Negaeri
« Dis-moi, humaine, combien êtes-vous dans ton village ? »
Assise en seiza dans une salle austère, Negaeri gardait les yeux fixés sur la porte face à elle. Devant elle, un plat de légumes chauds, fumant et exhalant une odeur douce l’attendait. Depuis combien de temps était-elle là ? Elle ne saurait le dire. L’humaine, préférait fixer la lumière qui émanait de la sortie. Une lueur qui ne disparaissait jamais, lui faisant perpétuellement miroiter une liberté qu’elle ne pouvait atteindre.
« Dis-moi, humaine, qui sont les onmyōji dans ton village ? »
Elle s’était laissé tenter, une fois. Elle s’était approchée de la porte, avait jeté un œil à l’extérieur pour savoir s’il y avait d’autres yōkai. A peine avait-elle posé la main sur la porte que cette dernière s’était refermée, coinçant violemment quatre de ses doigts qui avaient changé de couleur. Sa main était toujours enflée et douloureuse, et tout ce qu’elle avait pour se soulager était un petit bol de neige, qui se renouvelait régulièrement, les yōkai seuls savaient comment.
« Dis-moi, humaine, combien y’a-t-il d’onmyōji dans ton village ? »
Elle perdait patience. Cette satanée maison la retenait prisonnière et s’amusait à l’effrayer avec des apparitions répétées de monstres. Negaeri pouvait à peine dormir, ce qui la rendait déjà irascible, pourtant elle ne pouvait même pas manger à sa faim.
« Dis-moi, humaine, sais-tu qu’ils viennent sur notre territoire, les onmyōji de ton village ? »
Elle recevait pourtant de la nourriture, que Mayoi-ga l’empêchait de dévorer. Dès qu’elle s’en approchait, des cadavres apparaissaient pour la frapper ou l’étrangler. Elle se ruait alors sur le plat et avalait quelques bouchées avant de se faire bousculer avec de plus en plus de violence.
« Dis-moi, humaine, quels sont les pouvoirs des onmyōji de ton village ? »
Et à chaque fois que cela arrivait, elle devait fuir, se perdre dans cet endroit infini pour aller briser le quelque chose qui générait les apparitions.
« Dis-moi, humaine, comment pouvons-nous capturer les onmyōji de ton village ? »
La première fois c’était un miroir, et puis un vase, une autre fois ça avait été la fleur dans le vase. La fois la plus difficile, elle avait dû poursuivre une mouche pour essayer de l’écraser.
« Dis-moi, humaine, comment pouvons-nous vaincre les onmyōji de ton village ? »
Alors elle avait décidé de rester là, sans bouger, c’était ce qu’il y avait de moins pire.
« Dis-moi, humaine, comment pouvons-nous tuer les onmyōji de ton village ? »
Negaeri abattit ses mains sur le parquet, de toutes ses forces. La douleur qu’elle ressentit à la main l’aidait à garder un peu de bon sens. Elle n’en pouvait plus, elle voulait hurler, sortir, même mourir, mais elle ne voulait plus entendre cette maudite voix. C’était la sienne. Elle le savait, elle l’entendait. Elle voyait son reflet, dans les miroirs, dans les vitres, partout.
« Dis-moi…
— Silence ! »
Le plat et les légumes volèrent à travers la pièce pour s’écraser contre un mur en bois.
« Silence, pitié, silence, silence, silence, silence, silence. »
Elle prit une profonde inspiration pour essayer de se calmer. Il fallait qu’elle sorte, à tout prix. Si elle restait trop longtemps, elle deviendrait folle, et ils la tueraient, ou la mangeraient vivante. Elle n’avait pas vraiment envie de le découvrir. Negaeri commença à faire le tour de la pièce comme une furie. Elle observait attentivement chaque recoin, chaque mur, chaque détail. Elle piétina la nourriture encore chaude sans même y porter la moindre attention, passant ses mains sur les murs, cherchant la plus petite défaillance dans cette maison folle. Était-ce vraiment la maison ? Et si ce n’était qu’elle ? Si elle se calmait, et qu’elle sortait par la porte, normalement, comme s’il n’y avait rien ? Elle observa ses doigts noircis et tremblants quelques instants et se remit immédiatement à tâter les murs tout en se demandant ce qu’elle cherchait. C’est alors qu’elle le vit entrer. Il tenait dans ses mains un petit bol de neige fraîche. Il était arrivé, comme dans une maison normale. Alors elle aussi pouvait le faire. Elle devait sortir. Elle se baissa doucement et saisit un morceau du plat brisé.
« J’aimerais sortir, lui dit-elle, sur un ton neutre.
— Je pensais que tu t’en étais rendue compte… Tu es au cœur d’un village yōkai. Si tu quittes cette maison, tous seront capables de sentir ta présence. Tu ne survivras pas longtemps. »
C’était un mensonge. Ce ne pouvait être qu’un mensonge. Negaeri s’approcha de lui.
« Laissez-moi sortir. Je ne peux plus supporter cet endroit.
— As-tu essayé de répondre à ses questions ? » demanda-t-il avec ironie.
Elle ne devait pas répondre, et elle ne le voulait pas. Encore quelques pas. Sa main saignait de serrer le morceau de céramique coupant.
« Je ne sais pas combien d’habitants il y a. Je ne sais pas ce que sont des onmyōji. Je ne sais rien. »
Elle mit toute sa haine dans le coup, frappant juste en dessous du nombril. Mais c’était inutile. Un véritable bouclier de vent s’était interposé. Le morceau de céramique se réduisit en poussière dans sa main. Le yōkai lui asséna une gifle qui la fit tomber.
« Kamaitachi, marmonna-t-elle.
— Tu en sais plus que ce que tu veux bien avouer. Kamaitachi no Itaku. Retiens mon nom, ça pourrait bien être le dernier que tu entends, humaine. »
Un yōkai capable de maitriser le vent, on disait qu’il était capable d’infliger des blessures qui ne saignent pas… ou qu’il mettait ses victimes au sol avant de les décapiter. Il l’attrapa par les cheveux pour l’obliger à la regarder.
« Tu mens. Tu mens comme tu respires, et si tu ne changes pas de comportement, tu ne respireras bientôt plus. »
Itaku la lâcha soudainement et elle se cogna le front contre le sol.
« Les onmyōji sont en ce moment même dans notre territoire, à l’endroit où nous t’avons récupérée. Il semble qu’ils cherchent ton corps. Ils vont être déçus quand ils te verront vivante.
— Vous êtes un kamaitachi.»
Elle se redressa aussi bien qu’elle le put, et le fixa de ses grands yeux bruns.
« Vous nous suiviez, dit-elle avec un sourire amer. Vous avez déclenché l’avalanche et vous m’avez récupérée pour pouvoir obtenir des informations. C’est malin, à un détail près : je ne sais rien.
— Tu te fatigues inutilement. On est tout à fait capable de sentir que tu es toi aussi une onmyōji. »
Negaeri fronça les sourcils, vexée d’avoir été démasquée sans le moindre effort.
« Laissez-moi partir, insista-t-elle. Je ne répondrai pas à vos questions, mais je peux vous offrir quelque chose en retour.
— Quoi donc ?
— La paix. »
« Les guerriers de Tōno ne cherchent pas la paix ! s’exclama l’un d’eux.
— Ils sont sur notre territoire ! Ils nous envahissent ! Nous n’avons qu’à tous les tuer, jusqu’au dernier ! »
Le vieux chef du village, Akagappa, surplombait l’assistance depuis un énorme siège en bois. Son âge avancé, lui avait offert en plus de la sagesse, des pattes douloureuses. Il était moins belliqueux que les féroces guerriers du village, mais il n’en était pas moins capable de tuer.
« Silence ! » rugit-il.
Les autres se turent, par respect et par crainte.
« Les hommes et les yōkai font partis de l’équilibre. Ils sont la lumière, nous somment les ténèbres. Nous sommes faits pour nous dévorer les uns les autres. Cette humaine pense pouvoir convaincre son chef de nous respecter, pourtant ces misérables sont déjà dans la montagne. Comment compte-t-elle s’y prendre pour les faire reculer ?
— Elle prétend être l’héritière légitime de son clan », répondit Itaku.
Un murmure de désapprobation parcourut l’assemblée. Il fallait être des créatures bien futiles pour admettre que le sang lui seul suffisait à désigner un dirigeant.
« Et je parie qu’elle demande notre aide pour reprendre sa place. Les humains sont mesquins. Comment croire qu’elle apportera la paix alors qu’elle complote contre son propre clan ?
— Elle demande à être libérée, intervint le kamaitachi. Rien de plus. »
Un murmure traversa la salle alors que tous les yeux se braquaient sur Akagappa. Sa décision serait celle du village.
« Nous pouvions imaginer la paix. Mais les humains ont violé notre territoire. En ce moment même, les onmyōji creusent la neige sur la montagne sacrée de la déesse Hayachine.
— Éliminons-les, s’exclama un jeune guerrier en s’avançant près d’Itaku. Moi, Awashima, guiderai nos forces jusqu’à ce que leur affront soit payé.
— Ils utilisent des kekkai. »
Le chef fixa l’impétueux avec un regard compréhensif. N’avait-il pas été jeune lui aussi ?
« Il est impossible pour un yōkai de traverser une barrière qui a été mise en place par ces humains. Comment comptes-tu les combattre ?
— Je… »
Il hésita quelques instants, et jeta un regard à Itaku.
« Si un yōkai ne peut passer, un humain le pourra. Si la prisonnière accepte…
— Nous ne voulons pas aider les hommes, intervint un tout petit yōkai. Ils valent moins que nous. Qu’est-ce qui te prend Itaku ? Tu as oublié à quel peuple tu appartiens ? Détruisons leur village, et nous verrons bien s’ils restent sur la montagne sacrée.
— Nous verrons s’ils ont suffisamment d’honneur pour revenir sauver les leurs, hurla l’un d’eux.
— Nous verrons s’ils ont assez d’honneur pour mourir comme des guerriers, » ajouta un autre.
En quelques mots, les yōkai s’embrasèrent d’un désir de combat et de sang. Avoir foulé leur terre était une faute que les humains n’auraient jamais dû commettre.
Chuuritsu avait du mal à y croire, pourtant la température sur les hauteurs était encore plus insupportable qu’au village.
« C’est juste parce qu’il y a du vent, essayait-il de se convaincre. Ou parce qu’on est là où on ne devrait pas être… ou parce qu’on cherche un cadavre sous une montagne de neige. »
Ils creusaient, certains utilisaient de simples outils, d’autres créaient des flammes pour faire fondre les blocs de glace. Ceux qui le pouvaient invoquaient une créature, un shikigami. En temps normal, ces derniers combattaient les yōkai, mais ils étaient si différents les uns des autres, qu’ils pouvaient parfois aider dans d’autres tâches. S’ils le voulaient bien. En réalité, nombre de personnes présentes n’étaient pas des onmyōji. Ils avaient certes quelques pouvoirs, à peine de quoi se défendre face à un yōkai, mais les plus puissants d’entre eux encadraient la zone de recherche pour prévenir toute attaque. Ils avaient tracé des glyphes dans la neige et semblaient en méditation. La difficulté ne consistait pas à dresser une barrière magique, mais à la maintenir. Le kekkai en question était invisible, au moins pour l’œil humain, mais il formait un dôme infranchissable pour les yōkai et protégeait les membres de la famille.
Chuuritsu planta sa pelle dans le sol mou et blanc et dégagea un bon volume de neige. Ils étaient une dizaine à fouiller sur la zone de l’avalanche. Et parmi eux, c’étaient les véritables onmyōji que le jeune homme regardait avec envie. Lui était en apprentissage. Il était capable d’invoquer son propre shikigami, maîtrisait les techniques de base, peut-être un peu plus, mais il n’avait pas encore fait ses preuves. Jamais il ne s’était trouvé face à un yōkai. Cette envie hantait son imagination et ses rêves. À chaque instant, son cœur souhaitait voir un ennemi apparaître, ses muscles se tendaient, répétant inlassablement les mouvements qu’il avait appris depuis des années, ses yeux scrutaient tous les paysages, cherchant la lumière froide des pupilles d’un yōkai. Il voulait briller. Une fois, juste une. Vaincre un yōkai devant toute la famille, être plus rapide, plus habile, plus fort que ceux qui avaient fait le kekkai. Le jeune rêveur était persuadé que si une situation extraordinaire se présentait, son corps ignorerait ses limites. Sans doute sauverait-il la vie de ceux qui ne seront jamais onmyōji. Ils lui seraient reconnaissants. Les plus jeunes le prendraient comme modèle, certains l’idolâtrant, vantant sa force et ses mérites, d’autres rêvant silencieusement d’être lui. L’ennemi arriverait lorsque le soleil disparaîtrait derrière des nuages noirs. Il y aurait un silence de mort, nul n’oserait bouger alors que la créature monstrueuse s’approcherait lentement du dôme protecteur. Cette scène durerait un temps infini, Chuuritsu sentirait l’adrénaline monter, mais il garderait son sang froid. Déterminer le type de yōkai, ses forces, ses faiblesses, l’environnement, en tirer une stratégie, bien sûr la meilleure possible, voilà ce que tous ici feraient.
Une femme des neiges poserait sa main sur le kekkai. Sa peau serait si blanche qu’elle s’estomperait dans le paysage malgré sa bouche d’un rouge vif et dérangeant. Ses longs cheveux soyeux plongeraient dans son beau kimono de soie blanche jusqu’à la naissance de sa poitrine généreuse. Se penchant lentement, en révélant de magnifiques courbes, la yōkai dévoilerait un regard d’or : des pupilles lumineuses, d’une couleur dorée, mais dénuées de tout sentiment… Ses lèvres s’étireraient dans un infime sourire et elle les poserait sur la paroi infranchissable. Une fleur de gel apparaîtrait, et la température chuterait. Impuissants, les onmyōji regarderaient leurs doigts perdre le peu de couleur qu’ils avaient. Leurs phalanges bleuies chercheraient des parchemins d’invocation pour combattre à leur place, mais Chuuritsu serait plus rapide. Il s’imaginait traverser toute la zone en courant, malgré la neige épaisse de plusieurs centimètres, et sortir son sabre, empreint de magie. Les corps des autres seraient déjà engourdis, et le sauveur imaginaire plongerait vers la femme des neiges avant que tout le monde ne meurt gelé. Le sabre traverserait le kekkai et le briserait. La yōkai n’y survivrait pas. Son beau visage ne verrait que lui avant de s’éteindre. Sa dernière pensée irait à celui qu’elle prendrait pour un onmyōji.
« Ne t’arrête pas de creuser Chuuritsu. Plus vite on quittera cet endroit, mieux ce sera. »
Le rêveur soupira, observant le soleil qui avait déjà bien décliné. Ils avaient à peine fait une pause à midi pour se poser près d’un bon feu et partager un repas. Les heures d’effort étaient encore plus rudes à cause du froid et de la neige. Mais il fallait retrouver le corps à tout prix. Le parchemin volé était inestimable.
« Tu as une chance, humaine. Une seule. »
Elle était à l’extérieur. Le monde était si lumineux, si grand, si blanc. Elle se demandait si ce n’était pas encore un piège de la maison yōkai. Pourtant, Negaeri était bel et bien sortie. Elle avait passé la porte, le kamaitachi lui tenant la main pour s’assurer que Mayoi-ga ne fasse pas des siennes et n’essaie pas de l’empêcher de partir. Rien n’était arrivé. Elle n’en revenait pas.
« Il t’arrivera bien pire que d’être enfermée une fois que tu seras retournée chez toi. »
Negaeri le dévisagea. Un ennemi. Ce n’était qu’un ennemi, un yōkai, qui la prenait de haut en plus.
« Et si tu tombes face à un autre yōkai, tu ne survivras pas. »
S’il la laissait partir, aucun d’entre eux ne l’aurait. Une fois ses parchemins récupérés, elle serait forte. Elle savait se battre. Elle vaincrait.
« Qu’attendez-vous de moi exactement ? demanda-t-elle sèchement.
— Plus rien. Il est trop tard pour toi, comme pour les tiens. Nous allons combattre ceux qui souillent la montagne sacrée.
— Ils me cherchent. Je peux faire en sorte qu’ils quittent votre territoire.
— Si tu souhaites te rendre là-bas, libre à toi, mais il y a une chose que tu dois savoir. »
L’humaine le fixait avec haine. Elle était fatiguée, affamée, à bout. Ses doigts étaient toujours d’une couleur anormalement sombre, et avaient à peine dégonflé. Mayoi-ga avait clairement voulu lui arracher un morceau de la main. Les cernes sous ses yeux n’arrangeaient pas son visage sale, et sa mine refrognée. S’il l’avait voulu, Itaku aurait pu la briser en la bousculant. Au moindre choc, physique ou non, Negaeri s’effondrerait comme une fragile statue de glace.
« Ton village va être attaqué à la tombée de la nuit. Tu as à peu près trois heures pour rentrer chez toi et convaincre les tiens d’évacuer.
— Non… »
Elle resta stupéfaite.
« Non. Vous n’allez pas attaquer mon village, vous n’avez pas le droit ! » hurla-t-elle.
Elle éclata en sanglots devant lui. C’était pathétique de voir un être aussi fragile verser de grosses larmes de rage et de désespoir.
« Salaud ! »
Negaeri lui asséna une gifle. Itaku la subit sans sourciller.
« Vous n’êtes que des monstres ! cria-t-elle en le giflant de nouveau. J’espère que vous allez tous crever quand vous vous heurterez aux exorcistes de mon clan. Ils vous feront la peau ! Ils vous tueront jusqu’au dernier ! Vous ne valez rien ! Bande de lâches ! »
Le kamaitachi baissa à peine les yeux face à sa colère. Il se prit un coup de poing au visage, mais la force d’une humaine était dérisoire. Pourtant, la frappe suivante le fit vaciller, et celle d’après lui brûla la joue. Le yōkai recula de quelques pas. Elle avait utilisé des techniques élémentaires. Autour de ses mains, eau, air, terre, feu et foudre se succédaient à un rythme régulier. Des armes basiques, mais elles offraient la possibilité à celui qui les manipulaient de blesser un yōkai.
« Ne sois pas ridicule. Tu ne pourras jamais me vaincre sans quelque chose de plus puissant. »
Negaeri ne baissa pourtant pas sa garde. Le comportement de ses armes évoluait rapidement : l’air qui l’entourait prenait de plus en plus d’ampleur, alors que les autres éléments s’estompaient. Ses bras furent bientôt enveloppés dans des rubans de vent.
« Approche, kamaitachi. Je ne peux pas te vaincre, mais je vais te montrer la valeur de mon clan. »
Il n’eut pas besoin de l’entendre une deuxième fois. En une fraction de seconde, Itaku arriva à sa hauteur et donna un premier coup. Negaeri leva le bras, pas suffisamment haut pour le bloquer directement, mais juste ce qu’il fallait pour que le ruban de vent s’enroule autour de la main du yōkai. Il la croyait faible, et ce fut là son erreur. Il frôla son visage du bout des doigts, sans la blesser, et la technique élémentaire le stoppa en lui écrasant les muscles. Il recula en grimaçant de douleur mais l’onmyōji n’avait aucune intention de lui faire de cadeau. Elle sauta sur l’occasion et tendit le bras. Les bandeaux fusèrent vers le kamaitachi, qui se pencha pour les éviter de justesse. Loin d’en avoir fini, Negaeri se concentra et son arme saisit Itaku à la cheville. Sa technique changea de forme, devenant de l’eau, et il comprit instantanément. Le yōkai essaya de se saisir d’une des faucilles qu’il gardait sur lui en permanence. Plus alerte, l’onmyōji combina l’eau et la foudre. Pris dans une puissante décharge, Itaku convulsa plusieurs instants avant de sectionner l’arme ennemie. Il se laissa tomber dans la neige en partie fondue alors qu’une odeur de viande et de poils grillés flottait dans l’air. De son côté, Negaeri n’en pouvait plus. Elle était à bout de souffle sans même avoir bougé. En sueur, elle sentait ses pouvoirs qui se désagrégeaient et qui laissaient ses bras nus exposés au froid.
« Maintenant tuez-moi. Je n’ai plus la force de me défendre. »
À peine relevé, Itaku serrait sa faucille de toutes ses forces. Jamais il n’avait rencontré d’onmyōji qui lui avait posé de problème au corps à corps. Sa maitrise de l’onmyōdo était redoutable. Si tout son clan se battait comme elle, les yōkai de Tōno feraient face à des adversaires puissants.
« Tu as largement gagné le droit de vivre, lui dit-il. Je te ramènerai chez toi. »
La force, le courage, l’honneur. Telles étaient les valeurs des yōkai du village de Tōno. Jamais Itaku n’aurait cru qu’un être humain puisse faire preuve de toutes ces qualités. Des êtres faibles, qui avaient besoin de la lumière du soleil, gagnés par la peur dès qu’ils devaient affronter l’inconnu. Pourtant, loin d’être la créature faible dont il était persuadé, Negaeri l’avait affronté avec rage, prête à sacrifier sa vie pour l’honneur des siens. Sous-estimée, prise dans un élan de colère, elle s’était défendu avec les armes les plus basiques des onmyōji. Sans peur. Il l’avait laissée faire parce qu’il pensait qu’elle était trop faible pour pouvoir l’égratigner. Les humains étaient-ils tous comme elle ? Ce village perdu dans les montagnes, était-il habité par des êtres aussi braves que des yōkai ?
Inconsciente sur son dos, celle qui venait de gagner son respect était légère comme une plume. Quand il l’avait soulevée, elle ne s’était pas débattue, elle n’avait même pas essayé de le repousser. Elle avait posé la tête sur son épaule et lui avait demandé de l’achever plutôt que de la laisser mourir de froid. Itaku aurait plutôt préféré savoir l’endroit où il devait l’emmener. La maison des onmyōji était certes très reconnaissable, par sa taille et la présence d’un kekkai qui dénoncerait immédiatement sa présence, mais le kamaitachi savait que sa famille voulait sa mort. De plus, il n’osait s’attarder en pleine rue de peur qu’on ne les voie. Il devait y avoir quelqu’un, quelque part.
« Humaine, disait-il en bougeant l’épaule. Tu es dans ton village. Qui peut t’aider ? »
À force de se faire bousculer, Negaeri entrouvrit les yeux dans une respiration profonde.
« Réponds, insista-t-il en la bousculant plus violemment. Qui ?
— Papa. »