Overwatch - Crossroads
LE SOLDAT
L’obscurité l’entourait alors qu’il tentait tant bien que mal de faire le vide autour de lui. Il avait ralenti sa respiration afin qu’elle soit plus soutenue. Il était à bout de souffle alors que cela n’aurait pas dû être le cas. On lui avait assuré qu’il serait un autre homme, un homme plus endurant, plus rapide, plus intrépide, plus fort. Pourtant ses poumons semblaient chercher un oxygène qui n’était pas là. Il inspira longuement, se coupant du monde à nouveau, tandis qu’il gardait les yeux fermés. C’était une leçon que lui avait appris son chef de section. Si on veut éviter de tourner dingue, il faut se créer un refuge, un endroit où rien ne peut nous atteindre. Que ce soit pour une minute, une heure, une journée, il faut aller dans le refuge. C’était ce qu’il recommandait aux jeunes bidasses qui partaient au front pour la première fois. Il disait que ce n’était pas infaillible comme méthode mais que ça pouvait leur éviter des traumatismes psychologiques à long terme. A cette époque, Jack avait trouvé que c’était une belle connerie. Cependant au fur et à mesure des années et des opérations, il avait intégré ce rituel et le respectait le plus religieusement possible. En tout cas, il essayait tant bien que mal de retrouver son refuge.
Le vrombissement de la navette de transport l’agitait. Un bruit constant qui s’amplifiait et ralentissait à des intervalles réguliers, à chaque poussée de vitesse. Les secousses et turbulences que subissaient l’aéronef n’arrangeait rien à la situation. Le refuge de Jack s’écroulait dans son esprit. Il était toujours assis, adossé à la carlingue de l’appareil, ressentant chaque tremblement et accélération de l’appareil. Ses poings sur ses genoux se serrèrent d'exaspération et il rouvrit les yeux.
L’obscurité laissa place à la soute de l’aéronef. Celle-ci pouvait contenir une trentaine de soldats sur les rangées de sièges installées de chaque côté tandis que l’espace entre eux pouvait accueillir des équipements ou des véhicules militaires, prêts à être déployés en opération. Tout ce que pouvait voir Jack dans cette soute mal éclairée, c’était son escouade. Des brancards parsemaient le sol de l’aéronef séparant Jack de l’autre rangée de sièges, c’était là que reposaient ses compagnons d’armes.
Au plus près de lui, il y avait 36. On l’appelait Tony, diminutif d’Anthony. Un mec serviable, drôle, qui cherchait toujours à avoir la meilleure blague. Le chef de l’escouade le trouvait bien trop bavard, surtout qu’il savait qu’il était souvent la cible préférée des vannes de Tony. Jack se souvenait de sa manière à tout vouloir tourner en dérision, comme si rien n’était sérieux. Il aimait dire qu’il dédramatisait la situation. Jack aurait bien eu besoin de lui à cet instant.
Plus loin, se trouvaient 54 et 88, Deidre et Benjamin. Ceux-là étaient inséparables, il était le mec taciturne, silencieux mais avec un bon fond et elle était le genre de fille qu’il ne fallait pas emmerder. C’était une soldate nerveuse qui n’hésitait pas à se mettre en difficulté à chaque fois que la situation l’exigeait, que ce soit pour le succès de la mission ou pour la survie de l’équipe. Ben, quant à lui, était le tireur d’élite de l’escouade, deux yeux précis et redoutables, qui avaient fait leurs preuves durant les séances de tir. Mais c’était un timide. Il faisait deux têtes de plus que tout le monde mais il ne voulait que personne le remarque, tout le contraire de Deidre qui jouait tout le temps à la forte tête. C’était pour ça qu’ils s’entendaient bien. Pourtant, l’intrépidité de Deidre ne l’avait pas sauvée et Jack n’entendrait plus son rire rauque et familier. Ben était plus chanceux, si on peut appeler ça de la chance. Une roquette avait explosé à côté de lui et avait emporté son avant-bras droit. Les médecins avaient dès lors tout fait pour le garder en vie. Jack se souvint de son corps brulé et mutilé autour duquel ils s’étaient affairés pour lui insérer des tubes, lui injecter tout sorte de substances, lui brancher des machines et des bidules. Benjamin était toujours vivant, mais allongé au milieu des morts, Jack ne voyait pas trop de différence.
Jack essayait tant bien que mal de ne pas ressasser le combat d’aujourd’hui mais les images et les sons lui revenaient inévitablement à l’esprit : l’odeur du métal chaud, les balles hurlantes et sifflantes et les différentes sonorités qu’elles faisaient en frappant le roc, les armures et la chair. Dans sa tête, résonnaient les râles des roquettes, les cliquetis et les rouages des automates et les grésillements des machines détruites. Le souvenir du cri strident des lames de ces armes de métal, fendant l’air, lui serra les intestins. A cette pensée, il se rappela de Nicholas, 91, les Omniaques ne lui avaient fait aucun cadeau. Tout ce que les machines avaient laissé derrière elles, c’était un tas de viande dégoulinant.
Leur chef d’escouade, 32, s’était battu avec honneur jusqu’à son dernier souffle. Submergé par une unité de bastions E54, il avait réussi à mettre hors service la majorité des boites de conserves jusqu’à ce que l’une d’entre elles passent en configuration tank. Le seul moyen qu’il eut trouvé pour les vaincre fut d’enfoncer sa ceinture de grenade à impulsions dans le canon de l’omniaque. Le souffle de l’explosion avait permis de balayer l’unité de bastions E54 mais 32 avait disparu avec elle.
Jack réalisa avec un certain étonnement qu’il ne connaissait pas le nom de 32. Leur chef d’escouade ne leur avait jamais dit. Cela faisait trois semaines que leur escouade s’était formée et entre eux, ils s’étaient déjà échangé leurs vrais noms, ceux qu’ils conserveraient même après le programme. Seul leur chef s’était abstenu. A quoi bon ? repensa Jack. Il était mort en héros et Jack ne se souviendrait pas de son nom. Il demeurerait 32.
A vrai dire, les corps allongés sur les brancards de la soute, qu’ils soient dissimulés pudiquement sous un linceul blanc ou bien branchés et reliés à des machines de traitement et de soin, tous portaient un numéro. Au-delà du faible éclairage, Jack distinguait des numéros à côté des brancards, des balises qui servaient à identifier les corps, mais aucun nom. 71 se trouvait entre 42 et 39 ; 65 respirait grâce à un tube tandis que 12 et 50 ne respiraient plus ; 87 lui semblait familier et sur le brancard voisin 98 avait le visage recouvert de bandages. Ils n’étaient que des numéros.
Était-ce vraiment le but du programme ? Jack ne s’était jamais senti aussi impuissant et pourtant on leur avait dit qu’ils étaient les meilleurs, qu’ils seraient forts, qu’ils vaincraient les Omniaques, qu’ils seraient les héros du pays. Mais Jack était seul et ses compagnons d’armes, partis. Il pensa à eux. S’il était mort aujourd’hui et que son escouade avait vécu, qui pleureraient-ils ? Jack ? Ou 76 ?
L’ouverture de la porte donnant sur le cockpit de l’aéronef s’ouvrit et le fit sortir de ses pensées. Jack entendit des pas lourds passer la porte qui se referma sans délai. La silhouette faiblement éclairée traversa la soute d’une démarche soutenue et alla s’installer sur la rangée de sièges en face de lui, d’où il n’arrivait pas à discerner ses traits. Quelques secondes s’écoulèrent avant que celui-ci ne remarque la présence de Jack.
- Je croyais être le seul survivant, je m’étais trompé …
Jack resta de marbre et fit semblant de ne pas avoir entendu.
- Les Omniaques t’ont pris ta langue ou t’es pas très loquace de nature ? dit l’homme avec sa voix caverneuse.
- Pas très loquace, répondit Jack sèchement.
D’autres secondes passèrent, où Jack tendit l’oreille et observa son nouveau compagnon de voyage. Il entraperçut sa silhouette s’agiter sur son siège.
- Eh, est-ce que tu aurais du feu, par hasard ? demanda-t-il.
- Non, je ne fume pas.
- Merde…
L’homme semblait rechercher quelque chose sur lui, puis après une hésitation, il se leva et traversa l’espace entre lui et Jack. Il s’approcha d’un corps recouvert d’un linge blanc et lui tâta les poches pour y extraire un briquet zippo. D’un geste vif, il l’ouvrit et la flamme éclaira son visage quelques instants. Il avait une barbe en bouc et des yeux sombres qui ne quittèrent pas Jack. Il inspira longuement sur la cigarette à sa bouche et referma le zippo, avant de s’installer à ses côtés.
- C’est malheureux, tu ne trouves pas ?
Jack ne réagit pas immédiatement. Le vrombissement de l’appareil avait repris avec plus d’intensité. Il n’était pas sûr d’avoir bien entendu.
- Malheureux ? Fit-il à mi-voix.
Les pupilles de son compagnon semblèrent s’éveiller d’une lueur au travers de l’obscurité. La cigarette qu’il gardait en bouche laissa échapper une volute de fumée sombre.
- Ce que tu as devant toi, ce sont les meilleurs soldats de l’armée américaine, reprit l’homme en désignant ses camarades à leurs pieds. L’élite, le haut du panier, les meilleurs des meilleurs des meilleurs. Tu peux les appeler comme tu veux. Des super-soldats...
Jack se souvenait bien de ce qu’on leur avait promis lorsqu’ils avaient accepté d’entrer dans le programme. La fleur de l’armée américaine qu’on les appelait. L’élite qui allait mener les Etats-Unis à la victoire contre les Omniaques. A l’époque, cela avait gonflé l’orgueil de toutes les recrues. Le père de Jack, s’il était toujours de ce monde, aurait été fier de son fils. Il allait faire partie d’une bande de héros comme ceux des holovids de son enfance.
- Terrible constat, continua l’homme en tirant une nouvelle bouffée. De super-soldats, ils sont passés à l’état de super-cadavres.
- Cela te soulage de dégueuler ton cynisme sur des camarades tombés au combat ? Siffla Jack qui avait perdu patience.
- Ils sont morts et le seul respect qu’ils auront dorénavant c’est celui qu’on réserve à tous les morts, rétorqua l’homme. Super-soldat ou pas.
- Par chez moi, on traite les morts avec respect, surtout ceux qui se sont battus pour leur patrie.
- Le drapeau qu’on déposera sur leurs cercueils seront bien utiles pour sécher les larmes de leurs familles et de leurs proches lorsqu’on les mettra en terre.
- Ferme-là.
La colère de Jack ne faisait que croitre alors qu’il s’éloignait peu à peu de son refuge. Il en avait connu des merdeux à la langue bien pendue. La plupart chiait dans leur froc dès qu’il s’agissait d’utiliser leurs poings mais Jack se doutait bien que cet homme-là était plutôt de sa trempe. En réalité, il n’avait plus le courage de se battre et l’autre l’avait bien remarqué.
- C’est quoi ton numéro ? Demanda l’homme.
Jack laissa planer le silence.
- Tes camarades d’escouade, ils sont bien tous là ?
Jack acquiesça simplement sans rien ajouter.
- Ils ne reverront plus jamais un champ de bataille de leur vie, répliqua l’autre. En soi, c’est un soulagement pour eux mais toi, tu vas continuer à te battre, ce que tu as vu aujourd’hui tu vas le revivre jusqu’à ce que ce que, un jour, ce soit toi qui sois allongé dans la soute d’un aéronef.
L’homme écrasa sa cigarette contre la carlingue et Jack le vit balancer les restes au loin. Il se courba, ses coudes s’appuyant sur ses cuisses, et parcourut la soute du regard, pensif.
- Toi aussi, tu es le seul survivant de ton groupe, supposa Jack.
- Exact, répliqua l’autre. Et je n’ai aucun corps à ramener avec moi. Quel piètre chef d’escouade, je fais. Les Omniaques ne nous ont laissé aucune chance. Des vaporisateurs nous sont tombés dessus et en quelques échanges de tir, c’était fini. J’ai plombé ces ordures mais cela ne m’a apporté aucune satisfaction...
Un silence plana entre les deux hommes. Jack constata que l’homme partageait son amertume. Ils étaient des survivants. Ils avaient vu leurs camarades tomber et cela les poursuivrait jusqu’à ce qu’ils tombent eux-mêmes au champ d’honneur.
- Les membres de ton escouade, tu connaissais leurs noms ? S'interrogea Jack.
- Évidemment, répondit l’autre, renfrogné.
- Mon chef d’escouade n’a pas pris cette peine.
- Si on se réduit à de simples numéros, alors on ne vaut pas mieux que les boites de conserves.
Et si c’était la meilleure des finalités pour leur monde ? Un monde d’Omniaques, sans êtres humains. On les avait créés et ils étaient arrivés au stade où leur existence menaçait la nôtre. Les Omniaques se battaient en un front uni, ils ne connaissaient pas la peur, et étaient animés par une indifférence froide et implacable. Tandis que nos forces décroissaient, leurs rangs se multipliaient. C’était peut-être le destin de l’humanité : disparaitre de la surface de la Terre par la main de leurs créatures.
- Crois-tu que les Omniaques pleurent leurs morts ? Demanda Jack à son compagnon d’armes.
- Ces boites de conserves n’ont aucune conscience, c’est ce qui font d’elles de redoutables adversaires. Tant que les grands bonnets n’auront pas compris cela, ils auront beau nous injecter toutes les saloperies qu’ils veulent, on ne gagnera pas la guerre.
- Et qu’est-ce que tu suggères ?
- Les Omniaques sont partout. Les Russes se battent contre eux en Sibérie. Les navires chinois et japonais se démènent pour empêcher les Omniaques d’attaquer leurs navires en Mer de Chine. La moitié de l’Europe croule sous les assauts de ces tas de ferrailles. Et les gouvernements font la sourde oreille entre eux. Le problème est global mais personne n’a le cran de se poser la bonne question. On doit mettre en commun nos ressources, nos informations, nos découvertes et nos meilleurs éléments Si on perd face à eux, c’est game over pour tout le monde, on doit opposer aux Omniaques un front uni.
- J’aimerais bien voir cela arriver, fit Jack avec un léger sourire. Je vois mal les nôtres collaborer avec les Russes.
- Les Allemands ont développé des armures avancées technologiquement qui leur permettent de tenir tête aux Omniaques. Ils se battent en mêlée avec des armes de guerre comme les chevaliers d’autrefois et j’ai entendu dire que grâce à eux, les forces allemandes ont repris espoir dans la lutte.
- Ça reste des hommes dans ces armures, répondit Jack pessimiste. Une armure ou un omniaque lorsque c’est endommagé, ça se répare. Un homme ou une femme ce n’est pas une machine, on ne peut pas les réparer aussi facilement. Certaines blessures brisent les soldats au point où ils ne peuvent plus se battre.
Les yeux de Jack se détournèrent vers le corps mutilé de Ben. Après cela, quelle serait sa vie ? Retournerait-il à la vie civile ou bien pourrait-il à nouveau combattre ? L’armée avait besoin d’hommes valides et un homme complet valait mieux qu’une moitié de super-soldat.
- Par chez moi, on dit qu’il faut se méfier d’un soldat brisé, répliqua l’autre, qu’il n’y a rien de plus dangereux.
- Pourquoi ?
- Parce qu’il n’a plus rien à perdre.
Jack se posa la question. Que pourrait-il supporter ? Jusqu’où pourrait-il encaisser les coups avant d’atteindre le point de non-retour ? Il avait toujours voulu être soldat, même depuis l’époque de l’Indiana lorsqu’il jouait avec ses copains à la guerre dans les grands hectares de la ferme familiale.
- Et toi ? Demanda l’homme. Tu es quel genre de soldat ? Est-ce que tu vas laisser cette guerre te briser ou est-ce que tu vas te battre et survivre pour voir la victoire de l’humanité sur ces machines ?
Au cours de sa formation, il avait toujours répété qu’il préfèrerait mourir sur le champ de bataille tel un vrai soldat plutôt que de mourir en civil dans une guerre qu’il ne mènerait pas de front. Il n’abandonnerait pas même au seuil de la mort. Il était peut-être brisé depuis longtemps.
- Je n’ai pas renoncé à me battre, avoua Jack d’une voix résolue, je compte bien venger nos morts et faire payer ces foutues machines pour toutes les horreurs qu’elles ont commises.
Jack aperçut un sourire se dessiner sur le visage de l’homme.
- Content de savoir que je ne suis pas le seul à vouloir toujours me battre, dit-il.
Ce dernier tendit sa main à Jack.
- Je suis le numéro 24, mais je m’appelle Reyes. Gabriel Reyes.
Jack ne mit pas de temps à réagir. Sa mère lui avait appris qu’on ne refusait pas une poignée de main à quelqu’un, même si, quelques minutes plus tôt, on était prêt à lui donner un pain dans la gueule.
- Jack Morrison et je suis le numéro 76.
- Ravi de te connaitre, Jack, répondit Reyes. J’aurais préféré dans de meilleures conditions.
- C’est notre fardeau de soldat, répliqua simplement Jack, jusqu’à ce les combats prennent fin.
- En espérant, qu’ils prennent fin un jour...
- Lorsque tous les héros de la planète s’uniront …
Le ton de Jack se voulait ironique et le dénommé Reyes ne semblait pas d’humeur à en rire.
- J’étais sérieux lorsque j’ai suggéré cette idée, expliqua Reyes sévère. Maintenant plus que jamais, le monde a besoin de héros, Jack.
- Je n’en doute pas, ricana Jack incrédule. Mais pour moi, ça serait quand même une belle connerie.
***
OVERWATCH - CROSSROADS
Il referma vivement la porte du chalet et traversa la pièce d’un pas rapide, faisant craquer le parquet de bois. Il laissa tomber lourdement ce qu’il portait sur une table adjacente et il put entendre une cascade de bruits métalliques s’écraser au sol. Il actionna un interrupteur et une lumière blafarde éclaira le petit salon qui lui servait de planque. D’un geste brusque, il ouvrit à la volée le vieux placard dans un coin de la pièce. Des manteaux de pluies de couleur sombre se battaient pour le peu d’espace de rangement. Il baissa les yeux sur le sac de voyage écrasé, entre les deux parois du placard, et le tira vers l’extérieur. Il reposa le sac sur une chaise et l’ouvrit, avant de tourner son attention sur ce qui se trouvait sur la table du chalet. Des dizaines de chargeurs et roquettes à impulsions, des grenades de différentes sortes recouvraient la table ainsi que des émetteurs biotiques qui menaçaient de tomber au sol. Il n’avait pas de temps à perdre. Il plaça précipitamment tout cet arsenal dans le sac.
Il rassembla les grenades et les munitions tombées au sol et elles subirent le même sort que les autres : éparpillées au fond du sac. Il porta ses deux mains autour de sa tête, plus exactement autour du masque qui recouvrait la partie inférieure de son visage. La facette recouvrant sa bouche, son nez et ses yeux se détacha de l’ensemble et il s’empressa de l’enlever pour le jeter sur la table. Il reprit lentement son souffle alors que des gouttes de sueur perlaient sur son front et qu’il sentait son diaphragme se soulever et retomber lourdement dans son abdomen. Le refuge n’était plus sûr et son temps était compté.
Il ouvrit un placard et prit à la volée une boite de haricots rouge en conserve. Avec l’aide d’un couteau extrait d’un tiroir, il perça la conserve pour créer une ouverture et l’agrandit pour pouvoir le porter à sa bouche. Il avala le contenu froid et sans saveur de la boite et fit passer son gout insipide par une rasade d’eau du robinet de la cuisine. Il devait reprendre sa respiration. Ses bras et ses jambes lui semblaient tellement lourdes et il était épuisé. Cela faisait deux jours qu’il n’avait pas dormi, et la fatigue le rattrapait enfin. Au pire moment.
Quelques heures auparavant, il avait infiltré un complexe sécurisé d’Helix Security International, situé à une quinzaine de kilomètres du chalet où il s’était réfugié. Il connaissait les lieux comme sa poche, une ancienne base qu’il avait parcourue de long en large. C’était il y a des années maintenant, mais il avait une excellente mémoire : les logos et les panneaux sur les portes des hangars, des bâtiments et des enseignes avaient changé mais pour le reste, tout était demeuré tel quel. Il n’avait rencontré aucun problème pour rentrer dans la base et il s’était efforcé d’éviter tout contact avec des agents de sécurité d’Helix. Certains s’étaient trouvés néanmoins sur son chemin, mais ils n’avaient pas fait long feu. Les agents de sécurité d’Helix avaient beau avoir un équipement et un arsenal supérieur à la moyenne, ils n’avaient rien pu faire contre ses mains délicates. Il ne devait pas tuer. La discrétion restait son meilleur atout, et certains agents reprendraient connaissance dans des lieux et des positions cocasses aux quatre coins du complexe. Cela lui avait pris du temps, mais il avait fait preuve d’ingéniosité avec le matériel qu’il avait sous la main : casier, benne à ordures, caisse vide, buisson, toilettes du troisième sous-sol. Il s’était mué en une ombre silencieuse et implacable. Un spectre.
Il tira vers lui un thermos blanc d’apparence vintage et ne se donna même pas la peine de sortir une tasse ou un verre. Il dévissa l’opercule et but à grandes gorgées, le liquide froid et caféiné qui dégoulinait des commissures de sa bouche. Le thermos vola jusqu’à l’évier de la cuisine, où il déversa ce qui restait de liquide noir, tandis qu’il passa dans la petite salle de bain. Il tira une ficelle activant une faible ampoule et ouvrit en grand le robinet pour s’asperger le visage. Il pensait que cela le tiendrait éveillé, peut-être, pour une dizaine d’heures supplémentaires. Il s’observa dans le miroir fissuré au-dessus de l’évier.
Il aurait aimé se dire que c’était la petite ampoule de la salle de bain qui ne lui offrait pas son meilleur reflet, cependant il se serait voilé la face. Ses cheveux, autrefois blonds, avaient viré au blanc, et bon nombre d’entre eux étaient tombés, dévoilant un front imposant et ridé. Ses traits étaient toujours ciselés et ses joues creusées mais deux balafres ornaient son visage : une profonde qui partait de son front jusqu’à sa joue droite et une plus fine qui barrait sa bouche jusqu’à son menton. D’une simple grimace avec sa bouche, il vit les deux cicatrices se mouvoir. La douleur avait disparu depuis longtemps mais les stigmates ne partaient pas. Le soldat croisa les yeux bleus de son reflet dans le miroir. C’était bien la seule chose qui n’avait pas changé. Mais la pâleur de son visage et les marques de fatigue sous ses yeux lui rappelèrent qu’il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme. La nuit était déjà bien avancée et il y avait un lit dans la chambre d’à côté. Il lui suffisait juste de clore ses yeux pendant quelques secondes pour récupérer. Mais ce n’était plus envisageable. C’était ce qui lui manquait. Du temps.
- Imbécile, maugréa-t-il en secouant ses cheveux mouillés.
Il éteignit la lumière et repassa dans la pièce principale du chalet où l’attendait sa prise. Ce pourquoi, il se retrouvait dans un chalet paumé dans les montagnes du Colorado : le fusil à impulsions. Une arme automatique, à la pointe de la technologie, pouvant tirer balles et roquettes à hélices à une très forte cadence, néanmoins peu lourde et maniable, qu’il avait subtilisé au complexe de sécurité Grand Mesa d’Helix Security International. C’était un prototype qui avait été développé par l’ancien propriétaire de ce complexe et le soldat savait que cette arme lui serait utile dans sa tâche.
Ainsi il était parvenu à passer toute la sécurité du complexe et à s’infiltrer au plus profond des niveaux de la base pour atteindre les coffres où étaient entreposés les prototypes et les schémas d’armes, de véhicules, et de toute sorte d’engins qui auraient irrémédiablement apporté la fin du monde tel qu’on le connaissait. Mais le soldat était venu pour une unique arme. Et tout semblait lui avoir souri, mais il avait surestimé ses compétences de piratage. Il avait mal réglé l’appareil qui lui permettrait de passer outre les barrières de sécurité et qui empêcherait les alarmes de se déclencher. C’était un homme de terrain. Pour lui, le piratage informatique et tout ce qui touchait à l’électronique faisaient partie d’un autre monde, d’ailleurs, auparavant, il y avait toujours quelqu’un qui se chargeait de cet aspect du travail à sa place.
A l’instant où il s’était emparé du fusil à impulsions, les sirènes grondantes de Grand Mesa s’étaient enclenchées et le complexe était sur le pied de guerre. Heureusement pour le soldat, là où il était une buse dans tout ce qui était du domaine de l’informatique, il était un expert en combat rapproché. Bien que la discrétion fût tombée à l’eau, il n’avait pas renié son second objectif : aucun mort. Le soldat avait brisé ou fracturé des bras, des jambes, des coudes, des rotules, quelques cervicales et deux ou trois phalanges mais rien qui n’allait menacer la vie des agents de sécurité d’Helix. Il était parvenu à sortir de la base avec le fusil à impulsions mais il savait également que les agents d’Helix iraient à ses trousses. Ils allaient le traquer et le trouver et il espérait que lorsqu’ils arriveraient ici, il serait déjà parti.
La pluie avait trempé ses vêtements et il regretta de ne pas avoir pris avec lui un des coupes vents du chalet. Le soldat récupéra la veste blanche et bleue qui se trouvait en boule sur un fauteuil et l’enfila. Il remonta la fermeture éclair et massa ses épaules engourdies. Dans le dos de sa veste, on pouvait apercevoir un numéro en rouge et jaune : 76.
Une lumière blanche embrasa l’intérieur du chalet et le soldat, pris au dépourvu, eut pour réflexe de se laisser tomber à terre, craignant une rafale de balles. Un halo de lumière irradiait via les fenêtres du chalet. Parmi les gouttes de pluie qui continuaient à tomber drues sur le toit en bois, il crut distinguer des pas rapides à l’extérieur. Ils l’avaient trouvé.
- Non… Non … Non….
Le déni ne le sauverait pas. Il se traina jusqu’à la table et fit tomber le sac de voyage au sol puis passa la bandoulière autour de son cou. Quand une voix métallique tonna à l’extérieur :
- Inutile de fuir, vous êtes cernés ! Nous avons verrouillé toutes les issues de la maison ! Rendez-vous ! Nous savons que vous avez le prototype !
Il glissa sur le vieux parquet et alla rejoindre l’interrupteur du salon tout en évitant les rayons de lumière qui perçaient les vitres du chalet. Alors qu’il éteignit la petite ampoule du salon, il longea le mur pour rejoindre la fenêtre la plus proche pour jeter un coup d’œil à l’extérieur.
Entre les arbres, deux jeeps, collées l’une à l’autre, éclairaient sa planque de leurs phares. Le soldat arrivait à discerner des silhouettes et des ombres qui gravitaient autour des véhicules. Helix avait sorti le grand jeu avec plus d’une quinzaine d’hommes armés, déployée pour l’occasion. Au travers d’un hautparleur, la voix poursuivit :
- Dernière sommation ! Remettez-nous l’arme et rendez-vous ! Il ne vous sera fait aucun mal ! Il est inutile de recourir à la violence !
- Compte-là-dessus, grommela-t-il.
Le soldat reporta son attention sur le fusil à impulsions. Toujours en évitant la lumière, il attira l’arme vers lui en s’agrippant à sa crosse. Il en profita pour récupérer la partie manquante de son masque alors qu’il reprit position auprès de la fenêtre. Il savait que les forces d’Helix avaient déjà pris place aux entrées du chalet. Il ne pouvait plus espérer s’échapper sans combattre. Heureusement, ce n’était pas la première fois qu’il devait improviser.
- Dernier avertissement avant que nous utilisions la force ! Sortez les mains en l’air ! Rendez-nous le prototype !
- Viens le chercher, fit le soldat en rechargeant le fusil.
Quelques secondes passèrent et la pluie continuait de tomber, déversant une ondée de gouttes entre les aiguilles des sapins. Sur le qui-vive, les agents d’Helix, silencieux, attendaient le signal de l’assaut. Deux détonations troublèrent le calme et une fenêtre du chalet vola en éclats. Des roquettes vrombirent vers l’extérieur et percutèrent les jeeps. Les deux véhicules eurent un soubresaut à l’impact. Les déflagrations des moteurs surprirent les assaillants. La force des explosions envoya des agents au sol alors que les plus réactifs d’entre eux s’étaient écartés. Les roquettes bien placées avaient rempli leur rôle. Les phares des véhicules avaient été détruits. Le chalet se trouvait à nouveau dans le noir. Il venait de lancer les hostilités.
-Intervention ! tonna la voix via le haut-parleur.
La porte d’entrée claqua et les agents d’Helix entrèrent dans le chalet, arme en main. La prudence n’était pas un problème pour eux. Ils traquaient un fugitif, un individu qui avait volé un prototype d’arme dans une base secrète. Leur objectif était de ramener l’arme au complexe et de trucider celui qui avait décidé de se l’accaparer. Deux hommes entrèrent puis un troisième, un quatrième et enfin un cinquième. C’est à ce moment précis, alors que l’escouade cherchait leur cible dans la pièce principale, que le soldat referma la porte du chalet derrière eux, les enfermant avec lui.
Le soldat chargea l’agent le plus proche et d’un vigoureux coup de coude l’étala sur la table. Un autre agent voulut faire feu mais il hurla de douleur alors qu’il sentit les os de son bras se briser, lâchant son arme au passage. Dans un râle de souffrance, l’agent fut projeté contre un autre membre de son escouade. Avant même que ce dernier puisse se relever et appuyer sur la gâchette de son arme, sa mâchoire rencontra la crosse du fameux prototype qu’ils étaient venus récupérer. Des balles fusèrent et traversèrent les murs de bois du chalet. Le soldat ne s’inquiétait pas d’entendre rugir cette musique mortelle. Il connaissait toutes ces chansons et il menait la danse.
Deux coups de poings bien placés mirent K.O. le quatrième membre d’escouade et le cinquième agent d’Helix ne fit pas long feu également. Le soldat réussit à le mettre à terre d’un puissant coup de genou dans le thorax. Le souffle coupé, l’agent tomba sur les rotules mais le soldat ne lui laissa aucun temps mort. Il lui saisit le poignet et l’enserra pour lui faire lâcher son arme. Puis, prenant appui sur ses jambes, il le souleva sur ses épaules et le lança à travers la fenêtre. Le soldat eut un instant de répit où il observa le corps meurtri de son adversaire gesticuler de douleur à l’extérieur du chalet. Ces gars-là avaient suffisamment dégusté et il n’avait aucun intérêt à les tuer. Contrairement à d’autres.
Une tempête de feu pilonna le soldat et il se jeta à terre. Les agents à l’extérieur mitraillaient le chalet, faisant fi de la présence de leurs comparses dans le refuge. Le soldat rampa jusqu’au sac de voyage qu’il avait planqué dans un coin. Il n’avait que trop tardé ici. Il lui fallait quitter le chalet et semer ses poursuivants. Il entendit une fenêtre se briser à l’autre bout du chalet et sut alors qu’une nouvelle équipe d’intervention venait à sa rencontre. Et celle-ci ne ferait pas la même erreur que la précédente.
Dans le couloir menant à la salle de bain, il distingua des silhouettes se positionner dans l’encablure des portes et il entendit le cliquetis des gâchettes, suivi par le hurlement des balles. Il s’élança vers le vieux fauteuil du salon et se réfugia derrière. Les tirs criblèrent et percèrent le fauteuil de toute part et le soldat se recroquevilla sur lui-même en espérant que cela le protégerait des salves. Celles-ci se turent et le soldat envisagea une riposte. D’un léger coup d’œil, il examina le couloir d’où provenait les assaillants. Un objet sphérique roula non loin de lui. Il émettait un léger bourdonnement. Alors que le bourdonnement s’accélérait, le sang du soldat ne fit qu’un tour. Il sortit de sa cachette, se saisit du sac de voyage et sauta par la fenêtre la plus proche.
Le soldat sentit l’explosion de la grenade dans son dos avant de percuter lourdement le sol humide et l’herbe trempée. Cependant sa chute ne s’arrêta pas là, il roula le long du dénivelé butant sur les racines et les branches d’arbres. Au bout de quelques roulades, il essaya de reprendre ses esprits. Il avait échappé à la grenade in-extremis, il devait partir au plus vite avant que les agents d’Helix n’aient constaté qu’il avait survécu à l’explosion.
A une dizaine de mètres au-dessus de sa tête, il voyait les flammes lécher les murs du chalet qui était devenu sa planque au cours de ses derniers jours. Le soldat se sentait terriblement fourbu, sa chute l’avait plus affecté qu’il ne le pensait. Rapidement, il chercha le sac de voyage et le fusil à impulsions qu’il avait lâché lors de sa glissade. Il retrouva le sac de voyage logé au pied du tronc d’un pin, entre deux larges racines et s’agita pour récupérer le précieux fusil.
- Plus un geste !
Le soldat sentit les muscles de son cou se contracter. Par-dessus son épaule, il vit un agent d’Helix pointer un pistolet sur lui. Dans son autre main, il tenait le fusil à impulsions.
- Plus un geste, j’ai dit ! s’égosilla l’agent alors que le soldat s’était retourné pour faire face à son ennemi.
L’agent était dépassé. Le pistolet dans sa main avait la tremblote. Malgré l’obscurité de la nuit et la faible lueur de l’incendie du chalet, il voyait bien que le type d’Helix avait la trouille. Même sa voix le trahissait. Le soldat tenta le tout pour le tout.
En levant les mains, il s’avança lentement vers l’agent d’Helix alors que celui-ci le tenait toujours en joue.
- Bouge pas ! s’écria-t-il.
Son ordre se perdit dans sa gorge. Le soldat n’accéléra pas sa course et maintint un rythme soutenu. Le pistolet de l’agent s’agita de plus bel jusqu’à ce que le soldat arrive à sa hauteur. Il ne quittait pas des yeux la visière écarlate du soldat qui paraissait refléter les flammes envahissant le chalet. Ce dernier baissa l’arme du bleu, tétanisé, et se contenta de lui offrir ses phalanges comme récompense pour son sang-froid.
L’agent d’Helix tomba à la renverse dans un grondement sourd et le soldat récupéra le fusil à impulsions, au milieu de l’herbe.
- Amateur.
Il accorda un dernier regard au chalet qui lui avait servi de refuge. Au loin, il percevait l’agitation des agents d’Helix qui se relançaient à sa poursuite. Le soldat reprit sa respiration et s’élança à travers la forêt, filant entre les troncs des conifères. Il devait les distancer, sans quoi il ne pourrait reprendre la route.
***
Quelques heures plus tard, il se trouvait à la lisière d’une forêt de conifères, longeant une route de bitume qui filait entre les hautes montagnes du Colorado. Le soldat avait réussi à semer ses poursuivants. Maintenant qu’ils avaient trouvé sa planque, il était certain que les agents d’Helix passeraient au peigne fin toute la zone aux alentours du chalet. La suite logique voudrait qu’ils élargissent leurs recherches aux kilomètres alentour jusqu’à ce qu’ils retrouvent leur fugitif. Cependant, le soldat était certain qu’il y avait un endroit où ils n’iraient pas le chercher. Ainsi, il avait pris le pari de revenir vers le complexe Grand Mesa d’Helix pour mieux brouiller les pistes. Sous le couvert de l’obscurité de la nuit et du flot ininterrompu de pluie, il s’était rapproché du complexe militaire pour mieux le contourner, évitant les patrouilles et les gardes sur le qui-vive depuis son incursion, et il avait filé vers le sud.
Son pari se révéla payant. Et après une longue course entre les conifères, où il n’avait rencontré aucun agent d’Helix Security International, il était tombé sur une route sinueuse qui divisait la forêt en deux. Le soldat sentit que c’était le moment de ralentir sa course effrénée. Son intuition lui disait qu’il avait suffisamment mis de distance entre lui et les sbires d’Helix. Il était extenué et il se demandait comment il pouvait encore tenir debout. Il prit un peu de temps pour sortir un coupe-vent de son sac de voyage et y rangea le fusil à impulsions ainsi que la partie de son masque qui lui servait de visière.
Le soldat enfila le manteau de pluie sombre, ajusta la capuche et reprit son chemin. Il avait récupéré son arme et maintenant il était en mesure d’agir. Pour commencer, il avait besoin d’informations et il avait une opportunité à saisir, du moins si ce qu’il avait entendu était vrai.
Une heure passa avant que le soldat n’arrive à un panneau routier qui indiquait les prochaines destinations qui se trouveraient au-delà : plus de deux cents miles le séparaient de Santa Fe, Albuquerque ne serait pas loin derrière puis il devrait encore traverser la moitié du Nouveau-Mexique pour rejoindre El Paso. Ensuite, il lui faudrait passer la frontière. Un plan simple, basique, en espérant qu’il ne se fasse pas prendre. Il avait besoin de repos mais les gars d’Helix ne lui donneraient aucun répit. Il devait au moins quitter le Colorado pour espérer souffler un peu.
Le soldat vit une voiture passer sur la route à côté de lui et songea à solliciter un conducteur. C’était risqué, un peu dément même. Un fugitif qui joue les autostoppeurs, c’est le genre de connerie qu’il avait entendu jeune et qui avait envoyé pas mal d’imbéciles en taule. Pourtant bien que sa raison lui intimât de ne pas le faire, alors qu’il entendait un véhicule arriver dans son dos, il se retourna et leva son pouce dans la direction de Santa-Fe. Les propulseurs latéraux de l’auto vrombirent et elle fila vers le sud. Le soldat ne tint pas compte de ce fiasco et poursuivit sa route sous une pluie battante.
Plusieurs minutes après, alors qu’aucun autre véhicule n’avait emprunté la route, le soldat perçut le ronflement d’un poids lourd. Par-dessus son épaule, il ne vit que les éclats de phares qui lui obstruaient la vue. Et si c’était Helix qui l’avait retrouvé ? Le temps d’une seconde, cette idée lui traversa l’esprit et il se préparait à s’échapper précipitamment en pleine forêt. Il put distinguer finalement qu’il s’agissait d’un camion routier tout ce qu’il y avait de plus normal, avec une rangée de propulseurs qui soulevaient le véhicule et sa cargaison. Il lui fit signe alors que le camion passa à côté de lui tout en klaxonnant. Le soldat crut à un nouvel échec jusqu’à ce que le véhicule s’arrête plus loin sur le bas-côté. Le soldat ne se fit pas prier et courut dans sa direction. Il se rapprocha de la cabine du véhicule et se hissa à la hauteur de la fenêtre du passager.
- Salut !
Le conducteur avait, peut-être quoi, vingt ans, tout au plus : quasiment un môme pour le soldat. Habillé d’un large pantalon bleu et d’un vieux tee-shirt vintage, le chauffeur du camion jaugeait le soldat avec des petits yeux, une casquette aux teintes vertes et bleues de la marque Nano Cola visée sur son visage glabre.
- Salut, répondit simplement le soldat. Vous pouvez me déposer ?
- Vous allez où ?
- El Paso.
- Désolé, mais je vais pas jusque là-bas. Je vais à Albuquerque. Je peux vous déposer là-bas si ça vous va.
- Ça m’ira très bien.
- Eh ben, montez.
Le soldat prit la place du passager et déposa son sac à ses pieds où il n’échapperait pas à sa vigilance. Il retira rapidement son manteau de pluie qu’il roula en boule et posa sur le sac. Le camion reprit son chemin sans tarder et le conducteur s’accordât une brève gorgée du Nano Cola qui se trouvait sur son repose-verre.
- Je m’appelle Neil, fit le conducteur sans quitter la route des yeux.
- Enchanté Neil, moi c’est Jack.
Son ton se voulait un peu enjoué pour faire illusion mais il était réellement heureux de ce auto-stop fortuit.
- C’est pas commun de trouver des gens comme ça en pleine nature, fit Neil. J’emprunte cette route toutes les semaines et c’est la première fois que je croise un auto-stoppeur. En pleine nuit en plus.
Maintenant, il lui fallait trouver une histoire qui tiendrait la route sinon son nouvel ami Neil pourrait se montrer bien suspicieux et le balancer aux flics à la première station-service.
- Croyez-moi, c’est une sacrée histoire, mentit le soldat. J’ai pris un co-voiturage à Salt Lake City mais le type qui m’a ramassé, il était sacrément bizarre. Son auto était une sacrée épave et de prime abord, ça m’a pas vraiment rassuré. Ensuite, alors qu’on roulait et que je voulais pas faire la causette, j’essaie de dormir et je l’entendais marmonner des mots incompréhensibles. Je sais pas si c’était de l’allemand ou du polonais mais ça m’a foutu une sacrée trouille et j’ai pas pu fermer l’œil de la nuit. Il s’arrête à une station-service près de Cedaredge et il me conseille d’aller pisser pendant qu’il fait le plein. J’emmène mon sac au cas-où parce que je n’avais pas confiance en lui et lorsque je ressorts des chiottes, le type et sa caisse avaient disparu.
Neil poussa un soupir de dédain.
- Vous avez eu de la chance. Les routes sont de plus en plus dangereuses et on y croise de sacrés barjos, surtout la nuit.
Le soldat ne lui donna pas tort sur ce point.
- J’ai eu de la chance de vous croiser sur ma route, reprit le soldat pour son numéro de charme. Merci encore.
- De rien, répliqua Neil, vous pouvez être serein avec moi. Je ne suis pas un timbré.
Il ressemble à un Monsieur Tout le Monde, pensa le soldat. Un petit bonhomme simple, bien dans ses bottes, qui faisait son travail sans faire de vagues, et qui, une fois rentré chez lui, mangeait un repas frugal, surfait sur le net, regardait les infos sur son holovidéos et allait se coucher à une heure raisonnable. Cette vie paraissait lointaine pour le soldat. Inaccessible dorénavant.
- Et par curiosité, demanda Neil, qu’est-ce que vous allez faire à El Paso, Jack ?
- Je rends visite à une vieille tante, mentit à nouveau le soldat. Elle est malade et je vais lui apporter un peu de compagnie.
Neil acquiesça sans dire un mot de plus et le soldat croisa les bras pour s’enfoncer dans le siège passager, où il se sentait peu à peu tomber dans un profond sommeil. Un grondement le sortit néanmoins de sa torpeur. Un aéronef passa au-dessus d’eux, phares allumés, et le soldat se tint aux aguets, prêts à s’extraire du véhicule dès qu’une menace surgirait.
- Calmez-vous, ricana le chauffeur. Il y a un complexe militaire pas loin donc c’est normal qu’il y ait un peu de mouvement.
- J’ai eu assez de rebondissements pour une journée, plaisanta le soldat.
Il sentit quelques coups d’œil indiscrets de la part du chauffeur et esquiva son regard en portant son attention sur les rangées de sapins qui se succédaient à l’extérieur.
- C’est une sacrée cicatrice que vous avez là, Jack, fit remarquer Neil compatissant. Je suis peut-être indiscret mais comment vous l’avez eu ?
Le soldat ne pouvait pas dissimuler les balafres sur son visage et aux vues de l’étendue des dégâts, il ne pouvait pas inventer n’importe quoi sur leurs origines. S’il arrivait à bien enjoliver la chose, il pourrait lui parler d’un combat singulier contre un grizzli ou un puma. La carte de l’accident de voiture lui traversa l’esprit et soudain le visage de Vincent lui apparut. Il renfouit cette image au plus profond de son être et sortit une demi-vérité :
- Ça ? dit-il en pointant les marques sur son visage. Une vieille blessure de guerre. J’ai combattu les Omniaques, il y a des années. Et l’un d’entre eux m’a gratifié de ces petits souvenirs.
- J’espère que vous lui avez fait payer, répliqua Neil.
- Évidemment.
Non, la dette n’était pas encore payée. Le soldat n’avait pas oublié comment il avait obtenu ces cicatrices. Il vivait dorénavant pour cela : faire payer ceux qui lui avaient causé tort, à lui et aux siens.
- Mon grand-père est mort lorsque les Omniaques ont attaqué Minneapolis, avoua Neil. Ma tante s’est engagée peu de temps après pour repousser l’ennemi frappait à la frontière. Elle est morte au combat lorsqu’on a repris Winnipeg aux machines. Vous avez servi où ?
- Un peu partout, répondit Jack. Je me souviens de Vancouver et de Seattle. J’ai été déployé dans le Vermont vers la fin de la guerre. Les Omniaques avaient ravagé l’Etat de long en large.
- Mon père me racontait que tout le nord du pays ressemblait à un no-man’s land. J’ai vu les holovidéos de l’époque et j’ai encore du mal à m’imaginer ce que ça donnait en vrai.
- C’était il y a longtemps. Le monde a bien changé depuis.
- Ouais, mais le pays ne s’en est jamais vraiment remis. En dehors des grands axes, y a des groupes de bandits qui attaquent les voyageurs trop téméraires et je ne parle pas des anciennes unités omniaques qui se réveillent en pleine nature et qui se décident à faire un massacre dès qu’ils croisent un humain. Les Etats laissent des groupes privés s’occuper de la sécurité et de l’ordre mais ces groupes, ils n’en ont rien à foutre de notre sécurité, tant qu’ils récupèrent les grosses sommes des contrats passés avec l’Etat.
Le soldat aperçut Neil boire à nouveau une lampée de Nano Cola.
- Et vous, Neil ? Comment vous vous défendez ?
- J’ai ça.
Il sortit un revolver six coups Peacekeeper de la portière et le posa sur son volant.
- J’ai jamais eu l’occase de m’en servir et j’espère que ça restera comme ça, dit Neil en rangeant l’arme dans la portière.
Le soldat n’avait pas tressailli lorsque son chauffeur avait sorti le Peacekeeper. Il n’avait ressenti aucune animosité de la part de Neil mais cela l’informa de l’existence d’une telle arme. Si les choses dégénéraient, Neil pouvait représenter un obstacle. Pas insurmontable toutefois, considéra-t-il.
- Vous n’avez pas eu peur de tomber sur quelqu’un de mal intentionné en me prenant en stop ? s’interrogea le soldat sur un ton léger.
Le routier remua lentement la tête de gauche à droite.
-Non. Trempé, avec votre sac, sur cette route habituellement déserte. J’ai surtout pensé que vous étiez un pauvre type qui avait besoin d’aide.
Le soldat, amusé par la réponse, pouffa et un moment de silence s’installa dans la cabine. Les gouttes de pluie s’écrasèrent en saccades sur le pare prise du camion sous un bourdonnement constant du moteur et des ronflements des propulseurs. Le soldat baissa progressivement sa garde, rattrapé par la fatigue. Le siège passager du camion de Neil n’était pas ce qu’il y avait de plus douillet pour dormir mais pour le soldat, après des semaines sur les routes ou en planque, cela suffirait amplement. Il essayait bien de résister au sommeil. Il devait être paré à toute éventualité.
- D’ailleurs, Jack.
Il sursauta légèrement sous la surprise et se tourna vers Neil qui n’avait pas quitté des yeux la route.
- J’y pensais… J’ai peut-être une idée pour vous emmener à El Paso. Reprit Neil. A Albuquerque, j’ai des potes routiers qui font régulièrement le trajet jusqu’à El Paso. Je pourrais les contacter et l’un d’entre eux pourrait vous prendre avec lui.
- Ce … ce serait vraiment sympa.
- Enfin, n’y pensez pas, quoi, fit-il en reprenant une gorgée de cola. Vous devez être claqué. Reposez-vous. Pas d’arrêt jusqu’à Albuquerque, on devrait pouvoir y arriver rapidement.
- Merci encore, Neil. Vous me sauvez la vie.
C’était la seule vérité à laquelle Neil aurait le droit, songea le soldat.
Petit à petit, il se laissa emporter par le sommeil. Le fusil à impulsions était entre ses mains et il avait pu mettre la main sur d’autres pièces de matériel expérimental. Son premier objectif était accompli et malgré quelques désagréments, il s’en était sorti en vie. Personne n’avait été tué dans cette affaire et il considérait ça comme un miracle, étant donné la tournure des évènements. Il était dorénavant en route pour le Mexique, à l’abri d’Helix et des autorités américaines. Ce qu’il ignorait, c’est que grâce à cette mésaventure, son profil serait bientôt connu par toutes les forces de police américaines ainsi que par toutes les agences fédérales et nationales. Il serait présenté comme un criminel, un hors-la-loi, un terroriste.
Il préféra ne pas y penser et succomba entièrement au sommeil. Pour l’instant, cela n’avait pas d’importance. Helix, Overwatch, Gabriel, Ana, Vincent, tout cela n’avait plus d’importance. Il devait dormir. Il devait reprendre des forces. Les vieilles rancunes ont la vie dure et bien que ses guerres se soient toutes terminées, il avait d’autres combats à mener. Les vieux soldats ne meurent jamais et ils s’éteignent encore moins.