopéré avec les autorités de la base autant qu’il le put. Il se souvenait qu’il avait répondu aux questions du chef de la sécurité de la base, un homme très terre à terre qui ne lui avait posé que des questions basiques. Winston avait eu l’impression que l’homme paraissait légèrement dépassé par la situation. Après cela, on l’avait laissé pendant des heures, enfermé dans la salle sans aucune information, jusqu’à un autre supérieur prenne en main l’interrogatoire : une femme qui n’avait rien à voir avec le chef de la sécurité. De prime abord, sa stature et son assurance avaient surpris Winston, bien qu’elle était bien plus petite que son précédent interrogateur, il émanait d’elle une autorité naturelle, propre aux grands militaires. Elle avait également un œil aiguisé qui jaugeait constamment son interlocuteur, mettant mal à l’aise le gorille. Winston avait alors remarqué un symbole qu’il avait reconnu d’anciens textes parlant de la mythologie égyptienne qu’il avait parcouru sur la Colonie Lunaire Horizon, il y a fort longtemps. Lorsqu’il avait parlé à son interlocutrice de son œil oudjat, symbole protecteur du dieu Horus, qu’elle s’était faite tatouée sous l’œil gauche, celle-ci s’était montrée bien plus intriguée par le spécimen qu’elle devait soumettre à la question. L’interrogatoire avait été précédé par des échanges sur la mythologie égyptienne qui rassurèrent Winston tant il semblait impressionner cette femme par ses connaissances. Il avait passé des années à consulter les archives de la Colonie Horizon et avait assimilé de nombreuses connaissances sur la Terre. Tout ce qu’il savait de ce monde, il l’avait appris dans des holo-documents et des holo-vids. Il avait tenté de l’impressionner en parlant arabe mais les rires de la femme lui avaient fait remarqué qu’il devait améliorer sa prononciation.
A partir du moment où Winston l’avait fait rire, elle s’était alors présentée comme la capitaine Ana Amari, une haute responsable au sein de l’organisation qui détenait la base où il avait malencontreusement atterri. Le gorille ne lui avait rien caché sur ce qui était passé sur la Colonie Horizon : l’émeute orchestrée par l’évasion des spécimens d’expérimentation, sa fuite improvisée pour rejoindre la Terre et la mort de Docteur Winston. A cette période, il avait éludé ce dernier point auprès du Capitaine Amari, mais bien plus tard Lucheng Interstellar, l’entreprise d’exploration aérospatiale chinoise qui gérait la Colonie Horizon, avait fourni un communiqué à la presse indiquant la disparition de l’équipe de recherche de la station. Winston avait feint la surprise mais pas la peine. L’image des silhouettes figées dans le vide intersidéral le hantait toujours.
Suite à l’interrogatoire, la Capitaine Amari l’avait placé sous surveillance. Il était libre d’aller où il voulait au sein de l’Observatoire en attendant qu’Overwatch décide de ce qu’il allait advenir de lui. Winston avait passé plusieurs semaines à déambuler dans la base, devenant une réelle attraction et distraction au sein de l’équipe de recherche. L’équipe scientifique put se rendre compte qu’il n’était pas qu’un simple sujet de laboratoire. Il avait rectifié un scientifique polonais sur un de ses calculs devant l’ensemble du corps scientifique de la base. Ce qui avait provoqué l’ire du premier et l’hilarité de l’équipe. Winston avait discuté, débattu, argumenté longuement avec des personnes de différents âges, cultures et idées. Lorsqu’il visitait les ingénieurs affairés autour des modules spatiaux, il partageait avec eux ses remarques sur l’ergonomie des propulseurs des modules et sur les meilleurs alliages propices à l’étanchéité des navettes, ainsi que toutes sortes de choses qu’il avait appris lorsqu’il était sur la Lune. Il partageait ses informations de manière candide sans se rendre compte qu’il livrait des découvertes et secrets industriels de Lucheng Interstellar à un potentiel concurrent. Pour cela, l’équipe d’ingénieurs l’accueillit en son sein comme un membre à part entière. Ces quelques semaines à l’Observatoire furent un réel bonheur pour Winston. La perte de son foyer lunaire et la découverte de la Terre avaient constitué une réelle épreuve à surmonter pour le primate mais l’exultation et la bonne camaraderie au sein la base de Gibraltar lui avait permis d’aller de l’avant.
Puis la capitaine Amari était revenu à Gibraltar. Winston avait passé des semaines plaisantes au sein de l’équipe et cela lui avait quasiment fait oublié que son sort demeurait dans la balance. Ana Amari lui avait annoncé qu’en tant que spécimen de recherche de la Colonie Horizon, l’entreprise Lucheng Interstellar avait exigé qu’Overwatch leur restitue son sujet d’expérience. Le Docteur Harold Winston avait toujours traité le jeune gorille comme un être à part entière, il se souciait de sa santé, de son éducation de son bien-être, tel un père qui élèverait son fils. A aucun moment, Winston ne s’était senti comme un cobaye de laboratoire. Le Docteur l’avait respecté comme un être vivant, comme un pair, pas comme une expérience parmi tant d’autres. Être rabaissé comme un simple objet par des individus qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait jamais vu l’avait mis sacrément en rogne. De plus, à la manière dont la Capitaine Amari lui avait envisagé cette éventualité, elle n’était pas apparue d’accord avec la demande de Lucheng.
Aussi la capitaine lui offrit une autre possibilité : rejoindre Overwatch et travailler au sein des équipes scientifiques au quartier général de l’organisation à Zurich en Suisse. En repensant aux semaines passés au sein de l’Observatoire, Winston n’hésita pas une seconde. Les choses allèrent très vite pour le gorille par la suite, il dut quitter, à contrecœur, l’Observatoire pour rejoindre le quartier général. Dès son arrivée, il avait dû passer un long examen avec le Docteur Angela Ziegler, cheffe de l’équipe de recherche médicale de l’organisation. Le Docteur Ziegler lui alors avait rappelé le Docteur Winston, elle était dotée une douceur et d’une empathie qui émanait de sa personne. Il avait déjà entendu parler du rôle de l’organisation lors de la Crise des Omnium dans les bases de données de la Colonie Horizon mais par le biais du Docteur Ziegler, il apprit que l’organisation s’était tournée depuis peu vers la recherche scientifique et l’exploration et ce pour repousser les limites de cette époque et amener l’humanité vers la prospérité. Ce noble objectif résonna en Winston, comme un héritage des valeurs transmis par son père spirituel.
Les années avaient passé. Des amitiés et des inimitiés s’étaient créés mais Winston avait chéri ces années parmi les membres d’Overwatch, voyageant et explorant de nouvelles parties du monde, échangeant avec les esprits les plus brillants de la planète, travaillant en équipe avec des compagnons d’armes qui étaient avant tout des camarades. C’était un rêve de jeune gorillon qui était devenu réalité. Mais tout cela s’était conclu de manière dramatique. L’organisation s’était peu à peu délitée de l’intérieur et la destruction du quartier général de Zurich avait auguré la fin d’Overwatch. L’enquête d’un comité de l’ONU sur leurs activités enfonça le dernier clou du cercueil d’Overwatch, dissoute par la même institution qui l’avait formée auparavant pour contrer l’avancée des Omniaques.
Winston retira sa main du module de sauvetage. Il n’avait nulle part où aller désormais. Les anciens membres d’Overwatch s’étaient éparpillés aux quatre coins du monde, certains avaient disparus des radars et d’autres étaient décédés. Ses proches connaissances étaient retournées à la vie civile mais c’était tout bonnement impossible pour lui de revenir à sa vie d’avant. Il avait été abordé par de nombreuses entreprises afin de le recruter au sein de leurs équipes de recherche. La Ministre de la Génétique d’Oasis était venue le chercher pour l’inviter à rejoindre l’une des villes les plus avancées où il pourrait continuer ses recherches. Cependant Winston, méfiant, avait refusé leurs offres. Il craignait de passer du statut de chercheur à celui de cobaye. Lorsqu’un cadre de Lucheng Interstellar était venu le contacter pour l’embaucher au sein de l’entreprise, il sut qu’il devait lui aussi disparaître.
Alors il était retourné à Gibraltar, il espérait retrouver la dernière chose qui lui évoquait un foyer : le module de sauvetage qui lui avait permis de s’échapper de la Colonie Horizon. Et maintenant qu’il avait retrouvé cet objet chéri, il se sentait étrangement vide. Tant de choses s'étaient déroulées depuis qu'il était sorti de ce module. Est-ce que tout ce qu’il avait vécu se résumait à cette capsule ? Winston soupira longuement et remit ses lunettes sur son nez. Il ne préférait pas y penser et chassa ces souvenirs de son esprit. Avant tout, il devait sortir le module du hangar.
Usant des chaînes de maintenance, Winston enserra le module dans un nœud de métal. Celui-ci était plus lourd que Winston le pensait et il dut reprendre son souffle à quelques reprises alors qu'il extrayait la capsule de sauvetage du cimetière de métal et d'électronique. Par la suite, il s'attela à le traîner vers la sortie, se frayant un chemin entre les épaves et les carcasses de prototypes. Ses poings enserraient les chaînes attachées au module qu'il tirait le long du large couloir et qu'il faisait buter contre les marches de l'escalier. Ce fut éprouvant mais Winston réussit à le porter jusqu'à la salle de travail, qui était maintenant éclairée par de faibles lumières au plafond.
Le gorille reprit son souffle et son attention se porta sur le centre de contrôle surplombant la salle située derrière une large baie vitrée. Maintenant que le courant était revenu dans la base, il pouvait sûrement accéder au contrôle des portes blindées. Délaissant le module, il grimpa à la passerelle qui menait à la salle de contrôle et pénétra dans ce qu'il semblait être un centre de données. Adossés contre un mur, des colonnes de serveurs informatique s'animaient de diodes vertes et rouges, ressuscités par le retour de l’électricité. Winston s'attarda sur le lourd volet de métal qui empêchait de voir le reste de la base puis il s'approcha de la commande centrale. Le clavier tactile luisait d'une couleur bleutée tandis que se trouvait devant lui une palette d'écrans de différentes proportions reliés entre eux. D'un simple toucher sur le pad, Winston réactiva l'appareil et l'écran central s'éveilla sous ses yeux.
Quelques lignes apparurent succinctement que Winston parvint à saisir alors que l'ordinateur central retrouvait ses fonctions. Réactivation des systèmes. Il émit un grognement impatient et se frotta le nez avec sa patte. Récupération des données. Plusieurs volets défilèrent sur l'écran. Calibrage de la localisation. Winston entraperçut un onglet sécurité qu'il s'empressa d'aller consulter, sans attendre le réactivation totale des fonctionnalités de l'unité de contrôle. En parcourant le système, il accéda au contrôle des volets de sécurité et tenta d'y entrer les codes confidentiels communs aux membres haut gradés d'Overwatch. La première tentative fut un échec, la deuxième également mais la troisième fut la bonne et Winston vit avec plaisir le rideau de fer s'élever pour dévoiler le soleil qui disparaissait petit à petit à l'ouest, calé entre deux bâtiments de la base.
Winston s'approcha de la baie vitrée pour jeter un coup d’œil à l'extérieur. Le jour disparaissait et la nuit reprenait peu à peu ses droits. Le gorille se souvint que lorsque la base était active, les nuits étaient plus que courtes. Les ateliers de construction et de montage de l'Observatoire ne connaissaient jamais le repos tout comme les équipes scientifiques qui passaient bon nombre de leurs nuits attablés autour de boissons caféinés à calculer et recalculer les itinéraires et les trajectoires de tel ou tel corps céleste. Certains passaient leurs nuits à rester affairés à leurs ordinateurs de contrôle à surveiller l'évolution et les déplacements des satellites qu'ils avaient lancés par-delà notre orbite. Même lorsque des membres de la base avaient leurs soirées de libre, ils se retrouvaient sur les falaises de Gibraltar à observer les étoiles. En repensant à ces agréables souvenirs, Winston leva les yeux vers le ciel dont les teintes chaudes s'altéraient peu à peu pour dévoiler le bleu de la nuit, laissant transparaître les lumières des astres. Parmi ces faibles lueurs, le gorille vit l'astre sélénien, qui répondait aux teintes du crépuscule avec son apparence blafarde.
Est-ce que désormais la Colonie avait un aspect aussi lugubre que celle-ci ? Est-ce qu'il y avait encore des survivants là-haut ? Les émeutiers avaient pris le pouvoir, pour un temps, mais les ressources n'étaient pas illimitées sur la Lune et ils avaient sûrement du rejoindre la Terre depuis. En tout cas, ceux qui ne s'étaient pas entretués ainsi que les plus chanceux. La Colonie Lunaire n'était plus et elle était surtout inaccessible. Son module de sauvetage ne le ramènerait pas là-bas. Pourtant il avait tout le matériel nécessaire pour construire une navette qui lui permettrait de rejoindre la Colonie. La base de Gibraltar était équipée pour les lancements suborbitaux et il avait suffisamment de ressources et d'outils pour bricoler un aéronef. Et pour quoi faire ? lui susurra une voix dans sa tête. Que ferais-tu une fois à la Colonie ? Tu la rebâtiras de tes propres mains, avec des pierres lunaires et ton esprit ingénieux ? Non. Winston devait se résigner. Il était bloqué sur Terre.
Winston ne pouvait pas espérer à une vie normale comme les êtres humains car il n'était pas comme eux. Il pouvait parler et réfléchir comme un homme mais c'était tout ce qui le liait à l'homo sapiens. Toutes ses différences avec les autres le ramenaient à son état de gorille. Ses plus proches amis et ses collègues d'Overwacth avaient dépassé la question de sa condition mais il savait bien qu'au sein de l'organisation, certains le voyaient plus comme une curiosité grotesque, une attraction de foire, celle d'un singe dans une blouse de labo. Par-delà la vitre donnant sur la base, il aperçut une bande de macaques qui l'observaient avec grande méfiance. Ils ne le quittaient pas des yeux et la raideur de leurs mouvements trahissait le sentiment de menace que le gorille représentait pour eux. Winston s'écarta de la baie vitrée pour ne plus avoir à supporter leurs mines sombres. Ses amis étaient loin. Ils étaient retournés à leur vie d'avant, ce qui lui était impossible. Il n'avait plus de foyer vers lequel retourner, plus de famille vers qui trouver du réconfort. Il était seul.
- Bonjour.
Winston se retourna vivement à l'entente de cette voix. Son regard parcourut la salle de contrôle de part en part tandis que les battements de son cœur s'emballaient. Il s'attendait à voir débouler des hommes en armes, alertés par le retour de l'alimentation électrique. Le gorille se déplaça lentement vers la baie vitrée qui donnait vers l'intérieur de la salle de travail. Mais il n'y avait personne en contrebas.
- Il est très impoli de ne pas répondre à des salutations, reprit la voix.
Winston avait distingué d'où provenait la voix et il regarda, par-dessus son épaule, la commande centrale de la salle de contrôle dont l'écran s'animait de manière autonome. Intrigué, le gorille s'approcha de l'unité.
- Bonjour, fit-il hésitant.
- Bonjour.
- A.. A qui ai-je l'honneur ? Demanda Winston.
- Je suis Athéna, gestionnaire et observatrice de la base de recherche aérospatiale de Gibraltar appartenant à l'organisation Overwatch. En quoi puis-je vous être utile ?
- Tu es une IA ? fit le gorille en se frottant le menton.
- C'est exact. Et vous êtes ?
Winston resta silencieux. Personne ne devait savoir qu'il était entré par effraction sur cette base alors il n'allait pas se montrer trop bavard avec cette intelligence artificielle.
- J'ai consulté ma base de données et je l'ai analysé avec vos données physiologiques. Reprit la voix féminine mais métallique. Tout semble indiquer que vous êtes Winston, agent de terrain d'Overwatch et membre de l'équipe scientifique du quartier général de Zurich.
Sur l'écran de l'unité de contrôle, il vit sa photo apparaître ainsi que d'autres clichés pris sur des théâtres d'opérations ou dans des cadres officiels. Il était maintenant inutile de se reposer sur la discrétion.
- Tu étais vraiment obligé de m'analyser ? Grommela le gorille.
- C'est la procédure. Dit-elle de manière indifférente. Etes-vous bien l'agent Winston ? Dans le cas contraire, je serais dans l'obligation d'en référer aux hautes autorités de la base et de contacter les autorités locales.
- Pas besoin d'en arriver là, répondit-il pour désamorcer la situation. Je suis bien l'agent Winston. Et toi tu as l'air d'être une IA sacrément avancée.
- J'ai été créé et programmée par le docteur Moreno. J’administre et je gère l'ensemble des fonctionnalités de la base de Gibraltar.
Fortement intéressé par cette nouvelle interlocutrice, Winston se détendit progressivement.
- Que veux-tu dire par l'ensemble des fonctionnalités ?
- Le docteur Niklas Moreno m'a programmé pour veiller continuellement sur les satellites lancés par les équipes de la base de Gibraltar. Je récupère également toutes les données des appareils suborbitaux de l'organisation Overwatch. Le docteur Moreno a ajouté d'autres fonctionnalités à mes compétences. Le professeur Cedomir Motylesçù et le directeur Arata Kiritoru ont également participé à l'ajout de ces nouvelles fonctions.
Sans crier gare, Winston entendit les grincements des rideaux de fers et le ronflement des portes blindées des hangars qui s'ouvraient. A l'extérieur, il vit les voyants et les lumières des antennes et des paraboles s'allumer. En contrebas de la salle de travail, il aperçut les tables tactiles s'activer ainsi que des projecteurs holographiques représentant le globe terrestre et les trajectoires des satellites qui orbitaient autour de la planète. La base s'animait de nouveau, non sans déplaire à Winston.
- Très impressionnant, admit le gorille. Tu contrôles l'intégralité de la base.
- Exact. Pouvez-vous m'expliquer pourquoi ai-je été mise en veille ? Où sont les autres membres de la base ?
Winston ne sut pas immédiatement si l'intelligence artificielle pouvait voir son air perplexe devant la console de commandes.
- Eh bien..., commença le gorille en se grattant la tempe. C'est assez long à expliquer.
- Overwatch a été dissoute.
Sur l'écran de la console venaient d’apparaître des dizaines d’articles et de couvertures de presse, des extraits de reportages de chaînes d'informations dévoilant un bâtiment dévoré par les flammes, William Petras devant une tribune, des images d'archives avec différents membres de l'organisation, et un document marqué du sigle de la Commission Internationale de Justice. Winston resta sans mot devant ce patchwork d'onglets qui défilèrent sur l'écran, lui rappelant avec amertume la situation de ces derniers mois.
- L’Observatoire a été fermé jusqu'à nouvel ordre comme toutes les bases d'Overwatch, en application du Petras Act, énonça mécaniquement l'IA. Toutes les activités d'Overwatch sont dorénavant illégales. Je viens de mettre à jour ma base de données. J'ai donc été désactivé suite à l'abandon de la base ?
Winston s'étonna de la dernière phrase de l'IA. Quelque chose dans sa voix évoquait une certaine mélancolie, une peine qui l'avait frappé de plein fouet.
- Je suis désolé, fit Winston par dépit. Je ne sais pas pourquoi ils t'ont laissé ici. Une intelligence artificielle aussi avancée que toi aurait sûrement pu être très utile ailleurs.
- Ma place est ici, répondit l'IA. Je suis attachée à l'organisation Overwatch et c'est ainsi que le Docteur Moreno m'a programmé. J'ai toujours accès aux satellites orbitaux et aux données qu'ils ont recueillis. Je vais poursuivre ma tâche car c'est assurément ce que mes créateurs auraient voulu. Même si à vrai dire, cela me fait irrémédiablement basculer dans l'illégalité.
Winston pouffa de rire devant la détermination de l'entité avec qui il conversait. Elle restait fidèle avant tout à la mission que lui avait confié Overwatch, ou en tout cas à sa programmation initiale, aux cerveaux qui l'avaient créé.
- Et vous, Agent Winston ? Demanda l'IA. Que faites-vous ici ? Vous êtes entré par effraction dans la base.
Le gorille soupira longuement et s'assit lourdement sur le sol, tiraillé par sa culpabilité et sa lassitude.
- Oui, je suis rentré par effraction dans la base. Je suis venu récupérer quelques affaires à moi.
- La capsule de sauvetage avec laquelle vous êtes arrivés sur Terre depuis la Colonie Lunaire Horizon. J'ai consulté votre dossier de long en large, toute à l'heure.
- Pour une IA, tu es bien trop curieuse, grogna Winston alors que ses arcades sourcilières se froncèrent.
- J'ai également un nom, agent Winston. Je m'appelle Athéna et je vous prie de vous en rappeler.
Le scientifique, désarçonné par l’aplomb d'Athéna, ravala son orgueil. Ses créateurs l'avaient baptisé du nom de la déesse grecque de la sagesse et de la stratégie militaire. Elle n'avait pas démérité son appellation.
- Pardonne-moi, Athéna. Je m'en souviendrais.
- J'espère bien, répliqua Athéna d'un ton taquin.
Winston rit de bon cœur à la remarque de son interlocutrice. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ri comme ça.
- Vous êtes donc venus chercher ce qui vous appartenait ? S'enquit Athéna. Dans quel but ?
Winston perdit son regard dans les étoiles alors que ses lèvres se pincèrent en une moue incertaine.
- En fait, je n'en ai aucune idée.
- Aucune idée ?
- Je ne sais même pas pourquoi je suis ici. Pourquoi je suis venu récupérer cette capsule ? Je pense que je voulais la retrouver parce que cela me rappellerait mon passé, ce que j'étais avant de rejoindre Overwatch. Mais à part la nostalgie qu'elle m'évoque, je n'y trouve aucun autre réconfort.
Un instant passa. Athéna resta silencieuse alors que Winston demeurait plongé dans ses pensées. Il cogitait. Reconnaître à haute voix qu'il n'avait aucune raison de se trouver sur la base lui avait fait comprendre la stupidité de sa situation. D'une simple pulsion nostalgique, il avait enfreint plusieurs dispositions du Petras Act et risquait la prison. Tout ça pour une simple capsule de sauvetage capitonnée. Qu'est-ce qu'il espérait en faire ? Il l'aurait jetée à la mer et aurait embarqué pour un voyage aux Canaries ? Il se sentait terriblement idiot.
- Aux sons et aux intonations de votre voix, Agent Winston, je détecte de l'inquiétude et de la détresse, annonça Athéna. Vous semblez perdu.
- C'est le cas, avoua-t-il à contrecœur.
Athéna se mura à nouveau dans le silence. Winston se demanda si elle était aussi gênée que lui devant ses états d'âme. Est-ce qu'une IA pouvait être embarrassée ? Est-ce qu'elle pouvait comprendre son sentiment de perdition ? Winston relâcha ses bras puissants qui retombèrent mollement sur ses genoux et souffla de lassitude.
- Je n'ai nulle part où aller, poursuivit le scientifique. Overwatch a toujours fait partie de ma vie depuis que je suis arrivé sur Terre mais maintenant que tout est terminé, je n'ai aucun endroit où retourner.
Il laissa quelques secondes s'écouler, espérant une réponse de sa compagne d'infortune, mais seuls les cris des oiseaux de mer lui parvinrent.
- Je crois que je comprends votre ressentiment, Agent Winston, ajouta Athéna en brisant le silence.
Winston se tourna vers la console de commandes d'où émanait la voix cristalline de l'intelligence artificielle. Le gorille réalisa à quel point il n'avait pas eu de contacts « humains » avec quelqu'un depuis très longtemps. La dissolution d'Overwatch l'avait contraint à s'isoler, et cette discussion avec Athéna venait de briser sa réserve. Mais elle n'était pas humaine, que pouvait-elle comprendre de ce qu'il ressentait ? Était-elle vraiment une simple IA ? Une machine animée par des circuits et des programmes ? Était-elle plus que cela ?
- Puis-je vous faire une proposition, Agent Winston ?
- Laquelle ? Demanda le gorille intrigué en levant les yeux vers les écrans de commandes.
- Maintenant que vous m'avez réactivée, je vais pouvoir continuer d’assurer le suivi des modules spatiaux et des satellites toujours en service, comme l'aurait voulu le docteur Moreno. Cependant, je crains de ne pas avoir suffisamment de fonctionnalités pour m'occuper de l'entretien de la base et de mes composants en cas de dysfonctionnement ou s'il fallait corriger quelques altérations dans mon programme. On m'a créé pour interagir de manière très avancée avec l'Observatoire et ses infrastructures mais de par ma constitution, je suis très limitée lorsque je suis confronté à des problèmes qui dépassent ma condition d’intelligence artificielle. Et il existe une forte probabilité que je ne puisse pas remplir mes fonctions si un facteur imprévisible venait à survenir, et ce qu'importe la durée envisagée.
- Je ne comprends pas, fit Winston en haussant un sourcil.
- Je vous demande si vous souhaiteriez rester sur le complexe de Gibraltar pour m'aider dans ma tâche. Vous êtes plus que compétent d'après votre dossier. Vos thèmes de recherche et vos travaux en astrophysique et en ingénierie aérospatiale laissent sous-entendre que vous correspondez parfaitement.
- Mais la base est une zone interdite, répliqua Winston en s'arquant sur ses jambes. Je ne suis pas censé être ici et tu ne devrais même pas être activée.
- Comme je vous l'ai expliqué précédemment, reprit Athéna, je contrôle toutes les fonctionnalités de cette base. Je ne laisserai fuiter aucune information au dehors. Je suis en mesure de crypter les transmissions entre l’Observatoire et les autres appareils de communication. Aucun appareil ne sera en mesure de constater ma remise en fonction et votre présence sur le complexe. Le générateur auxiliaire suffit à lui-même pour nous fournir en électricité et nous avons toujours accès à l'eau potable. Il s'agira simplement de vous fournir en nourriture et en eau mais la base possède une serre ainsi que tout ce qui touche à votre bien-être : le sommeil, le confort, l'hygiène, … le papier toilette...
Winston grommela en se frottant le menton puis il s'éloigna de la commande pour observer la salle de travail en contrebas. La proposition d'Athéna l'avait pris de court. Son esprit cartésien pesait les pour et les contre.
- En demeurant ici, vous pourriez poursuivre vos recherches, ajouta Athéna. Il reste assurément des ressources et du matériel au sein du complexe qui pourrait aisément vous convenir. De surcroît, je possède dans ma base de données l'ensemble des rapports, des documents, des plans de prototypes crées par les équipes de recherche de l'organisation Overwatch. Je suis tout à fait prête à vous laisser les consulter librement.
Le gorille examina sa capsule de sauvetage et réalisa qu'avec les chaînes de métal qui pendaient au plafond ; il pourrait faire un excellent nid de grand singe. Son reflet dans la vitre de la salle de contrôle lui offrit son plus beau sourire.
- J'accepte de rester ici, répondit Winston dont le cœur se sentait beaucoup plus léger. Je ne sais pas combien de temps cela va durer mais c'est le meilleur choix à ma portée.
- Je suis satisfaite de l'entendre.
- Tu sais, j'ai toujours beaucoup apprécié cet endroit. Si Overwatch ne m'avait pas placé à Zurich, je pense que j'aurais adoré travaillé avec les équipes scientifiques et les ingénieurs de l'observatoire. Et je commence à croire que ce n'est pas le hasard qui m'a conduit ici aujourd’hui. J'espère que je serais à la hauteur de tes espérances, Athéna, et que je saurais me montrer digne de ta confiance.
- J'ai pleine confiance en vous, répondit Athéna de sa voix cristalline.
- Bien sûr, il va falloir que je fasse quelques petits ajustements à cet endroit mais rien de trop important ou d'extravagant, annonça le gorille en replaçant les lunettes sur son nez.
- Faites comme bon vous semble, Agent Winston.
- Ah ! Inutile de m'appeler agent, Athéna. Reprit le gorille avec un regard complice. Winston me convient très bien.
- Entendu, Winston.
Le gorille avait du mal à contenir son euphorie. La chance lui souriait enfin après tant de déboires. Les réserves qu'il avait émis à la proposition d'Athéna s'étaient évanouies pour laisser place à toutes les possibilités qui s'offraient à lui en restant ici. Son imagination pétillait de toutes les opportunités d'études et de découvertes à sa portée, ainsi que des expériences et des recherches qu'il pourrait mener. Son esprit fourmillait d'idées, de théories et de plans. Ces mêmes perspectives qu'il avait dû mettre de côté lors de la dissolution d'Overwatch, ces derniers mois. Winston se sentait soudainement revivre.
Lorsque le primate s'endormit sur les cousins rembourrés de sa capsule de sauvetage, il passa une nuit paisible, fait qui était devenu très rare pour lui ces derniers temps.
***
Le lendemain, à l'aube, il ne perdit pas de temps et se mit au travail. Empruntant l'une des portes de hangar ouverte par Athéna, le gorille fila à l'extérieur où il croisa la route d'une machine de chantier, dissimulée sous une grande bâche noire. En tirant sur cette dernière, il découvrit que son intuition s'était révélée juste. Il amputa la machine de deux grands pneus, utilisant sa force surhumaine, et il les fit rouler vers le hangar où Athéna l'attendait intriguée :
- A quoi vont servir ces pneus ?
- Eh bien, vois-tu, un individu avec une forte carrure comme la mienne apprécie moyennement des sièges tels que celui-ci.
D’une main, il présenta la chaise de bureau standard qui était placée devant la table de commandes.
- C’est pour ça que je suis allé chercher quelque chose qui est beaucoup plus adapté pour moi, reprit Winston en soulevant un pan du pneu.
Il pivota sur lui-même et le pneu envoya la chaise de bureau dans un coin de la pièce. Winston replaça avec fracas le pneu face à la table de commandes et s’empressa de se lover dans le creux où se trouvait auparavant la jante du véhicule. Affichant un sourire satisfait, assis sur son trône pneumatique, il posa victorieux dans l’espoir qu’Athéna puisse le « voir ».
- Vous semblez bien plus avachi qu’assis, répliqua Athéna d’un ton désapprobateur. De plus, je ne vois pas comment vous pourriez travailler sur la table de commandes dans cette position.
Le sourire de Winston s’agrandit et il leva ses pattes arrières dont les doigts s’agitèrent en un balai désordonné. Les pattes du gorille commencèrent à pianoter sur le pad de la table de commandes tandis que Winston cala ses mains à l’arrière de sa tête, avec une mine parfaitement décontractée.
- Je vois, fit Athéna. C’est inattendu.
- Ha ha, j’ai cette petite astuce pour moi, ricana fièrement Winston en réajustant ses lunettes sur son nez.
- Voulez-vous toujours que je vous montre comment fonctionne l’interface de la base ? demanda l’IA.
- Oui, oui, répondit le primate en s’installant sur le bord du pneu de manière plus studieuse.
Athéna lui expliqua toutes les subtilités de sa programmation et des mécanismes qui la liait avec les infrastructures de l’Observatoire. Au fur et à mesure qu’Athéna lui dévoilait ses secrets et ses faiblesses, Winston eut l’étrange impression qu’il pénétrait dans l’intimité de l’IA. Pourtant elle n’écarta aucune information et apporta toutes les précisions nécessaires afin que son invité puisse totalement appréhender ses nombreuses fonctionnalités. Le scientifique compléta avec ses propres interrogations auxquelles elle apporta toutes les réponses. Winston dut prendre des notes pour être sûr et certain de ne rien oublier. Elle lui indiqua également quelques urgences de manutention auxquelles il devait répondre immédiatement. Winston alla chasser un couple de mouettes qui avait fait son nid sur une antenne relais de la base. Le primate retira le nid coincé au sommet de l’antenne, non sans échapper aux coups de bec vigoureux des occupants, et alla le replacer sur le bord d’une falaise tout en espérant que les mouettes y retourneraient dès qu’il aurait disparu de leur champ de vision. Il dut également nettoyer des sorties de ventilation qui commençaient à être obstruer par de la mousse et vérifier l’alimentation de plusieurs boitiers électriques de la base.
Par la suite, l’IA lui fit visiter la base de long en large et bien que Winston se souvenait de certains endroits, il découvrit de nouveaux locaux et bâtiments qui avaient été ajoutés à la base après sa dernière visite. Il retrouva néanmoins la bibliothèque et la salle des archives du complexe et il se rappela du nombre d’heures passées à consulter les plans de vols et les ouvrages d’astrophysique avancée. Il n’allait pas manquer de lecture. Elle lui montra la serre qui permettait aux scientifiques de faire pousser de nombreux fruits et légumes pour leur consommation personnelle. Eclairés par une lumière artificielle, les végétaux avaient survécu à l’abandon de la base. Athéna lui précisa que la serre pouvait fonctionner de manière autonome pendant une dizaine de mois, se reposant sur un générateur d’électricité indépendant et des resserves d’eau potable. Winston fut plus que ravi de découvrir que les membres de l’Observatoire y avaient planté de nombreux bananiers. Animé par une faim lancinante, il récupéra une main de bananes et dégusta avec gourmandise les fruits alors qu’Athéna lui faisait poursuivre la visite. Le garde-manger de la base ne contenait que des denrées non-périssables ou de la nourriture qui risquait uniquement de perdre de la saveur au fil du temps. Devant les rangées de boites de conserves et des nombreux opportunités de menus, Winston jugea qu’il était encore bien à l’abri de la faim. Au bout d’une rangée, il remarqua des pots de beurre de cacahuètes et il se promit de revenir les chercher plus tard.
Une fois cette visite terminée, Winston s’attela à aménager la salle de travail qui deviendrait son nouveau chez-soi. Il accrocha le second pneu à un crochet du plafond avec l’aide d’un câble résistant qu’il avait aperçu au cours de sa visite guidée, et il le hissa suffisamment haut pour se faire une balançoire. Athéna lui fit remarquer que cela ressemblait beaucoup à ce qu’on pouvait voir dans les enclos des grands primates dans la plupart des zoos. Winston ne le releva pas. C’était peut-être un héritage de ses gênes de gorille mais lorsqu’il était petit, il avait une balançoire similaire à la Colonie Lunaire. Lorsqu’il vit le pneu penduler au bout de sa corde, il testa la résistance de l’attache en grimpant dessus. L’endroit gagnait en confort. La tâche la plus ardue serait de hisser sa capsule de sauvetage pour se créer un nid douillet où il pourrait dormir. Winston trouva des fixations alimentées qu’il put relier aux chaines métalliques de la salle de travail et qui servirait à élever son module de sauvetage dans les airs. Au bout de quelques heures de travail, son nid de singe improvisé surplombait la salle. Il ouvrit la porte de la capsule et y attacha une corde qui lui permettrait de rejoindre le module depuis le sol. Pour les jours suivants, il planifia de récupérer un maximum de matériel dans la base pour le ramener dans son nouveau repaire. Il devait trouver un établi pour travailler et il ne voulait pas utiliser les tables numériques au risque de les abimer et il devait trouver des étagères pour y ranger ce qu’il pourrait trouver dans la base. Celles du garde-manger feraient surement l’affaire. Il avait tant de choses à penser et à faire qu’il ne se rendit pas compte que la journée touchait à son terme.
Winston retourna dans la salle de contrôle où il put se rendre compte que le soleil terminait sa course derrière l’horizon. Il souffla de fatigue et s’assit au creux de son siège improvisé.
- Alors êtes-vous satisfait de votre installation ? demanda Athéna.
- Plutôt, dit le gorille en observant sa balançoire et sa capsule par-dessus son épaule. Merci encore de m’avoir permis de rester ici.
- Je vous en prie. Merci à vous de m’avoir réactivée.
Le gorille sortit un pot de beurre de cacahuètes qu’il avait rangé dans le meuble de bureau adjacent à la table de commandes. Avec ses pattes arrière, il dévissa le couvercle rouge et le posa sur la table de commandes. Avec ses autres pattes, il prit un fruit à la main de bananes qu’il avait accroché à la poignée d’un tiroir, enleva soigneusement la peau de la banane et la trempa dans le pot. Il mordit à pleines dents dans la banane imbibée de beurre de cacahuètes et s’étira longuement.
- Après l’effort, le réconfort.
- C’est un régime alimentaire très particulier, reprit Athéna quelque peu intriguée.
- J’adore le beurre de cacahuètes.
- Peut-être désireriez-vous avoir accès au réseau d’holo-transmissions durant votre repas ?
Winston n’eut pas le temps de se manifester que les écrans de la commande affichèrent plusieurs onglets retransmettant les programmes de différentes chaines d’holo-transmissions. Dans un coin de l’écran, il vit un vieux reportage sur la Crise des Omniums tandis qu’à son opposé deux présentateurs annonçaient à leur audimat un nouvel incident anti-omniaque à Londres. Sur un des écrans latéraux, une femme et un omniaque dansaient passionnément sur une musique de salsa alors que sur l’écran d’en face se trouvait un programme de cuisine où débattait des individus fortement concernés par la cuisson d’un rôti de bœuf. Winston crut reconnaitre des images du film « Some Like It Bot », d’une retransmission de séance de l’Assemblée Générale de l’ONU, d’un anime où combattaient des robots géants, d’un débat télévisé où il n’arrivait pas à distinguer les invités ainsi qu’un documentaire semblant porter sur la ville de Numbani.
- Tu as accès à tous ces programmes ? s’interrogea Winston.
- J’ai accès à de nombreux satellites, Winston. Et je peux aisément récupérer les holo-transmissions des quatre coins de la planète en siphonnant la réception des autre satellites.
- Tu n’as pas peur de te faire prendre ? s’inquiéta le gorille.
- Je suis indétectable, mes créateurs y ont veillé. Ils ne sauront même pas que je récupère de telles données. Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles. En tout cas, vous, vous pouvez.
Winston n’avait pas d’autre choix que de la croire. La grande confiance d’Athéna en ses capacités ne le rassurait pas totalement mais pour l’instant, personne n’était venu les arrêter, malgré la réactivation de l’Observatoire.
- Alors que désirez-vous regarder ? réitéra Athéna.
- J’ai toujours bien aimé « Some Like It Bot », lui répondit Winston en gobant un morceau de bananes.
L’écran principal de la table de commandes affichait maintenant le visage lisse et chromé de Thespion 4.0 qui jouait du saxophone face à A.I. Schylys au visage ciselé et aux yeux creux qui grattait les cordes de son contrebasse. Dans ce film, les deux omniaques se faisaient passer pour des musiciennes afin d’échapper aux rafles anti-robots. Face à ces deux imposteurs, travesties en femmes, robes et perruques comprises, la foule complice était hilare. Winston étouffa un léger rire lorsque les deux policiers surgirent du rideau pour poursuivre les omniaques qui avaient pris leurs jambes à leurs cous. C’était Lena qui lui avait fait découvrir ce film. A l’époque du quartier général de Zurich, ils aimaient beaucoup passer du temps ensemble à regarder des vieux films. Il songea à ce qu’elle pourrait faire en ce moment et où elle pouvait bien se trouver.
- Tu as déjà vu ce film, Athéna ?
- Le Docteur Moreno n’était pas très fan de cinéma.
- Tu veux dire que tu n’as jamais vu de film ?
- Je crains que non, dit Athéna imperturbable.
- Il faut te faut avoir vu des films, surtout les classiques comme « Some Like It Bot », insista Winston en se léchant un doigt plein de beurre de cacahuètes. Vu que nous allons cohabiter, cela va être l’occasion de faire ta culture.
- Je ne suis pas convaincue mais je suis néanmoins curieuse.
Peut-être était-ce le fait de regarder un film avec une intelligence artificielle capable d’assimiler une quantité astronomique de données à la seconde, mais Winston se sentait apaisé. Il dégustait sa nourriture préférée devant un film qui avait été l’une de ses premières découvertes dans un endroit qui lui évoquait tout ce qu’il adorait. Winston craignait que soudainement il ne réalise que ce n’était qu’un rêve et qu’il se trouvait toujours sans foyer où retourner. Le gorille reporta son attention sur le film, préférant se concentrer sur le présent plutôt que de ressasser le passé. Il ignorait si cette béatitude allait durer mais aux vues des épreuves qu’il avait traversé ses derniers mois, il entendait en profiter. Winston enfonça sa main dans le pot de beurre de cacahuètes et se lécha les doigts avec régal.
- Vous savez que c’est très mauvais pour la santé d’abuser de ce genre de nourriture, fit remarquer Athéna d’un air pédant.
- Mais je n’en abuse jamais, répliqua Winston pour se défendre.
- Votre rythme cardiaque m’indique que vous mentez.
- Je t’ai déjà dit de ne pas m’analyser.
Depuis l’extérieur, une demi-douzaine de macaques observaient, intrigués, au travers de la baie vitrée, ce nouvel arrivant. Ce dernier allait surement changer leurs habitudes autour du Rocher mais au fil des années, tout en gardant leurs distances avec lui, ils finiraient par s’accoutumer à sa présence. L’Europe venait d’accueillir une troisième espèce de primate en liberté sur son territoire et elle l’ignorerait pendant encore de nombreuses années.