Ce qu'on appelle Tempête
Ce qui déferla soudain dans les couloirs ressemblait à un tremblement de terre. La banquise se détachait sous la station, ou peut-être qu'une compagnie de soldats venue de nulle part se ruait dans le bâtiment.
Himuro décala sa jambe contre le pilier de la table et agrippa ses béquilles. Yokomine regarda autour de lui, avec l'air traqué d'une souris. Arashiyama recracha un peu de son eau, comme si la tempête qui arrivait avait une influence directe sur la boisson. Funaki lâcha sa cuillère qui tinta contre la gamelle avant de plonger vers le sol.
- Hola, hola hola ! rugit la voix de Samejima. Attendez-moi, vous autres !
Les jambes croisées sous la table chauffante, les mains autour d'une tasse de thé encore fumante, Kuramochi se mit à sourire si fort que la pièce sembla plus lumineuse.
- Kuma ! Attends ! Riki, Taro, ne – doucement, les gars ! criait Inuzuka, complètement dépassé.
Les chiens s'engouffrèrent dans la pièce commune, bruyants, énormes, excités.
En un instant, ils furent tous autour de Kuramochi, lui lavant le visage, se frottant contre lui, gémissant et aboyant, marchant sur les pieds, les tables, les assiettes.
Le jeune homme les serrait contre lui, les caressait, leur parlait à mi-voix, saisissait leurs poils par poignées comme il en avait l'habitude dans une bourrade pleine de tendresse.
Riki s'était aplati sur ses genoux, la truffe contre le pull de son maître, et se souciait fort peu d'être écrasé au passage par Taro et Jiro. Les deux frères geignaient, patauds et envahissants, renversant les verres, les autres chiens, Inuzuka qui tentait de les écarter un peu.
- Hola, les gars, ne soyez pas si brutes ! Kuma, non ! Anko… ala, Goro !
Les hommes riaient de voir les cheveux de Kuramochi se mêler à cette vague de fourrures mordorées.
- Il va falloir le repêcher à l'épuisette !
- Courage, Inuzuka ! Continue à nager !
Utsumi se détacha du placard contre lequel il était appuyé et s'approcha, hilare.
- Kuramochi ! T'es toujours là-dessous ?
- Patron ! Criez "temps mort" quand vous voulez qu'on aide Inuzuka ! brailla Samejima depuis le banc sur lequel il avait grimpé.
Himuro pencha la tête de côté, désapprobateur, déjà bousculé trop de fois à son goût. Il s'était installé dans la salle commune en prétendant qu'il y était plus à l'aise pour travailler, mais en espérant secrètement passer un peu de temps avec Kuramochi, qu'il n'avait pas pu aider comme les autres, à cause de ses béquilles. Mais l'invasion canine lui déplaisait fortement.
Il avait enfin accepté les chiens, bien sûr, mais il y avait une nuance entre la présence tranquille et affectueuse de Shiro et le chaos infernal apporté par Jiro et compagnie.
Comme pour confirmer, Taro profita de ce que Samejima venait de descendre de son banc pour lui arroser les bottes, pendant que Pochi entamait le dessert de Funaki en se délectant visiblement.
- Les gars, implora Inuzuka qui, à force de tirer sans succès sur le collier de Kuma, venait de se retrouver assis par terre.
Kuramochi se mit à rire.
- Les chiens ! appela-t-il en se levant, s'appuyant d'une main contre le mur. "Au traineau ! Hop ! On y va !"
La meute fut à l'instant attentive, couinant de contentement. Riki dressa les oreilles, puis se mit à aboyer, cabré. Kuma lâcha un wouff sonore et sortit de la pièce comme un bulldozer, aussitôt imité par le reste des chiens, poursuivi par Inuzuka qui piaillait sans réussir à se faire obéir.
En quelques secondes, la pièce fut vidée, à l'exception de Riki qui avait saisi le bord du pull de Kuramochi entre ses dents et l'entrainait vers la porte.
Utsumi les rattrapa en deux enjambées et passa son bras autour de la taille du jeune homme qui chancelait avant les trois autres qui se précipitaient.
- Hola ! Pas si vite ! Riki. Doucement. Ton maître n'est pas encore remis.
Les yeux bruns et ronds du chien se fixèrent avec intelligence sur les deux humains. Il lâcha le pull et mit la queue entre ses jambes, rabattant ses oreilles.
Samejima s'agenouilla et le flatta.
- Bon chien, Riki. T'as rien fait de mal.
Kuramochi s'accroupit avec quelques difficultés et entoura le cou de l'animal.
- Tout va bien, Riki. Sois patient… je serai bientôt de retour parmi vous.
Utsumi sourit, une main sur l'épaule de son ami. Himuro grinça des dents depuis la table.
- Tch, lâcha-t-il. Tu ne risques pas de conduire le traineau de sitôt.
Kuramochi amorça un mouvement pour se relever, mais la douleur qui fusa dans sa poitrine lui coupa le souffle. Il se contenta de s'asseoir par terre, s'efforçant de masquer son inconfort. Riki émit un petit bruit de gorge, glissant sa truffe près de la joue de son maître.
- Himuro. Les chiens ont besoin d'encouragement. Moi aussi. On a tous besoin de penser qu'on va y arriver – bientôt, sûrement. Sinon, on ne pourra pas tenir bon.
- Le patron a raison, M'sieur le représentant du gouvernement, renchérit Samejima. Ça ne sert à rien de penser à ce qui ne va pas. Il vaut mieux se concentrer sur ce qui ira mieux ! Est-ce que ce n'est pas ce qu'on a dit aux enfants ?
- Bien dit, Samejima-san, dit Utsumi en se penchant et en soulevant le jeune homme plutôt qu'en l'aidant à se relever. "Himuro. C'est bien que tu sois inquiet pour Kuramochi, mais ne fais pas tomber le moral des troupes."
- C'est facile à dire pour toi, senpai, mais ce n'est pas toi qui souffre, marmonna Himuro, une main crispée sur les bandages qui entouraient sa jambe.
Utsumi prit cette expression très sérieuse et très droite qu'on ne lui voyait pas souvent.
- Ceux qui nous attendent au Japon souffrent. Ceux qui vont se mettre en route pour venir nous chercher souffrent. Ceux qu'on n'a pas choisi pour aller en Antarctique souffrent. Ceux qui n'ont pas été blessés pendant la dernière exploration souffrent. Angoisse de ne pas savoir, peur devant l'inconnu, jalousie, culpabilité, frustration de ne pas avoir pu protéger les nôtres. Tout le monde souffre, Himuro. Ce qui change c'est la façon dont on s'y confronte, la tête haute.
Les autres acquiescèrent silencieusement. Kuramochi se traîna jusqu'au banc, soutenu par Samejima, et s'assit à côté de son rival de toujours.
- Himuro, tu es un membre précieux de la famille, dit-il gentiment, la voix un peu haletante. "Nous partageons les fardeaux les uns des autres. Laisse-nous partager les tiens aussi."
Riki posa ses pattes de devant sur le banc et balaya le visage de l'homme d'un coup de langue.
Himuro fit la moue, mais on voyait bien qu'il était touché.
Arashiyama, Yokomine, Funaki, Utsumi et Samejima sourirent, radoucis et Kuramochi, qui frottait insconsciemment son pull, donna une tape amicale sur l'épaule de son ami.
- Bien dit, Kuramochi-han, intervint Hoshino avec bonne humeur en entrant à ce moment-là. "C'est l'esprit de la première expédition Cross-Winter ! Est-ce que quelqu'un peut aller aider Inuzuka ? J'ai bien peur que les chiens ne réussissent à l'attacher à l'un de leurs piquets avant la fin de la journée."
Samejima frappa dans ses mains en secouant la tête et s'en fut aussitôt, sa grosse voix roulant de rire dans le couloir alors qu'il s'éloignait.
- Himuro-han, Yokomine-han, reprit Hoshino en se tournant vers eux successivement, j'ai besoin de vous. C'est le moment d'envoyer le rapport au gouvernement. Arashiyama-han, encore merci pour ma fenêtre. Je vois vraiment la différence depuis que vous l'avez réparée ce matin.
- Funaki-san m'a aidé, dit le guide, un peu gêné.
Hoshino se mit à rire.
- Ah… il faut être fier de votre travail ! N'est-ce pas, Kuramo…
Il s'interrompit, épouvanté.
Himuro sentit la tête de Kuramochi s'appesantir sur son épaule, puis glisser, et il n'eut que le temps de le rattraper avant qu'il ne tombe du banc.