Ce qu'on appelle Tempête
Utsumi recula tenant maladroitement ses mains pleines de mousse loin de sa chemise éclaboussée.
- Hé bien, tu en avais besoin ! s'exclama-t-il, son sourire tellement grand qu'il faisait presque disparaître ses yeux. "Wah, c'était crade !"
Samejima repassa ses bras sous les aisselles de Kuramochi et le redressa dans la baignoire improvisée, une fois qu'Inuzuka eut terminé de lui rincer les cheveux.
- Le patron n'a pas besoin de faire des frais de toilette pour être un bourreau des cœurs, lança-t-il joyeusement.
- Il y a des limites à la sauvagerie, quand même ! se plaignit Utsumi dans les rires. "Ta jolie belle-sœur ne te reconnaîtrait pas !"
- Il faut qu'il se rase. Il est bientôt poilu comme Kuma, renchérit Tani-sensei depuis son bureau où il se tenait à prudente distance des éclaboussures.
- Les gars… protesta Kuramochi, ses yeux pétillants.
L'infirmerie était remplie de bruit et d'animation. Samejima avait enfilé une blouse empruntée au cuisinier, bien trop large pour lui et qu'il s'était sanglé autour de la taille avec un bout de ficelle. Utsumi portait un imperméable qui appartenait à Arashiyama et Inuzuka était en salopette et bottes en caoutchouc, trempé comme si c'était à lui qu'on essayait de donner un bain.
Les épaules minces de Kuramochi, nues, dépassaient de la cuve qu'ils avaient rempli d'eau et de savon, et qui fumait encore.
Il n'était pas encore assez ferme sur ses jambes pour se déplacer seul, mais le docteur venait enfin de l’autoriser à quitter l'infirmerie pour de courtes périodes. En cet honneur, il avait demandé s'il était possible qu'on l'aide à faire une vraie toilette.
Vingt jours s'étaient écoulés depuis le retour de l'expédition au Mont Botnnuten.
Inuzuka s'accroupit à côté de la cuve et frotta le dos de Kuramochi avec la grosse éponge orange. Ses manches retroussées plongeaient un peu dans le bain, mais il s'en souciait peu.
- Attention… commença Tani-sensei avec un mouvement d’inquiétude.
Kuramochi crispa une main sur son torse, soudain courbé, les yeux plissés.
- Pardon, s’écria aussitôt le garçon.
- Ala, gronda Samejima. Fais gaffe, gamin !
- C’est rien, c’est rien, toussa Kuramochi en levant une paume en guise de signe de paix. Il se racla la gorge. "Voilà, c’est passé. C’est fini."
Le docteur se rassit lentement en l’observant avec attention.
- Samejima-san, s'il vous plait, dit Utsumi. Aidez-le à se relever, il est propre. Pas la peine de risquer d’attraper un rhume !
Inuzuka se précipita en direction des serviettes qu’ils avaient entreposées le plus près possible de la chaleur. Ils avaient ajouté des sources de chauffage en plus dans l’infirmerie et la température était presque trop haute pour les hommes habitués à l’air de la banquise.
Mais Kuramochi s’était bien trop affaibli pour supporter ne serait-ce que le passage dans le couloir d’entrepôt où se faufilait le froid extérieur.
- Et maintenant, un verre de lait ! déclara Samejima qui avait soutenu le jeune homme jusqu’à la chaise, une fois séché, et lui frictionnait les cheveux avec enthousiasme. "Je dis toujours à Kenta, c’est ce qui fait un homme !"
Utsumi tendit une pile de vêtements à Kuramochi.
- Funaki-san les a lavés et aussi bien pliés qu’une véritable mère au foyer ! plaisanta-t-il. "Je vais lui donner mon linge aussi la prochaine fois !"
Les autres rirent avec lui. Inuzuka s’agenouilla pour aider Kuramochi à enfiler ses chaussettes et ses chaussures.
Il voulait s'enterrer dans le sol, se prosterner pour s'excuser, disparaître.
Le jeune homme sortit une main de la manche de son pull et la posa sur la tête du garçon.
- Merci, Inuzuka, dit-il fermement.
Utsumi sourit en coin en voyant le visage du plus jeune membre s’éclairer. Kuramochi savait toujours comment encourager et relever le trop sensible étudiant.
Quelqu’un frappa discrètement à la porte et le cuisinier se glissa à l’intérieur avec un plateau.
- Kuramochi-chan, j’ai préparé ça pour vous. C’est fait avec des épices que mon senpai m’a données pour les grandes occasions. Un ingrédient secret !
- Le chanceux ! s’exclama Samejima en venant renifler le plat de plus près. "Huum ! C’est vrai que ça sent drôlement bon ! Laissez-moi en un peu, patron !"
Kuramochi sourit.
- Manpei… merci beaucoup.
Il esquissa le geste de se lever. Utsumi et Inuzuka furent à l’instant de chaque côté et bien leur en prit, car il vacilla sur ses jambes.
- Pas si vite, répéta Tani-sensei pour la énième fois. "Le bain a probablement été très fatiguant pour vous. Recouchez-vous un peu, mangez ce que Yamazato-kun vous a apporté et on verra ensuite pour aller à la salle commune."
Il retint un éclat de rire et fronça les sourcils avec autant de sévérité qu’il put rassembler quand tous les hommes présents, dans un bel ensemble, se tournèrent vers lui avec des yeux suppliants.
- S’il vous plait, doc… implora Kuramochi d’un air presque comique. J’aimerai aller voir les chiens et…
- Les chiens ! Jamais de la vie. Vous n’êtes pas prêt à mettre un pied dehors.
Utsumi redressa un peu le bras de Kuramochi sur son épaule.
- Mais est-ce que les chiens peuvent entrer – un petit moment, seulement… s’il vous plait ?
Tani-sensei passa une main sur son front dégarni, puis considéra l’infirmerie inondée et son malade qui attendait sa réponse, plein d’espoir.
- D’accord, soupira-t-il. Une dizaine de minutes. Mais avant ça, je veux que Kuramochi-san s’assoie et mange tranquillement, pendant que vous m’aidez à nettoyer les lieux.
Samejima donna un coup de coude à Inuzuka.
- T’as entendu, gamin ? Au boulot !
Le garçon roula des yeux effarés.
- Je pense… qu’il voulait dire… nous tous…
Tout le monde éclata de rire. Yamazato fut finalement celui qui ramena Kuramochi à sa chambre, chargé sur son dos, pour l’éloigner de l’agitation qui s’emparait de l’infirmerie.
- Merci, Manpei, dit le jeune homme en appuyant la tête contre le mur, une fois installé sur son lit.
Il eut un soupir de satisfaction en retrouvant le bazar habituel sur la couchette d’en face – il partageait ses quartiers avec Inuzuka – ses échantillons de cailloux, son journal sur les chiens, les notes prises pendant l’expédition au Mont Botnnuten que quelqu’un avait déposées sur son minuscule bureau.
Le cuisinier s’assit avec précaution à côté de lui, faisant grincer la planche qui servait de sommier. Il étendit une couverture sur les jambes de Kuramochi, puis lui tendit le plat.
- ça a l’air délicieux, dit Kuramochi. Il souffla sur l’espèce de riz au lait délicatement épicé, puis avala la première cuillérée. "Muhum… ch’est très bon, Manpei !"
Le visage de Yamazato se fendit comme une tranche de pastèque et ses yeux s’embuèrent.
- Kuramochi-chan… merci, balbutia-t-il en inclinant la tête. "Et d’être enfin de retour parmi nous… vraiment merci !"
Le jeune homme lui serra l’épaule en souriant, lui laissant le temps de se reprendre.
- Je voulais tellement pouvoir faire quelque chose pour Kuramochi-chan, moi aussi…
- Merci, Manpei, répéta Kuramochi.
Il se remit à manger, savourant la douceur parfumée du plat.
Oui, l’amitié était quelque chose qui pouvait se goûter…
Il ne réussit pas à terminer, sentant ses yeux se fermer dans la torpeur bienheureuse qui l’avait gagné après le bain.
Il se sentait délassé, allégé, débarrassé de la moiteur et de l’odeur de maladie qui lui semblaient si étouffantes depuis qu’il allait mieux.
Il suffisait de peu de choses pour se sentir bien, même à l’autre bout du monde. Sentir ses joues rasées et ses cheveux propres, des regards joyeux qui vous enveloppaient d’affection, des vêtements chauds qui sentaient bon la lessive, de la nourriture délicieuse qui descendait paisiblement dans votre estomac et le remplissait de contentement.
Avec ça, la gêne constante sous ses côtes pouvait presque être oubliée…
Yamazato reprit avec délicatesse la gamelle qui menaçait de se renverser et la posa sur le bureau. Il se leva et enveloppa Kuramochi dans ses bras potelés, l'allongeant avec précaution sur la couchette. Il rangea les longues jambes du jeune homme, le couvrit soigneusement avec la couverture du lit d'Inuzuka, puis se redressa.
Kuramochi respirait paisiblement, sans ce sifflement inquiétant qu'ils avaient entendu pendant les heures terrifiantes où il ne se réveillait plus, et les couleurs sur son visage n'étaient pas dûes à la fièvre.
- Je savais qu'il allait s'endormir, dit Tani-sensei dans l'embrasure. "C'était beaucoup d'animation pour un seul jour...Vraiment. On ne m'écoute jamais, sur cette base."
Yamazato s'inclina avec respect, autant que le lui permettait son embonpoint.
- Tani-sensei…de tout mon cœur, merci.
Le vieux médecin haussa les épaules avec un sourire.
- Je me suis contenté de remplir ma mission, comme lui… comme vous, Manpei-kun. C'est pour cela que nous sommes ici. Chacun à sa place.
- Mais… Kuramochi-chan est… l'homme tortilla le bord de son tablier. "Kuramochi-chan est un héros, comparé à nous tous."
- Kuramochi n'est pas plus un héros naturel que vous ne l'êtes, dit Tani-sensei en le regardant dans les yeux. Chaque homme présent dans cette station est un homme ordinaire qui a choisi d'être un héros. Kuramochi-san, vous, moi, Samejima-san, Hoshino-san, Inuzuka… n'importe lequel d'entre nous peut prétendre à ce titre, et personne ne le fera. Nous ne sommes pas là pour que les honneurs nous reviennent, mais pour servir notre pays. Pour bâtir le rêve des enfants du futur.
Dans le couloir, les hommes qui l'avaient suivi, encore mouillés par le nettoyage, s'arrêtèrent pour hocher la tête.
Définition d'un héros : un homme ordinaire qui, en temps extraordinaires, reste fidèle à ses promesses.
De temps en temps, la pensée leur traversait la tête. Comment serait le retour ? Que leur dirait-on ? Qu'est-ce qui changerait ?
Puis, ils secouaient le menton, amusés. Des héros, eux ? Non, de simples Japonais, comme tous les autres.
C'était ce que Kuramochi leur avait donné comme exemple.
Ils ne savaient pas encore que le monde ne remercie pas les héros, que souvent il les oublie, et que, parfois, il se retourne contre eux.