Ce qu'on appelle Tempête
Kuramochi avança le menton pour apercevoir ce que le médecin examinait sur son flanc, mais le mouvement lui coûta un gémissement étouffé.
Tani-sensei lui adressa un sourire tanukiesque, toujours penché sur la peau violacée des côtes.
- Il vous est vraiment impossible de rester en place, n'est-ce pas ?
- Désolé… marmona Kuramochi comme un enfant. "Doc, ce n'était pas grand'chose, je vous assure. Un étourdissement, voilà. Laissez-moi retourner avec les autres."
Le vieil homme se redressa. Il essuya ses lunettes sur le bord de sa blouse puis les remit sur son nez.
- Pas question – aujourd'hui, du moins.
Il réfléchit. Le bleu commençait à changer de couleur, devenait un peu jaunâtre. Quoi qui aie pu se passer à l'intérieur de son malade, c'était en bonne voie de guérison, si seulement…
- J'ai froid, dit Kuramochi qui en avait assez de tenir son pull noir soulevé. Il toussa un peu, comme pour le prouver.
- Ce n'est pas la peine de faire la mauvaise tête, gronda le médecin en croisant les bras. "Ecoutez-moi bien. C'est déjà un miracle que vous soyez encore en vie. Votre corps s'est débrouillé pour combattre ce qui allait de travers et il fait tous ses efforts pour vous remettre sur pieds. Je ne vous laisserai pas gâcher tout ce travail parce que vous n'avez pas envie d'attendre !
Kuramochi se mordilla les lèvres.
- Je ne peux pas continuer à faire porter aux autres ma négligence, dit-il à mi-voix.
- Négligence ? répéta Tani-sensei, agacé. Vous avez sauvé vos compagnons, fait davantage pour cette station que nous tous réunis et chacun ici le sait ! Ne me faites pas rigoler. Il se racla la gorge. "Kuramochi-san. La douleur est là pour vous servir de signal d'alerte. Si vous continuez de l'ignorer, vous ne réussirez qu'à revenir au point de départ ! Si vous voulez continuer à vous rendre utile, vous devez vous reposer et m'écouter."
- D'accord, dit finalement le jeune homme, après un long moment de silence où il s'était visiblement retenu de riposter. "Je comprends."
Le docteur se détendit et posa sa main sur l'épaule de Kuramochi.
- Bien, dit-il en souriant. C'est ce que je voulais entendre. Pour ce qui est de la salle commune, pas ce soir. Je veux que vous alliez dormir, et que vous ne pensiez à rien d'autre qu'à reprendre des forces. Demain, je verrai si vous pouvez travailler avec Hoshino-san, par exemple. Ou Himuro-san, ou Yokomine-san. A quelque chose qui ne vous demande pas de marcher. Un pas après l'autre, n'est-ce pas ?
Kuramochi sourit d'un air d'excuse.
- Un pas après l'autre, répéta-t-il. Même seulement un demi pas, ça suffit.
Dans le couloir, Inuzuka se laissa couler contre le mur sous l'œil soulagé d'Utsumi et celui, hermétique, d'Himuro.
Quelques fois, même un héros pouvait avoir besoin d'être grondé et corrigé.
oOoOo
Utsumi tapa ses bottes contre la marche, puis fit rouler le système d’ouverture de la porte. Une fois à l’intérieur, il déposa le trépied contre le mur, ôta ses moufles et rabattit sa capuche en arrière.
Ses sourcils et sa barbiche étaient recouverts d’une fine pellicule de neige. Il les brossa d’un revers de poignet, ramassa l’appareil et se hâta en direction de sa chambre, où il suspendit sa parka sur le cintre à côté de son bureau.
Ses yeux croisèrent les noms calligraphiés des jumeaux de Yokomine, avec qui il partageait ses quartiers, sur le mur d’en face et il sourit. Il rangea ses notes, chercha son crayon qui s’était faufilé dans la doublure de son pantalon, puis se dirigea vers la salle commune.
Il sut bien avant d’y entrer que la discussion était houleuse.
- Je ne suis pas d’accord ! venait de s’exclamer Samejia en assénant un coup de poing sur la table, faisant sursauter les couverts et les verres qui s’y trouvaient en prévision du souper.
- Ongul Island n’est peut-être pas sur le continent, mais elle fait partie de notre territoire et c’est elle qui nous a accueillis ! renchérit Arashiyama, en pointant sur la carte étalée entre eux.
- Nous ne pouvons pas installer un poste d’observation sur une île, ça n’est pas ce que le gouvernement nous a demandé de faire ! siffla Himuro qui était debout malgré sa jambe encore entourée de bandages.
- Mais nous n’étions pas non plus supposés passer l’hiver, intervint Hoshino avec douceur. "Si nous posons la questions à vos supérieurs, peut-être qu’ils l’accepteront. Je pense aussi que c’est une bonne idée. Shirasaki-han l'approuvera."
- Nous n'avons pas la moitié du matériel nécessaire ! Vous comptez faire quoi ? Construire un igloo ?
Hoshino n'eut pas le temps de répondre qu'à la vérité, cela lui paraissait une option intéressante, car des aboiements retentirent à l'extérieur et que tout le monde se rua vers les fenêtres.
- Les voilà ! dit Utsumi.
- Je ne vois pas très bien, qui conduit le traineau ? demanda Samejima, le nez écrasé contre la vitre.
Arashiyama soufflait pour décondenser et y voir mieux.
- C'est Inuzuka qui conduisait, dit soudain Himuro. Kuramochi est assis.
Il y eut un instant de silence lourd d'appréhension. C'était la première fois que Kuramochi reprenait ses activités depuis l'accident.
- Ah ! s'écria brusquement Samejima. Je comprends ! L'un des chiens s'est blessé, c'est pour ça ! Combien vous pariez qu'il s'agit d'Anko ?
La tension tomba d'un coup et leurs rires résonnèrent nerveusement, trop forts.
- Inuzuka-han n'arrive toujours pas à les faire tenir tranquilles avec lui sur le traineau, commenta Hoshino avec indulgence.
Dehors, Kuramochi dételait les chiens et les ramenait à leurs lignes. Celui qui était blessé sautillait derrière lui, la langue pendante.
- C'est Goro, annonça Arashiyama. Pauvre vieux ! Pour une fois qu'Anko n'a pas joué de malchance. Rendez l'argent, Samejima-san !
- Quel argent ? demanda l'homme avec innocence.
Il y eut encore des rires. Devant le batiment, Inuzuka courait derrière Pesu qui s'en amusait visiblement. Kuramochi cracha dans la neige, puis siffla. L'instant d'après, l'animal avait rejoint la ligne et fermait les yeux de plaisir, gratouillé par son meneur.
Funaki vint à leur rencontre, sa caisse à outils à la main, emmitoufflé de bleu comme les deux autres hommes. Il s'arrêta aussi pour flatter les chiens, évitant avec prudence Fuuren Kuma qui lui lança un regard dédaigneux et se coucha dans la neige, énorme masse de poils noirs sur fond blanc.
- Comment l'exploration s'est-elle passée ? demanda le marin.
- Très bien, répondit Kuramochi. Il enleva son bonnet, essuya son front en sueur. "Les chiens sont en forme. Nous avons pu faire le tour que demandait Hoshino-san et nous avons ramené de nouveaux échantillons."
- Kuramochi-san a trouvé une de ces roches qui troublent les boussoles ! ajouta Inuzuka avec excitation.
- Tout va bien à la station ?
Funaki haussa les épaules.
- Samejima-san s'est mis en tête de construire un avant-poste à Ongul Island, vu que c'est la seule voie d'accès au continent, mais ça ne plait pas à tout le monde.
Kuramochi sourit, amusé.
- Himuro… n'est-ce pas ?
- Hum, acquiesça Funaki avec humour. Qu'est-il arrivé à celui-ci ?
Inuzuka s'approchait, avec Goro dans les bras. Kuramochi carressa pensivement le museau du chien penaud.
- C'était très caillouteux, inhabituel. Je pense qu'il s'est foulé un orteil ou quelque chose comme ça. Il ne posait plus la patte, hein, bonhomme ? T'étais malheureux… Enfin, Tani-sensei nous en dira davantage.
- Rentrons, Kuramochi-san, proposa Inusuka.
Le jeune homme hocha le menton.
- J'ai encore quelques tôles à vérifier avant le souper, dit Funaki en désignant sa caisse. Je vous rejoins. Yamazato-san a préparé une espèce de soupe qui vous donnerait envie de vendre votre mère !
Kuramochi se mit à rire, puis suivit le garçon à l'intérieur. Funaki donna une dernière tape amicale à Pochi. Il fit deux pas en direction de l'entrepot et s'arrêta.
Il s'agenouilla et examina, intrigué, ce qu'il avait aperçu dans le tas de neige accumulée contre le batiment.
Les cristeaux s'étaient déjà solidifiés et il suffirait de quelques flocons pour engloutir la perle qui les teintait de rouge.
Mais, pour l’instant, on voyait très bien de quoi il s’agissait.
Du sang.