La Source de vie
La maison du seigneur était traditionnelle. De longs couloirs menaient à des pièces tapissées d'un papier fin, couleur crème, orné de dessins de grues couronnées perdues au milieu d'un feuillage dense. On n'exhibait aucune richesse au contraire, après quelques pas, il était clair à Kiba et Naruto qu'ils baignaient dans un certain dépouillement. Mis à part les tapisseries et quelques rouleaux peints accrochés aux murs, les pièces étaient quasiment vides. Les couloirs eux aussi étaient vides et le silence qui y régnait total. On entendait rien d'autre que les pas des shinobis et le cliquetis des griffes d'Akamaru sur le parquet brillant.
Dame Tsukokami les attendait dans la pièce tout au fond du grand couloir qui constituait la colonne vertébrale de la bâtisse. Elle était assise devant le shoji ouvert qui donnait sur le jardin, une tasse de thé entre les mains.
C'était une de ces vieilles femmes qui se ramassent avec l'âge. Elle ne devait pas faire plus d'un mètre quarante et elle était si maigre qu'un coup de vent aurait pu la briser. Ses mains, dont les longs doigts osseux étaient enroulés comme de vieux serpents autour de la céramique sombre, étaient pâles et la peau, qui semblait rugueuse comme du parchemin, était parcourue de grosses veines bleues et gonflées. Ses yeux étaient cachés sous des paupières lourdes qui ne laissaient ouvertes que deux fentes, à peine assez grandes pour laisser passer la lumière. Le peu de cheveux qui restaient sur son crâne presque chauve tombaient sur ses épaules aux reliefs aigus, visibles à travers le tissu pourtant épais de son kimono écru.
Quand les deux ninjas entrèrent, le serviteur resta et Aki disparut après une courbette. Dame Tsukokami, elle, laissa passer une longue minute avant de se tourner vers eux. Pourtant, le coin de son œil remuait, sa paupière pleine de rides se soulevait, trahissant son intérêt. Conscients qu'elle les testait, ni Kiba, ni Naruto ne bougèrent un muscle. Ils avaient été formés pour cela.
Quand, finalement, la vieille se tourna vers eux, elle les invita, d'un geste de la main, à s'approcher. Elle lança un regard au serviteur, qui hocha la tête d'un air entendu et sortit.
Kiba fut le premier à s'avancer. Il traversa la pièce et s'agenouilla devant Dame Tsukokami. Elle posa sa tasse et lui tendit une main, paume tournée vers le ciel, sur laquelle il posa la sienne.
— Alors, comme cela, tu souhaites acquérir l'Élixir de vie, ninja de Konoha, siffla-t-elle d'une voix presque éteinte.
— Oui, nous sommes tous les trois venus afin de passer l'épreuve, répondit-il en se tournant vers Naruto et Akamaru. Nous avons besoin de cet élixir le plus rapidement possible. Si nous pouvions passer l'épreuve aujourd'hui, ce serait parfait.
La vieille retira sa main de celle de Kiba et se leva péniblement. Elle fit quelques pas dans la pièce et revint vers le shoji ouvert.
— Malheureusement pour vous, il vous faudra patienter au moins une nuit. C'est un rite dont la préparation est longue et je ne suis plus aussi énergique que dans ma jeunesse. Et puis, celui qui choisira d'accomplir l'épreuve devra passer une nuit dans le jardin qui se trouve là-bas, afin de réfléchir et de se préparer lui aussi.
Le shoji de l'entrée coulissa et l'enfant étrange réapparut. Il portait une lourde théière en fonte, de laquelle s'échappait cette odeur désagréable que Kiba avait de plus en plus sentie en arrivant dans la maison. Il tenta de se concentrer pour parvenir à définir ce dont il s'agissait, mais, alors qu'il se sentait approcher de la réponse, la tête se mit à lui tourner. Il avait plusieurs fois été victime des drogues soporifiques utilisées en combat. La première fois, c'était même Kurenaï qui leur en avait fait inhaler, à Hinata, Shino et lui, pour leur apprendre à reconnaître les symptômes et s'éloigner de la source du problème. Là, les symptômes étaient similaires : picotements dans les doigts et les orteils, brèves absences, vertiges mais la théière, qui était apparemment la source du problème, était passée juste à côté de Naruto, et celui-ci n'avait pas semblé plus affecté que cela.
L'enfant posa son fardeau sur la table, accompagné d'une tasse sans anse, comme celles dont on se servait pour les cérémonies du thé. Il tenait aussi, dans la main droite, un fouet en bambou dont les rayons étaient devenus rouge à force d'utilisation. Il s'agenouilla et versa un peu d'eau dans la tasse avant de mélanger le tout à l'aide du fouet. Ses gestes étaient sûrs, précis, comme s'il les avait répétés encore et encore.
Quand il eut terminé, il se leva, la tasse entre les mains et interrogea la vieille femme du regard.
— Alors, lequel d'entre vous passera cette épreuve ? demanda-t-elle.
Elle avait posé la question tournée vers Kiba, aussi était-il évident qu'elle avait déjà une idée de la réponse.
— Moi, répondit immédiatement Kiba, de sorte que Naruto n'eut même pas le temps de protester. Je le ferai.
— Nagisa, mon petit, dit la vieille femme en se tournant vers son apprenti. Viens par ici.
L'enfant s'approcha à tous petits pas de Kiba, comme s'il en était effrayé. Il s'accroupit près de lui et lui tendit la tasse. Kiba s'en saisit et plongea son regard dans le liquide rouge et épais. Il avait cru, un instant, qu'il aurait la couleur et la texture du sang, mais le breuvage ressemblait plutôt à un drôle de jus de framboises. L'odeur étrange qu'il avait sentie dans la maison et sur Nagisa s'en dégageait, plus forte que jamais. Mais même à quelques centimètres de la tasse, il n'arrivait pas à la définir de façon satisfaisante. À chaque inhalation, le parfum changeait du tout au tout et les vertiges revenaient, de plus en plus forts. C'était comme si l'odeur s'échappait et tentait de se dissimuler en se déguisant. Pourtant, en arrière-fond, subsistait toujours cette même note amère, trop puissante pour être cachée.
— Buvez sans crainte, mon garçon, l'encouragea Dame Tsukokami. Il vous faudra vider cette tasse avant de pouvoir passer à la prochaine étape.
Kiba lança un regard à Naruto, qui semblait tout aussi désemparé que lui. Il reporta son attention sur la tasse et, sans se donner le temps de réfléchir, la but d'un seul trait. Ce n'était pas aussi mauvais que ce qu'il avait craint. En vérité, ce n'était pas très différent d'un thé plutôt léger. Quand il eut terminé, il ne se passa rien. Il avait pensé s'endormir immédiatement, ou se sentir étrange, étourdi, nauséeux mais rien de tout cela ne se produisit. A la place, il se leva et se tourna vers Dame Tsukokami.
— Allez, passons à la suite, déclara-t-il, décidé.
Un sourire bienveillant se dessina sur les lèvres de la vieille femme. D'un geste de la main, elle invita Nagisa à prendre en charge la suite du rituel. Il obtempéra et guida Kiba jusque dans le jardin.
— Akamaru… Mon chien…
— Vous devez être seul dans le jardin, dit Nagisa d'une voix égale en le poussant du plat de la main. C'est essentiel à la réussite du rituel.
Ils traversèrent le jardin jusqu'à une grande porte rouge. Elle était gigantesque, assez large pour laisser passer au moins quinze hommes côte à côte, et ornée de bas-reliefs dorés. Dragons et démons sculptés s'affrontaient sur les lourds panneaux de bois, alors que des hommes, tout en bas, les observaient dans un mélange de crainte et d'admiration. Mais ce qui retint le plus l'attention de Kiba fut l'hirondelle, gravée juste à la hauteur de son regard. C'était un détail si étrange dans son insignifiance qu'il ne put s'empêcher de longuement l'observer, ce petit oiseau si fragile au milieu du champ de bataille. Il le fixa si intensément qu'il crut même, un instant, le voir bouger.
— Vous devrez passer la nuit dans le jardin, pour vous purifier, expliqua Nagisa. Vous serez alors prêt à aller chercher l'Élixir de Vie.
Il posa la main sur la porte et celle-ci s'ouvrit d'elle-même dans un mouvement fluide, sans un seul grincement. Derrière se trouvait ce que Kiba prit d'abord pour un grand verger mais qui, après une inspection plus poussée, ne contenait qu'une seule espèce d'arbre, aux énormes fleurs blanches. Il s'avança de quelques pas pour mieux les examiner, mais s'aperçut rapidement que Nagisa ne le suivait plus.
— Je n'ai pas le droit d'entrer dans le jardin, expliqua-t-il face au regard interrogatif de Kiba. C'est un chemin que vous devez faire seul. Je viendrai vous chercher demain matin.
Sur ces mots, il referma les portes et Kiba se retrouva complètement seul. Ne pouvant rien faire d'autre, il s'avança vers les arbres afin d'en examiner les fleurs si étranges. Elles étaient blanches, aux extrémités d'un rose pâle de fleur de cerisier. Contrairement aux fleurs que Kiba avait l'habitude de voir, celles-ci étaient en forme de trompettes ou de jupes évasées au niveau des chevilles, comme en portaient les filles l'été. Ces drôles de cornets, aussi gros que sa main, tombaient vers le sol, lourds sur leurs branches fines et tendres. Il en prit un, laissa courir ses doigts le long des pétales, solides et fermes sous ses doigts, et plongea son nez dans la corolle. Il sentit d'abord une rose, puis une jonquille et enfin, une pivoine avant que l'odeur ne change encore. C'était cela que l'on avait dû lui donner à boire dans la maison.
Partout, ces arbres étaient partout autour de lui. Il n'avait comme abri que les larges feuilles et une minuscule maisonnette dans laquelle était installée une couchette, à peine assez grande pour pouvoir s'y allonger. Il pouvait boire dans un ruisseau pas plus large que son bras et une corbeille de fruits avait été déposée sur la couchette.
Après avoir fait un tour du verger, puis encore un autre, Kiba finit par s'asseoir sur la couchette. Sans Akamaru à ses côtés, il s'ennuyait et le temps lui paraissait long d'autant plus qu'il avait l'impression de ne réussir qu'à perdre son temps et qu'il pouvait très bien être trop tard pour sauver Neji.
A partir du moment où Neji lui revint à l'esprit, il fut impossible de le chasser et les heures n'en passèrent que plus lentement. Il le revoyait sur son lit d'hôpital, avec tous ces tuyaux, ces aiguilles et ces bandelettes couvertes d'inscriptions. Il revoyait son teint cireux, ses yeux cernés et le creux de son bras où la perfusion avait laissé une marque violacée. Tout cela à cause de cette maudite marque !
A cette pensée, Kiba se leva. Il avait besoin de bouger, d'évacuer la fureur qui l'envahissait tout à coup.
Le ciel était couvert, mais il faisait chaud. Très chaud. Le temps était lourd et ne tarderait pas à virer à l'orage. Au-dessus du jardin, les nuages étaient noirs, la lumière qui filtrait au travers blafarde et sans vie. Les arbres commencèrent à suinter un liquide clair, semblable à de la lymphe. Kiba n'y prêta pas attention. La colère et l'agitation lui avaient donné soif. Il suait à grosses gouttes, mais sa bouche et sa gorge étaient sèches comme un jour sans pluie à Suna. Il se précipita sur le ruisseau et avala plusieurs grosses gorgées d'eau, sans effet. La chaleur était toujours écrasante et la soif le tenaillait. Il retira son manteau, qu'il jeta près de la couchette, et alla s'asseoir au pied d'un arbre ombragé. Il passa sa main dans la lymphe qui coulait de l'écorce fine des arbres, dans l'espoir qu'elle puisse le rafraîchir mais, quand il regarda sur ses doigts ce qu'il avait récolté, le liquide clair était devenu rouge et dégageait l'odeur métallique du sang frais. Kiba eut un mouvement de recul et courut immédiatement rincer sa main souillée dans le cours d'eau. Pourtant, quand il revint inspecter le tronc de l'arbre, celui-ci était complètement sec.
*
— Tu resteras ici pour la soirée, déclara Nagisa d'un ton égal en invitant Naruto à entrer. Nous t'apporterons un repas plus tard.
Avant que Naruto ait pu répondre, le shoji se referma d'un coup sec, écrasant presque la queue d'Akamaru qui se réfugia sur le futon plié en couinant.
La chambre de six tatamis, située au premier étage d'une maison en plein centre du village, était d'un style parfaitement traditionnel, qu'on ne trouvait plus guère que dans les coins reculés. Les murs étaient écrus, rehaussés de boiseries claires qui avaient grand besoin d'être cirées. Quatre coussins étaient disposés autour d'une table chauffante dont on avait retiré la couverture et une commode basse était appuyée contre le mur du fond, en dessous de la fenêtre.
Naruto s'assit en tailleur sur le sol rugueux, les bras croisés. Il avait à peine pu protester quand Kiba était parti sans se retourner. C'était vraiment à croire qu'il n'existait pas…
— Non mais, qu'est-ce qui lui prend franchement ? maugréa-t-il pour lui-même.
Akamaru releva la tête et jappa plaintivement. Lui non plus n'avait pas compris que son maître l'abandonne comme cela, alors qu'ils avaient toujours tout fait ensemble.
— Je ne sais pas quelle mouche l'a piqué, lança Naruto à l'adresse du petit chien, mais il est vraiment bizarre…
Il allait continuer mais, se rappelant qu'il parlait à un chien qui n'allait de toute façon pas lui répondre, il préféra se taire avant de passer pour un idiot. Il s'allongea, la tête sur un coussin, fixant le plafond peint dans le même ton beige pâle que le reste de la pièce.
Il savait que Kiba devait réussir l'épreuve seul. La vieille le lui avait expliqué assez clairement quand il avait tenté d'entrer dans le jardin. Il frissonna en repensant à cette main aux doigts crochus qui avait enserré son poignet avec une force incroyable, alors qu'il avançait d'un pas ferme sur les traces de Kiba. Il s'était arrêté net quand un ongle pointu avait commencé à s'insinuer dans sa chair. Il n'allait pas se mentir : cet endroit lui fichait la trouille. Tout semblait étrange, des habitants aux bâtiments, et surtout cette vieille et son apprenti. Mais il se rendait aussi compte que c'était une épreuve par laquelle ils devaient passer pour sauver Neji.
Tout de même, c'était étrange, n'arrêtait-il pas de se dire. Il aurait cru les deux ninjas en des termes plus… distants. Si quelqu'un s'en était pris à Sakura de la même façon que Neji s'en était pris à Hinata, il aurait été plus hésitant à aller lui sauver la vie. Mais, conclut-il finalement, peut-être que Kiba faisait tout cela pour Hinata. Ils étaient assez proches tous les deux, il était même possible qu'il ait des sentiments pour elle.
Il se redressa et jeta un coup d'œil par la fenêtre. La grande place était déserte, à l'exception d'un chat tigré qui traversait jusqu'à sa maison. Il avançait au petit trot, évitant soigneusement le puits au centre et accéléra le pas quand Akamaru, qui avait rejoint Naruto, aboya furieusement.
En se retournant pour trouver de quoi s'occuper, Naruto vit que le bandeau de Sasuke était tombé au sol quand son sac s'était renversé. Il l'emmenait partout depuis qu'il avait réussi à persuader Kakashi de le lui rendre. À vrai dire, ce n'était probablement pas une très bonne idée mais la présence de ce bandeau le rassurait. Elle lui donnait un objectif tangible, lui permettait de ne pas oublier pourquoi il attendait jour après jour le retour de Jiraiya.
Il le ramassa et passa le doigt le long de l'entaille sur le métal. Il lui faudrait encore du temps avant de pouvoir ramener Sasuke à Konoha. Serrant le poing sur son nouveau fardeau, il se fit une nouvelle fois le serment de devenir plus fort, encore plus fort. Assez fort pour vaincre son ami, pour lui faire comprendre qu'il était temps de revenir.
— Bon, allez, il faut qu'on fasse quelque chose, dit-il finalement. On va aller voir Kiba.
Akamaru aboya, enthousiaste. Debout au milieu de la pièce, Naruto réfléchit. Il ne pourrait sans doute pas sortir par la porte de devant et, s'il sortait par la fenêtre, on ne manquerait pas de le remarquer aussi. Mais s'il faisait les deux…
Oui, cela pourrait marcher. En quelques secondes, un clone parfait apparut dans un nuage de fumée. Il se dirigea vers la porte, pendant que le véritable Naruto, accompagné d'Akamaru, s'apprêtait à enjamber la fenêtre.
Nagisa tournait au coin du couloir quand la copie sortit de la chambre.
— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il en levant les yeux vers le ninja.
— Eh bien… j'ai besoin d'aller aux toilettes.
— Je vois. Suis-moi.
Nagisa et le clone disparurent rapidement. Quand il fut sûr de n'entendre plus aucun bruit de pas, Naruto ouvrit la fenêtre. Ce n'était pas bien haut, et il avait repéré un toit par lequel il pourrait passer pour plus de discrétion. Mais à peine avait-il posé un pied sur le cadre pour prendre appui que Nagisa surgit devant lui. Il semblait flotter dans l'air, ses cheveux raides s'agitant autour de son visage comme autant de serpents, ses yeux noirs maintenant complètement blancs et dont émanait une lueur inquiétante.
— Je pensais pourtant que tu aurais la sagesse de te tenir tranquille, vociféra-t-il en levant le bras.
Naruto tenta de se mettre en garde, mais fut pris de cours par la vitesse exceptionnelle de l'enfant, qui se contenta de lui toucher le front du bout de l'index. Naruto eut à peine le temps de se sentir basculer, avant que les ténèbres ne l'entourent.
*
Il faisait chaud. L'air ondulait au-dessus du sol comme en pleine canicule. Kiba, allongé au sol, avait renoncé à étancher sa soif. Les yeux plongés dans les nuages noirs, il tentait d'apaiser sa colère. Nagisa avait parlé de purification, alors, s'était-il dit, peut-être pourrait-il sortir plus rapidement en atteignant une sorte de paix intérieure. Il s'efforça de ne penser qu'à des événements heureux : le jour où il avait reçu Akamaru, sa première mission réussie, les bêtises qu'il avait faites à l'Académie, mais aucune d'entre elles ne restait intacte bien longtemps. Peu à peu, le bonheur fugace laissait place aux conséquences : les engueulades, les missions ratées, les catastrophes. Le sourire du villageois heureux d'avoir son champ labouré malgré son mal de dos s'effaçait et apparaissait à la place le visage tordu de cette jeune femme étendue au fond du gouffre, la tête renversée, les yeux et la bouche grand ouverts. On ne les avait pas prévenus, rien n'était de leur faute, avait assuré Kurenaï, après s'être débarrassée des mercenaires envoyés après eux. Mais de leur faute ou pas, la plaie était bien là, la culpabilité les rongeait toujours sans qu'ils n'en disent un mot. Puis, sur la vision d'un tout jeune Akamaru, qui tenait lové dans les mains jointes d'un enfant, se superposa l'image de Sakon et Ukon toisant l'animal et son maître.
Puis, Kiba ne parvint plus à endiguer le flot d'images qui lui venaient. Elles arrivaient, toutes en même temps, comme un fleuve qui déborde et détruit tout dans un torrent d'eaux boueuses. Les souvenirs affluaient, en même temps que des images qu'il savait n'avoir pas vues. Des images de sa sœur, en proie aux loups d'un clan rival, alors qu'elle était tout juste sortie de l'académie. Il la voyait au milieu de la meute, des crocs acérés lui pénétrant la chair, lui arrachant la peau, pour ne laisser qu'une masse sanguinolente qui avait ensuite passé deux semaines à l'hôpital avant de retrouver forme humaine. Kiba n'avait jamais été témoin de cet incident. On lui avait raconté plus tard, mais lui ne s'en souvenait pas. Pourtant, en cet instant, c'était si clair dans son esprit qu'il aurait pu tout aussi bien être l'un des loups.
Il vit Hinata, allongée sur les dalles crasseuses de la salle d'examen, sa bouche aux lèvres gonflées par la douleur laissant goutter du sang juste au-dessus de celui que Kiba avait versé quelques minutes plus tôt. Devant elle, Neji était retenu par une demi-douzaine de Jônins, statique et plein d'une haine non-dissimulée.
Ce visage déformé par la colère laissa place à un sourire vaincu. Son bandeau frontal était tombé, ses cheveux détachés tombaient sur ses épaules meurtries. Son ventre, au niveau du rein, était transpercé de part en part par une longue flèche dorée.
Et tout ça pour quoi ? furent les seules pensées de Kiba.
Il tourna la tête et son regard rencontra deux pieds chaussés de sandales de ninja. Ces pieds étaient rattachés à des jambes, couvertes par un short blanc et un torse vêtu de bleu marine. Deux grands yeux noirs l'observaient avec dédain.
— Tout ça pour quoi, hein ? cracha Kiba à l'intrus.
Sasuke, immobile, se contenta de fourrer ses mains au fond de ses poches, sans se défaire de son air méprisant.
— Lève-toi si tu veux t'adresser à moi.
— Peut-être bien que j'ai pas envie de me lever pour toi. Si j'avais su ce qui se passerait ce jour-là…
— Quoi, tu aurais refusé ?
— Non, mais j'aurais empêché Neji de partir. Tout ça, c'est entièrement ta faute.
— Oh, voilà que ça recommence. Neji ceci, Neji cela. Est-ce que c'est de ma faute aussi si tu es pédé ? Tant qu'à tout me mettre sur le dos…
— Répète ça ?
Kiba s'était redressé et faisait maintenant face à Sasuke, qui était nonchalamment appuyé contre un arbre, sa crinière bleu nuit entourée par les fleurs blanches.
— Oh, tu sais très bien de quoi je parle. Tu en pinces pour lui depuis cette fois, à côté de la rivière.
Il ricana. Kiba, le poing serré, s'efforçait de l'écouter sans réagir. Comment avait-il pu apprendre tout cela ?
— Tu as peur, hein ? C'est pour ça que tu n'oses même pas te l'avouer à toi-même et que je dois être là maintenant à faire tout le boulot à ta place, alors que ça me fait bien chier, figure-toi. Tous les jours, tu te chies dessus à l'idée que ça se sache, à l'idée que lui le sache. Parce que, même si personne n'en parle, tu sais très bien ce qui leur arrive, aux types comme toi. Aux adultères, aux travelos et aux pédés…
Il avait appuyé sur ce dernier mot avec une grimace de dégoût amusé, comme un enfant qui triture du bout d'un bâton la carcasse d'un animal au ventre gonflé par la décomposition.
— La ferme…
— En fait, ce qui te fait le plus peur, ce n'est pas qu'il te rejette, pas vrai ? Ça, tu y survivrais. Mais s'il partageait tes sentiments, là, ce serait la véritable catastrophe. Ce serait un tel bonheur, un bonheur sans faille, sans limite… jusqu'au jour où il ne serait plus là quand tu rentrerais à la maison. On te dirait qu'il a mystérieusement disparu au cours d'une mission délicate. Mais toi, tu le saurais, que ce ne sont que des mensonges. Tout le monde saurait que ce ne sont que des mensonges, mais personne ne dirait rien. Certains seraient même contents qu'on se soit enfin débarrassé de l'abomination que vous représentiez. Et toi, tu vivrais avec le poids de la peur sur tes épaules, chaque jour, jusqu'à ce que ce soit enfin ton tour. Et puis, tu ouvrirais les yeux une nuit, juste à temps pour voir un ninja masqué glisser un sac sur ta tête…
— La ferme !
Cette fois, Kiba ne tint plus. Il sortit un kunai de sa pochette et le lança de toutes ses forces en direction de Sasuke.
— À qui tu parles, Kiba ? demanda une voix dans son dos.
Il se retourna brusquement. Naruto se tenait dans les buissons près du mur qui entourait le jardin. Il s'épousseta et se dirigea vers Kiba. Celui-ci se tourna vers l'arbre sur lequel était appuyé Sasuke. La lame du kunai était fichée dans le tronc, mais personne ne se trouvait aux alentours.
— A personne. Enfin, j'ai cru voir quelqu'un… Ce n'est rien.
— Mouais... si tu le dis. Tout va bien ?
— Ça va. Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
— Je venais voir comment tu allais. Il me fout la trouille, ce village, surtout depuis que la nuit est tombée.
— Comment ça, la nuit est tombée ? L'après-midi commence à peine…
Kiba eut un frisson et leva les yeux vers le ciel. Les étoiles brillaient, vives sur leur toile noire, à demi-éclipsées par la lueur pâle de la lune gibbeuse.
— De... depuis quand ? balbutia-t-il en allant chercher sa veste.
— Deux ou trois heures, à peu près. Tu es vraiment certain que tout va bien ?
— Oui. Je vais bien. Je me sens bien. Je n'ai même plus soif… Comment tu as fait pour entrer ?
— Je suis passé par-dessus ce mur. Il ne faut pas que je reste trop longtemps ou ils vont remarquer que je suis parti. J'ai laissé un clone dans la maison où ils m'ont enfermé, mais j'ai peur que ça ne les trompe pas longtemps.
— On t'a enfermé ? Et Akamaru ?
— Oui. Akamaru est avec moi. Oui, on est enfermés. Enfin... pas vraiment enfermés. Je peux sortir si je veux, mais Nagisa est à la porte pour me surveiller. Je serais bien resté, mais ils commençaient à me faire flipper à chanter, alors j'ai distrait Nagisa avec un clone et je suis sorti par la fenêtre.
— C'est… étonnamment malin de ta part, dis donc.
— Eh, j'aime pas beaucoup ce que tu sous-entends, là ! Je te signale que j'essaie de t'aider !
— Ouais, ça va. Bon, alors, qu'est-ce qui se passe dans le village ?
Naruto fit quelques pas dans le jardin avant de répondre. Il toucha du bout des doigts les fleurs blanches en forme de cornet, qui s'étaient mises à briller d'une phosphorescence naturelle. Elles paraissaient encore plus lourdes sur leurs branches, dans la pénombre. Elles flottaient au-dessus du sol, luttant contre la gravité.
— S'il descend vers un monde sans précédent, lui, c'est à contre-cœur, assurément, dit Naruto, le dos tourné à Kiba.
— Quoi ? répondit Kiba à mi-voix.
— Avec une jeune fille d'un monde abandonné… les petits secrets de la vie quotidienne ou bien encore un fragment de désir.
Il parlait rapidement, comme dans ses pensées, mâchant la moitié de ses mots. Kiba ne dit rien et attendit la suite. Il avait déjà entendu ces mots quelque part, mais où ?
— Riche odeur de pain ou d'autrui. Et pourtant… ce monde et l'autre fut facile. Âme sombre, décombres fumantes. Un jeune homme se fut enfui… Ce fut alors son monde à lui qui lui fut dérobé. La foule, où parmi elle radieuse une jeune fille… ne peut de son cœur faire vibrer aucune corde.
Ses paroles se firent de plus en plus vives, jusqu'à ne plus être qu'un mélange de mots sans rapport les uns avec les autres. Pourtant, Kiba était de plus en plus certain d'avoir déjà entendu cela avant.
— Caresses… décider de son âme… perdu toute raison… raison de mourir… un monde sans précédent… dix ans durant… sa faim aspire… amour… effacé… lui qui a connu la honte*
Il se tut. Resta, pour quelques secondes, silencieux, immobile.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ? demanda finalement Kiba.
— Quoi ? Rien du tout...
— Mais si, ce que tu viens de dire, là, à l'instant. Le monde sans précédent, la jeune fille… D'où tu tiens ça ?
— J'ai vraiment rien dit du tout. Tu as dû rêver. Tu es sûr que tout va bien ? Tu es vraiment bizarre, toi aussi…
— Bon, soupira Kiba, comme tu voudras… Si tu me disais plutôt ce qui se passe au village ?
— Tu te souviens de l'espèce de trou dans le sol qu'on a vu en arrivant ? À la tombée de la nuit, tout le monde s'y est rassemblé. Ils ont allumé un grand feu et la vieille s'est assise devant. Depuis, elle n'a pas bougé et ils ont tous commencé à chanter ensemble. Il y en a qui ont parlé d'ouvrir la porte de la montagne. C'était franchement trop bizarre. Du coup, je me suis dit que j'allais te prévenir.
— Tu penses que c'est là-bas que je vais aller demain ? C'est une source, alors, peut-être qu'elle est dans la montagne. Ce serait logique, après tout.
— Oui, sans doute. En tout cas, j'espère que ça pourra t'aider.
— J'espère aussi. Veille sur Akamaru, s'il te plaît.
— Je le ferai. Mais, toi, réussis l'épreuve demain.
— J'y compte bien.
Naruto s'éclipsa ensuite rapidement et repartit comme il était venu. Par-delà le mur, l'horizon était en feu.
Kiba s'allongea sur sa couchette. Il n'était plus en colère, il était las. Son corps était lourd, il pouvait à peine bouger la main. Il ne tarda pas à fermer les yeux et ne les rouvrit plus jusqu'à l'aube.
* Il s'agit d'extraits du poème « S'il descend vers un monde sans précédent » de Yoshimoto Takaaki.