Negaeri
Une tempête ravageait le paysage. Les hommes qui vivaient au pied des montagnes restaient cloitrés chez eux et profitaient de la chaleur d’un bon feu. Les murs des maisons tremblaient mais ils essayaient de ne pas y faire attention. Ils ne tournaient que rarement la tête vers le cauchemar qui se déroulait à l’extérieur. Le vent soufflait avec force et faisait plier les arbres alors que la neige malmenée par les bourrasques embrumait le paysage. Parfois, un craquement plus fort que les autres se faisait entendre. On espérait simplement que ce ne soit pas les constructions. Que faire d’autre ? La température était déjà bien en dessous de zéro et les hommes hésitaient à sortir, même pour aider leur prochain. Des rafales similaires avaient déjà terrassé humains comme bêtes, mais ce n’était pas cela qui inquiétait les habitants. L’aura de peur qui prenait les villages alentours ne venait pas d’un simple caprice de la nature. Ce qui les effrayait, c’était les ténèbres. Ici, plus qu’ailleurs, la disparition du soleil éveillait les angoisses les plus profondes.
« On entend leurs pas dans la neige. »
Personne n’en doutait. Les rumeurs qui se racontaient au pied de ces montagnes dépassaient le cadre d’un simple délire collectif. Les traces inhumaines qu’on retrouvait aux premières lueurs du jour, le sang frais où baignaient les cadavres des animaux, et les bruits de créatures inconnues… Voilà ce qu’était devenu le quotidien des fermiers qui vivaient là.
« Toute la région est sous leur emprise. »
Ils régnaient en maître sur les hauteurs, et personne n’osait pénétrer leur territoire. La simple vue des monts rocheux et enneigés pétrifiait les plus courageux. C’était là que vivaient les créatures des ténèbres, les esprits malfaisants, ceux qu’on nommait les yōkai.
« C’est rare d’avoir une journée aussi ensoleillée », pensa-t-elle.
Appuyée contre un arbre, la jeune femme reprenait son souffle. C’était la première fois depuis plusieurs mois qu’elle voyait le soleil briller dans cet endroit et malgré cela, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir peur. Le vent glacial agitait à peine les arbres morts. Ceux-ci craquaient irrégulièrement à cause du froid, et quelques branches fragiles venaient parfois s’écraser mollement dans la neige. Elle frissonna lorsqu’une brise plus insistante vint caresser sa peau alors qu’elle se frottait les mains dans l’espoir de les soulager. Ne pouvant plus rester immobile, elle se pencha légèrement sur le côté pour observer les alentours. Avec prudence, Negaeri s’éloigna du tronc. Elle eut à peine un regard pour les traces de pas qu’elle laissait derrière elle.
« Pas le temps pour ça. »
Elle s’enfonça un peu plus dans cet endroit qu’elle ne connaissait pas bien. Le bout de ses doigts, à peine enroulés dans un bandage, étaient dans un état critique, et même si la jeune femme n’avait pas tout à fait repris son souffle, elle recommença immédiatement à courir. Le froid envahissait rapidement ses poumons et la brûlait de l’intérieur, ses muscles tendus la faisaient souffrir et son cœur semblait prêt à lâcher à tout instant. Malgré la belle journée qui s’annonçait, les conditions restaient rudes : le froid ne faiblissait pas alors qu’elle s’épuisait un peu plus à chaque instant. Le terrain inégal ne facilitait rien. Il la faisait trébucher et, parfois même, blessait ses jambes au point qu’une fine trace rouge coule le long de sa peau. Une furieuse envie de hurler ravageait sa gorge. Elle faisait pourtant ce qu’elle pouvait pour être la plus silencieuse possible. Il n’y avait plus que sa respiration, et son sang qui pulsait jusqu’à ses tempes. Elle ne percevait rien d’autre, ni sa course qui s’alourdissait de plus en plus, ni même la présence de ceux qui la suivaient.
« À l’aide », murmura-t-elle.
Elle ravala ses larmes une fois de plus, pour lever les yeux sur ce qui l’entourait. Il était inutile de crier, cette région était un véritable désert. Impossible pour elle de savoir dans quelle direction aller tant tout se ressemblait. La moindre piste était cachée par une épaisse couverture blanche et le bois mort semblait être le même, qu’importe où est-ce qu’elle regardait. Elle fut prise d’un vertige quand elle se rendit compte du paysage vide qui s’étendait tout autour. Ici, elle ne reconnaissait plus qu’une seule chose : un ancien torii dont le bois commençait à pourrir. Negaeri passa près de lui sans même lui prêter attention, mais elle ne pouvait pas ignorer que le chemin qui menait à la forêt était proscrit.
« Ne prends jamais cette route. »
Que faire d’autre ? Les silhouettes sombres qui avançaient dans sa direction ne lui laissaient aucune échappatoire. La jeune femme se précipita le long de ce sentier quasiment impraticable. Des troncs jonchaient le sol et la neige épaisse l’empêchait d’avancer plus rapidement. Pourtant, autour d’elle les ombres se rapprochaient. Dans sa fuite, son regard fixait le sol parsemé d’obstacles. À peine leva-t-elle les yeux qu’elle tomba sur l’un d’eux. Elle se figea. Il était à une vingtaine de mètres. Ses vêtements blancs passaient presque inaperçus dans le paysage, mais quand il fit volte-face, elle distingua son visage inquiétant. Il observait les alentours, mais elle avait déjà dissimulé sa présence. Silencieusement, Negaeri partit. Sans le quitter des yeux, elle reculait vers un des pans abrupts de la montagne. Ce n’était pas la peine de faire demi-tour ; les autres la pistaient comme des bêtes traquaient une proie. Au moment où elle jugea être suffisamment loin, elle se remit à courir. Au fur et à mesure qu’elle évitait troncs et branches, la falaise se dessinait de plus en plus précisément face à elle. La forêt s’estompa en quelques minutes, et la jeune femme commença son ascension sans même regarder derrière elle. Ses mains s’accrochèrent à la pierre brute et froide.
« Tu penses aller loin ? »
Negaeri se trouvait à plusieurs mètres quand une voix grave résonna. Elle n’eut pas le courage de regarder en dessous, mais elle savait qu’ils étaient là. Sans perdre une seconde, elle s’accrocha à la prise la plus solide qu’elle put voir et se hissa sur une corniche. De là, elle subissait le vent glacial qui soufflait sur la montagne. Pourtant, elle se sentait plus en sécurité. La jeune femme s’inclina à peine pour essayer d’apercevoir ceux qui étaient en bas. Elle s’imaginait déjà leurs regards haineux, mais la hauteur vertigineuse la découragea de se pencher davantage. Negaeri était prise au piège entre ses poursuivants et la hauteur incommensurable de la falaise. Mais avait-elle le choix ?
Les quatre individus avaient attendu patiemment au pied de la montagne. Le soleil déclinait rapidement à cette saison, et la lumière commençaient à disparaitre du flanc de la plus haute montagne de la région. Les couleurs rougeoyantes du ciel pâlissaient pour laisser place aux ténèbres naissantes du crépuscule.
« On dirait bien qu’elle a interrompu sa petite escalade. On devrait l’attraper avant qu’elle ne recommence à grimper.
— Ne dis pas n’importe quoi. Il nous faut juste quelques secondes pour la rejoindre. »
Negaeri gardait les yeux rivés sur le mont Hayachine. Le sommet lui paraissait inatteignable et redescendre était simplement suicidaire. Le froid était devenu encore moins supportable et son inactivité engourdissait ses muscles déjà endoloris. La jeune femme assise dans la neige tremblait comme jamais. Sa peau avait pris une teinte bleue qui ne présageait rien de bon et la fatigue embrumait son esprit. Incapable de reprendre son souffle, elle s’était recroquevillée sur elle-même pour essayer d’arrêter un bourdonnement qui la torturait. Une puissante bourrasque vint s’écraser contre la paroi, faisant vibrer la pierre quelques instants. Negaeri n’entendait plus la voix de ses traqueurs alors que le son s’amplifiait à une vitesse folle. Lorsqu’elle sentit le sol trembler, elle comprit que ce n’était pas son cerveau éreinté qui lui jouait un tour mais sûrement la déesse qui habitait cette montagne.
Elle se leva rapidement en tentant de s’approcher de la paroi. Il était difficile de garder l’équilibre alors que la petite corniche vibrait avec une force anormale. Un premier bloc de pierre tomba près d’elle et la força à se rapprocher du bord.
« Tu ne t’en sortiras pas. Rends-toi ! »
Elle se retourna pour tomber nez à nez avec un de ceux qui la poursuivaient. Ils se servaient tous d’imposants rapaces comme montures, et semblaient la narguer en tournoyant près d’elle. Negaeri leva de nouveau la tête vers le sommet pour se rendre compte de la situation désespérée dans laquelle elle se trouvait. Une quantité colossale de neige dévalait le flanc du mont Hayachine.
« Je préfère mourir! »
Son cri résonna au milieu du rugissement de la montagne. Les larmes aux yeux, elle regarda avec horreur les premières masses de neige qui atteignaient la corniche. Negaeri monta sur un rocher et regarda la neige envahir le peu d’espace qui lui restait. La roche se fissura à ses pieds. Une secousse plus forte que les précédentes la fit vaciller, mais elle s’accrocha à la paroi, aussi fort qu’elle le put alors que les oiseaux s’éloignaient avec leurs cavaliers.
« Vous croyez qu’elle s’en sortira ? hurla l’un d’eux pour couvrir le grondement de l’avalanche.
— Non. La Déesse punit ceux qui s’aventurent sur Sa montagne. On dit qu’Elle jalouse la beauté humaine. »
Ils ne s’attardèrent pas plus près de la zone sinistrée.
« Une meurtrière n’a rien de beau », ajouta l’un d’eux.
Le village n’était pas différent de la dizaine d’autres qu’on pouvait trouver dans cette région. Ici comme ailleurs, les champs étaient abandonnés, de grandes quantités de bois s’amoncelaient près de chaque maison, et si on ne voyait pas de la fumée s’élever des habitations, on aurait pu croire à un lieu abandonné. Même à l’intérieur, les gens portaient des vêtements chauds puisqu’un feu ne suffisait pas à apaiser les frissons. Pourtant, il y avait parmi les habitations un bâtiment plus imposant que les autres où régnait une agitation inhabituelle. Quatre grands rapaces vinrent se poser dans la cour neigeuse. Le plus gros d’entre eux s’ébroua en écartant les ailes pour se débarrasser de ses flocons. Son cavalier failli être désarçonné, mais il s’accrocha aux grandes plumes de l’oiseau avant de baisser la tête et de finir par enserrer affectueusement la créature. Il était doux, chaud, et c’était un véritable soulagement de ne plus avoir de vent glacé qui fouettait la peau. Les autres cavaliers étaient déjà descendus, et grâce à un parchemin rempli de symboles incompréhensibles pour les non-initiés, ils firent disparaitre leur monture.
« Dépêche-toi, le héla l’un d’eux, il ne doit pas aimer rester les pattes dans la neige. »
Chuuritsu offrit à sa créature une dernière caresse sur le bec avant de sortir son propre parchemin.
Les quatre cavaliers accordèrent à peine un regard aux personnes qu’ils croisaient. Leur famille était nombreuse, mais soudée. Cela n’avait rien d’étonnant qu’une vague de tristesse avait submergé la demeure. Les femmes les regardaient d’un air triste, certains hommes les ignoraient, d’autres leur adressaient des regards compatissants.
« Heureusement que notre lignée ne compte pas sur eux. », murmura le plus vieux des quatre.
Pourtant, Chuuritsu lui-même ne pouvait s’empêcher de ressentir un petit gout amer face à ce qu’il venait de faire. Mais c’était pour le bien à tous. La meurtrière de la matriarche ne pouvait pas rester impunie, ainsi, le nouveau chef du clan avait demandé à ce que Negaeri paie son crime de sa propre vie. Il se recueillait dans la salle des prières pour accompagner l’âme de la défunte. D’une austérité certaine, la pièce était démunie de tout meuble, ou de tout ornement. Le sol était fait d’un parquet de bois sombres et suspendus au plafond, deux calligraphies longues de quelques mètres étaient déroulées, encadrant un autel sommaire. Depuis trois jours, une faible odeur d’encens régnait dans la demeure, et cela durerait encore quarante-six jours, jusqu’à ce que l’urne contenant os et cendres soit placée dans le caveau familial. Lentement, l’homme aux cheveux grisonnants se releva. Il s’inclina respectueusement face à l’autel et sortit.
« Quelles sont les nouvelles ? Avez-vous rendu justice ? »
Les bras vengeurs avaient patiemment attendu l’arrivée de Ryoku. Il les regardait avec cet air sévère qui le caractérisait.
« Maître, notre dirigeante a été vengée.
— Ramenez-vous un corps ?
— Nous n’avons pas pu, intervint Chuuritsu. Une avalanche l’a emportée sur le mont Hayachine.
— Puisque la Déesse a voulu prendre sa vie, qu’il en soit ainsi. »
Un sentiment vint troubler son regard un très court instant.
« Maître Ryoku…
— Qu’y-a-t-il ?
— Nous souhaiterions vous parler de l’entraînement des prochains onmyōji.
— Il est trop tôt pour cela. Nous attendrons au moins la fin du deuil.
— Maître, le clan perd en force et en influence chaque jour. Ceux qui ont le pouvoir de combattre les yōkai, les onmyōji, sont de moins en moins nombreux.
— Notre clan possède une force unique et inexploitée. Je rétablirai l’apprentissage de notre héritage, mais nous devons respecter nos aînés et nos ancêtres.
— Oui, maître. »
Elle troublait les habitudes de ce lieu. La respiration lente mais audible, les mouvements calmes et la sérénité qui se dégageaient d’un sommeil profond, tout cela était bien trop rare. Elle ne pouvait s’empêcher de la regarder. L’humaine dormait paisiblement depuis plusieurs heures, et il avait fallu qu’un yōkai veille sur elle. En ce qui la concernait, cela ne lui plaisait pas. Il se servait de ses pouvoirs pour l’empêcher d’agir, et la jeune femme pouvait donc se reposer paisiblement. Elle n’avait pas l’air en forme. Son teint pâle prouvait sa fragilité et sa peau meurtrie aurait pu la faire passer pour morte, en plus des nombreuses blessures qui parcouraient son corps inerte. Et lui… comment rester calme face à lui ? Il l’exaspérait à se servir de ses pouvoirs pour empêcher tout débordement. Elle ne voulait pas la tuer, cette humaine, juste s’amuser un peu avec elle. Elle avait du mal à comprendre. Après tout il était aussi un yōkai. Créatures de la nuit, ils tiraient leur force des ténèbres et de la peur qu’ils suscitaient. Il n’y avait pas de sensation plus délectable que celle de la peur que l’on sentait à plein nez. Elle adorait ça. Et sûrement lui aussi.
« Laisse-la », dit-il soudainement.
Il avait senti son excitation alors que l’humaine resserrait les doigts sur le tissu souple et doux. Déçue par sa volonté de la protéger, elle essaya de se calmer. En vain. Elle la voyait bouger les doigts de quelques millimètres, et ses yeux s’entrouvraient. Elle n’avait aucune envie de la laisser. Dans la pénombre, elle perçut sa silhouette floue qui se redressait. Rien ne la forcerait à la laisser.
« Qui êtes-vous ? »
L’innocence de la question aurait presque pu le faire sourire, mais ses lèvres ne tressaillirent même pas. Elle plissa les yeux en le fixant avec insistance. Son visage se dessinait avec de plus en plus de détail, mais lorsqu’elle croisa son regard, elle sentit son cœur faire un bond. Il sentit la peur l’envahir en une fraction de secondes. Rien de surprenant de la part de quelqu’un comme elle.
« Un yōkai », murmura-t-elle.
Elle savait qu’elle ne se trompait pas. Les légendes de ces créatures traversaient toute la région, et personne n’ignorait qu’il n’y avait que leurs regards pour révéler leur vraie nature. Il avait l’air parfaitement humain, à tel point que même ses vêtements ne le trahissaient pas. Pourtant, il avait ces yeux flamboyants qu’on décrivait dans les contes les plus anciens et les témoignages les plus étranges : ses pupilles paraissaient normales mais dès qu’on y plongeait le regard, elles prenaient une couleur dorée, juste avant que l’horreur ne vous paralyse.
« Tu as de la chance que ce soit moi qui t’ai trouvée », dit-il soudainement.
Elle sentit une sueur froide glisser le long de son cou. Un frisson d’effroi la tétanisait. Et cela ne leur déplaisait pas. Sans que la jeune femme ne s’en rende compte, l’excitation avait tout à coup explosé. Il avait beau faire ce qu’il pouvait pour calmer les choses, sa nature de yōkai l’empêchait de rester stoïque. Il ne pouvait ignorer le frémissement d’exaltation qui traversait la pièce.
« Quel est ton nom, humaine ? »
Sa réaction fut immédiate. La jeune femme balança son drap au visage de son soi-disant sauveur avant de se relever précipitamment. Sans attendre, elle passa la porte et se rua dans un long couloir.
« Que se passe-t-il ? »
Negaeri ne comprenait vraiment pas. Elle avait pensé pouvoir sortir de cet endroit rapidement, mais la réalité était toute autre. En moins d’une minute, la jeune femme était déjà à bout de force. Il faut dire qu’elle ne s’était pas ménagée. Se lever avec autant de précipitation lui avait donné des vertiges et son corps était douloureux. Pourtant il y avait autre chose. L’atmosphère était pesante, l’air presque irrespirable : elle suffoquait. L’humaine s’arrêta quelques instant pour essayer de se calmer, mais rien n’y faisait. Elle tendit la main, cherchant à s’appuyer contre le mur. Ses doigts frôlèrent la paroi faite de bois, mais lorsqu’elle y mit tout son poids, la cloison disparut. Elle se retrouva au sol, surprise. Sans avoir le courage de se remettre debout, la jeune femme leva les yeux pour se rendre compte que ce mur, supposé à sa portée, se trouvait en fait à plusieurs mètres d’elle. Lentement, son esprit commençait à comprendre qu’elle n’aurait pas dû quitter la chambre où elle se trouvait. L’humaine continuait à observer ce mystérieux couloir, et elle réalisait qu’il s’étendait sur une distance faramineuse.
— Mayoi-ga…
— Tu connais les légendes de ce village ?
Elle resta pétrifiée. Sa voix résonna dans la pièce infinie alors qu’un brouillard inquiétant commençait à prendre possession des lieux.
« Que sais-tu de cet endroit ? »
Il avançait vers elle armé de deux faucilles, et Negaeri n’arrivait pas à détacher son regard des lames qui brillaient malgré la pénombre. Elle entendait son propre cœur qui battait à ses tempes avec force. Qu’allait-il faire maintenant qu’elle était à ses pieds ? Il se contenterait de lui prendre la vie, ou il préfèrerait peut-être lui arracher les membres un à un… Elle se sentait condamnée.
« Tu ne dois pas rester là. »
Le yōkai s’accroupit face à elle.
« Cet endroit est dangereux… pour quelqu’un comme toi. »
Il tendit la main et attendit une réaction qui ne vint pas. Il était parfaitement capable de sentir la peur et le mal-être qui la consumaient. Lui-même savait qu’il en était responsable, mais il ne pouvait pas en être autrement.
« Ne me touchez pas ! », hurla-t-elle.
Elle écarquilla les yeux de surprise lorsque le sol se déroba soudainement. Negaeri poussa un cri strident en sentant le vide qui s’était créé sous son corps. Le yōkai tenta de la rattraper, mais Mayoi-ga avait déjà saisi l’occasion. Les lattes du plancher se déformèrent pour se refermer autour de l’humaine. Ne pouvant rien faire, son sauveur entendit son cri étouffé tandis qu’elle semblait s’éloigner à une vitesse faramineuse.
« Elle n’est pas à toi ! »
Il n’obtint aucune réponse, mais l’atmosphère de la pièce changea soudainement. Le brouillard avait complètement disparu, et le trou où Negaeri s’était fait piéger se referma.
« Ne joue pas à ça. »
Il observait attentivement autour de lui. Des dizaines de portes étaient déjà apparues, et plus il attendait, plus il y en avait. Le couloir sans fin changeait de forme et se transformait en un véritable labyrinthe.
Mayoi-ga posa doucement son jouet sur le sol, et le regarda se relever rapidement pour observer les alentours. Le trouble-fête en avait pour un moment avant de réussir à se dépêtrer du petit piège qu’elle avait mis en place.
« Laissez-moi partir, yōkai ! »
Quel jeu amusant ! Une humaine, totalement effrayée qui faisait tout son possible pour essayer de garder son calme, et voilà qu’elle osait lever la voix face à son ravisseur.
Negaeri attendait une réaction et regardait tout autour d’elle avec la plus grande attention. Elle était de nouveau dans la chambre où elle s’était réveillée. La porte en bois trembla, la faisant sursauter. Elle coulissait lentement pour laisser passer une lumière vive. Negaeri fit quelques pas vers la clarté, et distingua un petit chemin de pierre blanchit par la neige.
« La sortie », pensa-t-elle.
Son cœur se serra de soulagement au fur et à mesure qu’elle traversait la pièce. Pourtant, au bout de quelques pas elle s’immobilisa. Après tout ce qui venait de se passer, comment croire ce qu’elle voyait ?
Mayoi-ga… la maison yōkai. Elle était connue pour apparaître aux visiteurs perdus, leur laissant croire à un logis confortable où vivaient des humains. Mais lorsqu’on y entrait, on sentait que l’endroit était dépourvu de toute humanité. Et on le réalisait trop tard. Les hommes étaient une nourriture facile à duper, impressionnable, et incroyablement savoureuse. Elle adorait les préparer. Toute cette peur savoureuse dont elle se délectait, les sueurs froides, les souffles courts, la panique, juste quelques gouttes de sang… voilà ce qu’elle aimait : un repas qu’on prenait le temps d’apprécier. Dommage que le mets du jour n’avait pas essayé la porte de sortie. C’était son tour favori. La voilà qui revenait maintenant au centre de la pièce. Cette humaine dégageait une énergie assez forte, parfumée de stress et de peur. Ses pieds hésitants foulaient le futon posé sur le sol et son regard se promenait dans tous les recoins de cette petite pièce.
Lorsqu’elle remarqua face à elle, un tout petit miroir décoré de fines dorures, Negaeri se pencha légèrement, cherchant à voir son reflet, comme pour s’assurer qu’elle était encore en vie. Son visage se dessina, blafard, fatigué alors que derrière elle, la chambre paraissait encore plus sombre que dans la réalité. Elle explorait les traces des dernières heures, l’épuisement, l’angoisse, quand son image lui sourit. Elle recula et brisa le contact visuel avec le reflet. Sa respiration s’accéléra, et elle se plaqua la main sur la bouche pour s’empêcher de hurler. Terrorisée, elle ne pouvait pas quitter le minuscule miroir des yeux. Il ne restait plus que les murs et leur couleur fade. Le cœur battant, l’humaine se décala de quelques pas et sentit le drap qui se prit dans ses pieds.
Negaeri tituba mais réussit à garder son équilibre. Le matelas commençait à devenir anormalement mou, et le grand morceau de tissu s’enroulait autour de sa jambe, prévenant tout tentative de fuite. C’est alors que son reflet réapparut dans le miroir. Il posa ses mains sur la dorure, et commença à s’extirper de la glace. Il se tourna immédiatement vers son original, toutes dents dehors. Ses bras s’allongèrent et virent saisir l’humaine à la gorge. Il l’attirait à lui, plantant ses ongles dans sa peau blêmie par la peur. La distance se réduisait à toute vitesse. Elle se sentait perdue. Pourtant elle en avait tant entendu sur les yōkai et leurs pouvoirs, elle savait tant de choses, pourquoi n’était-elle pas capable de combattre cette maison, de la… briser ? Elle hésita un bref instant, fixant sa propre image qui l’attirait. Negaeri fonça là où se tenait son salut, bouscula son double meurtrier de toutes ses forces et jeta le miroir au sol. Elle le piétina, pour s’assurer qu’il était bel et bien en morceaux et l’étreinte au tour de son cou disparut. Sans réfléchir davantage, l’humaine courut jusqu’à la porte et se retrouva nez à nez avec l’autre yōkai.
« Tu ne peux pas quitter cet endroit. »
Malgré les ténèbres et le calme qui régnaient depuis plusieurs heures, Chuuritsu n’arrivait pas à s’endormir. Il s’était levé, et se promenait dans la neige, laissant derrière lui une longue piste qui faisait le tour d’un jardin désert. Son imagination lui faisait vivre et revivre la scène du mont Hayachine : Negaeri sur la falaise, le froid mordant, l’incroyable bourrasque de vent juste avant l’affaissement du pan de neige, lui qui s’éloignait sur le dos de son shikigami, les regards désolés des membres de la famille… Tout cela le travaillait bien plus que ce qu’il avait pensé.
« Ma première véritable mission », pensait-il.
Il n’y avait rien à voir dans un tel paysage. Juste le sol blanc et le ciel noir. C’était si simple de les distinguer…
« Qui est là ? »
Il se retourna brutalement, scrutant scrupuleusement la nuit. Aucun yōkai ne pouvait pénétrer dans ces murs sans que tout le monde le sache, mais n’importe quel être humain le pouvait…
« Tu n’arrives pas à dormir Chuuritsu ? »
La démarche sure, l’homme s’approcha.
« Maître », dit-il en s’inclinant respectueusement.
Il avait bien l’air dix ans plus vieux dans la pénombre. Ses traits fatigués et creusés laissaient supposer qu’il ne dormait pas beaucoup. Rien de plus normal pour celui qui venait d’hériter de la charge de guider la famille. Le jeune onmyōji était quand même heureux que ce soit lui. Le clan avait besoin d’une main ferme mais juste pour l’aider à lever la tête.
« Que t’arrive-t-il ? demanda son aîné sans détour.
— Je… C’est Negaeri, hésita-t-il. Elle est… morte. Sans même se défendre, ajouta-t-il avant que son maître n’eut le temps de dire quoi que ce soit. Si elle avait au moins lutté, juste un peu, j’aurais moins l’impression d’être un monstre. On l’a poursuivie pendant plusieurs heures, et puis il y a eu l’avalanche. Ça a été si facile…
— Elle était affaiblie. Tu auras des choses bien plus périlleuses à accomplir si tu affrontes des yōkai.
— Oui, mais. Ce que je veux dire c’est que… ça a été si facile de la laisser mourir. On est des onmyōji, n’est-ce pas ? On est là pour protéger les humains des yōkai.
— Negaeri a trahi la famille. Elle voulait acquérir un pouvoir interdit, et pour cela, elle est allée trop loin.
— Je sais… Mais nous allons restaurer l’apprentissage de la technique. C’est assez paradoxal de l’avoir condamnée. »
Le maître lui adressa un sourire triste.
« Elle a plongé les mains dans le sang. Aucun de nous n’est allé si loin.
— Si. On l’a tuée. Elle n’a pas voulu se rendre. Alors on l’a tuée.
— Et vous l’avez fait pour de bonnes raisons, Chuuritsu. »
Il n’avait peut-être pas tort. Il n’y a pas de honte à punir un crime. Comment pouvait-il en douter ? Il avait accepté d’y aller, convaincu d’agir pour le mieux. Maintenant que c’était fait, il n’y avait plus de raison de douter de toute façon.
« Il va falloir récupérer son corps, ajouta Maître Ryoku dans un murmure. Le parchemin… Elle l’avait pris. »
Chuuritsu écarquilla les yeux sous la surprise.
« Voilà pourquoi elle n’avait pas voulu se rendre… Il faut absolument le récupérer. Notre clan en a besoin ! dit-il en élevant la voix. Les yōkai de Tōno sont de plus en plus puissants, et notre sang s’épuise. Nous perdons du pouvoir à chaque génération. S’ils nous attaquent, ils décimeront tous les villages au pied des montagnes ! Il faut aller chercher le parchemin avant qu’ils le trouvent !
— Calme-toi, répondit-il doucement. On ne peut pas y aller sans être préparés. Il ne fait pas bon traîner dans le territoire des yōkai. Les recherches prendront du temps, et ils nous attaqueront dès qu’ils se rendront compte de notre présence. »