Patrocle
Chapitre 42 : Le retour au Mont Pelion
7698 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 13/09/2024 11:37
Patrocle marchait lentement à travers les couloirs du palais, son esprit emporté par un tourbillon de souvenirs et de regrets. Les paroles cruelles de Clytemnestre résonnaient encore dans son esprit, mais derrière ces mots amers, il ne pouvait s'empêcher de se rappeler la femme qui avait captivé son cœur depuis leur première rencontre. Il se revoyait, ce jour-là, dans une Mycènes secouée par les tumultes, face à une reine dont la force et la détermination étaient aussi impressionnantes que sa beauté.
Leurs regards s'étaient croisés, et il avait su à cet instant que quelque chose de puissant venait de naître entre eux. Clytemnestre n'était pas une femme ordinaire. Elle était une reine forgée par la douleur, mais aussi par une volonté de fer. Chaque défi qu'elle avait relevé, chaque adversité qu'elle avait surmontée, l'avait rendue plus forte, et c'est précisément ce courage qui avait touché Patrocle en plein cœur.
Il se souvenait aussi de Simisée, une femme du passé dont l'amour pour lui avait été aussi profond que la mer Égée. À l'époque, il n'avait pas compris la douleur qu'elle avait dû ressentir en voyant son cœur appartenir à une autre. Aujourd'hui, il comprenait enfin. L'amour était une force cruelle, qui pouvait élever un homme au-delà de lui-même, mais aussi le précipiter dans un abîme de désespoir.
Chaque pas qu'il faisait semblait l'éloigner un peu plus de Mycènes, non seulement physiquement, mais aussi émotionnellement. Il avait donné tout ce qu'il pouvait pour cette cité, pour cette reine, mais désormais, il ne lui restait plus rien à offrir. Ses jours à Mycènes étaient comptés. Partir sans cérémonie, sans adieux, semblait être la seule option. C'était une manière de préserver ce qui restait de sa dignité, d'éviter une confrontation qui ne ferait qu'ajouter à sa douleur.
Il avait confié ses derniers conseils au général Halirrhotios. Mycènes était entre de bonnes mains, du moins l'espérait-il. Mais pour Patrocle, l'heure était venue de tourner la page, d'accepter que son histoire avec cette ville et cette reine appartenait désormais au passé. Il savait que quitter Mycènes serait un déchirement, mais c'était un sacrifice nécessaire pour préserver ce qu'il lui restait de cœur et d'âme.
Artémis, la déesse de la chasse et de la chasteté, lui avait murmuré autrefois, dans un rêve ou peut-être lors d'une prière, de se méfier de l'amour. Elle, la déesse au cœur pur, avait su que ce sentiment, si enivrant et si puissant, pouvait être une arme à double tranchant. L'amour rendait faible, lui avait-elle dit, comme un poison doux qui coule lentement dans les veines, rendant l'esprit flou et le cœur vulnérable. À ce moment-là, Patrocle n'avait pas compris la portée de cet avertissement divin. Il n'avait vu dans l'amour que la promesse d'une chaleur réconfortante, la lumière qui guide dans l'obscurité.
Mais aujourd'hui, il comprenait enfin. L'amour était un feu dévorant, qui brûlait jusqu'au tréfond des os, consumant tout sur son passage, laissant derrière lui des cendres et des regrets. Chaque pas qu'il faisait loin de Mycènes lui rappelait cette vérité amère. Il avait aimé une femme, une reine, et il le regrettait maintenant plus amèrement que n'importe quel échec sur le champ de bataille. Ce n'était pas le regret d'un amour non partagé, mais celui d'un amour qui l'avait rendu vulnérable, qui avait creusé en lui une plaie que rien ne pourrait jamais guérir.
Il souhaitait ne plus jamais ressentir cela, ne plus jamais laisser l'amour l'affaiblir de cette manière. L'amour, réalisait-il, n'était pas une bénédiction, mais une malédiction, un fardeau qu'il ne voulait plus porter. Artémis avait raison. Il aurait dû écouter son avertissement. Mais il était trop tard pour revenir en arrière. Tout ce qu'il pouvait faire désormais, c'était avancer, tenter de reconstruire ce qu'il restait de lui, en jurant de ne plus jamais se laisser consumer par cette flamme destructrice.
Patrocle se trouvait à un carrefour de sa vie, tiraillé entre des forces qui semblaient le dépasser. L'idée de rentrer en Locride, de se soumettre à l'ordre de sa mère, lui pesait comme un fardeau. Pourtant, c'était sa mère, Philomèle, qui lui demandait de se rendre à Sparte pour demander la main de la princesse Hélène. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi cette insistance soudaine ?
Il se souvenait encore des années d'exil, des jours où il n'était qu'un guerrier sans terre, un homme sans titre, rejeté par son propre peuple. Il avait dû lutter pour chaque victoire, pour chaque morceau de respect qu'il avait gagné. Alors pourquoi, tout à coup, se retrouvait-il appelé à jouer un rôle dans la politique de la Grèce, comme s'il était un prince de sang royal, au même rang qu'Achille ou Ajax ?
Les questions tourbillonnaient dans son esprit, et avec elles, une colère froide contre les jeux de pouvoir qui le poussaient dans une direction qu'il n'avait pas choisie. Philomèle, sa mère, n'était pas une femme à faire des demandes sans raison. Elle était calculatrice, froide, et déterminée. Si elle lui ordonnait d'épouser Hélène, c'était pour une raison précise, une raison qui devait bénéficier à la Locride. Mais quelle était cette raison ? Pourquoi cet intérêt soudain pour la princesse la plus convoitée de Grèce ?
Patrocle ne pouvait s'empêcher de se demander si sa mère voyait en lui une opportunité de restaurer leur nom, de redonner à leur famille l'honneur perdu. Peut-être que son exil n'était plus qu'une ombre du passé, effacée par ses exploits sur le champ de bataille, par sa renommée qui s'étendait désormais bien au-delà de la Locride. Mais était-ce suffisant pour faire de lui un prétendant légitime à la main de la fille de Zeus, Hélène de Sparte ?
Et pourquoi devrait-il obéir ? Pourquoi irait-il à Sparte pour demander une femme qu'il ne connaissait pas, alors que son cœur était encore enchaîné à une reine qui venait de le rejeter avec cruauté ? Le simple fait de l'imaginer aux côtés d'Hélène lui semblait absurde, presque grotesque. Il n'était pas fait pour ces intrigues matrimoniales, pour ces alliances forgées par des mariages. Il était un guerrier, un soldat, et non un pion dans les jeux de pouvoir de sa mère.
Mais alors, que faire ? Refuser d'obéir à Philomèle ? Cela signifierait peut-être rompre définitivement avec sa famille, abandonner ce qui restait de ses liens avec la Locride. Et que ferait-il alors ? Retourner à Mycènes n'était plus une option, pas après ce qui venait de se passer avec Clytemnestre. Continuer à errer comme un mercenaire, un homme sans terre ni attaches ?
Chaque option semblait le mener à une impasse, et pourtant, il savait qu'il devait faire un choix. Il ne pouvait pas rester indécis, piégé entre son passé et son futur incertain. Mais quel chemin emprunter ? C'était une question à laquelle lui seul pouvait répondre, mais la réponse lui échappait encore, flottant dans le brouillard de ses pensées tourmentées.
Mycènes était plongée dans une obscurité profonde, un voile noir si dense que ni la lune ni les étoiles ne parvenaient à percer. L’atmosphère était oppressante, et le silence de la nuit n'était brisé que par les hurlements des vents violents qui s’abattaient sur les plaines, comme si la colère des dieux elle-même se déchaînait. Pourtant, Patrocle chevauchait sans ralentir, indifférent à la fureur des éléments qui l’entouraient.
Le bruit des sabots de son cheval résonnait sourdement sur le sol battu, tandis qu'il se frayait un chemin à travers les ténèbres. Les rafales de vent fouettaient son visage, arrachant des mèches de ses cheveux et tirant sur sa cape, mais il ne faiblissait pas. Son regard était fixé droit devant lui, perdu dans l'ombre, mais déterminé.
Chaque coup de vent semblait vouloir le repousser, chaque bourrasque était un défi lancé par les dieux eux-mêmes. Mais Patrocle, dans sa détermination et sa douleur, refusait de se laisser abattre. La douleur de son cœur surpassait celle des éléments ; les mots cruels de Clytemnestre résonnaient encore dans son esprit, plus tranchants que n'importe quel coup de vent.
Il ne savait pas où il allait, seulement qu’il devait s’éloigner de Mycènes, de ses souvenirs, et de tout ce qui venait de lui être arraché. Le vide sombre autour de lui semblait refléter le gouffre qui s'était ouvert dans son âme, un gouffre qu'il cherchait à fuir, mais qui le poursuivait malgré tout.
Dans cette nuit sans fin, chevauchant sous la colère des cieux, Patrocle laissait derrière lui non seulement une ville, mais aussi une partie de lui-même. Le guerrier blessé ne fuyait pas seulement Mycènes, il tentait d’échapper à sa propre douleur, à son propre destin.
La tempête faisait rage à l'extérieur, ses hurlements résonnant dans la nuit comme un chœur de fureur divine. Mais à l'intérieur de la grotte, Patrocle avait trouvé un semblant de répit. Le vent sifflait toujours à l'entrée, mais il n'était plus qu'un murmure lointain comparé à la chaleur qui émanait du feu qu'il avait allumé.
Patrocle se remémora les leçons de Chiron, son maître centaure, qui lui avait enseigné les rudiments de la survie, des compétences précieuses qu'il appliquait maintenant avec une précision presque mécanique. Avec des bâtonnets, il fit naître une étincelle, alimentant la petite flamme naissante avec des feuilles mortes. Il souffla doucement dessus, son souffle mesuré, et bientôt la flamme grandit, léchant les morceaux de bois qu'il avait ajoutés.
Le crépitement du feu devint le seul bruit à l'intérieur de la grotte, une lueur réconfortante dans cette nuit d'encre. Patrocle se sentit étrangement apaisé par ce rituel simple et ancien. Il tira du pain de ses sacoches, le tenant au-dessus des flammes jusqu'à ce qu'il soit légèrement grillé. Puis il découpa un morceau de fromage et le mangea en silence, chaque bouchée lui rappelant les leçons de patience et de résilience que Chiron lui avait inculquées.
La chaleur du feu se répandit doucement, chassant le froid mordant qui s'était infiltré jusque dans ses os. Pourtant, malgré cette chaleur, il ne parvenait pas à réchauffer son cœur. Le goût du pain et du fromage, habituellement si simple et réconfortant, avait un goût amer ce soir-là. La solitude pesait lourdement sur ses épaules, et les souvenirs de Clytemnestre refusaient de s'estomper.
Il se demanda combien de temps il devrait errer ainsi, fuyant un destin qu’il ne désirait pas, cherchant un apaisement qui semblait toujours hors de portée. Mais pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire que de se réchauffer au feu, attendre que la tempête passe, et peut-être, dans la lumière fragile de l’aube, trouver une réponse.
Patrocle resta figé, le glaive toujours en main, incapable de comprendre comment la princesse Hélène avait pu le retrouver en pleine nuit, au cœur d’une tempête. Son esprit était embrouillé par le choc et la surprise, mais il finit par baisser son arme, réalisant que la menace qu'il avait perçue n'était autre que la célèbre princesse de Sparte.
— Princesse Hélène ? répéta-t-il, toujours abasourdi. Mais que faites-vous ici ? Et comment m’avez-vous retrouvé ?
Hélène, trempée par la pluie, le regarda avec un sourire malicieux, ses yeux brillant d’une lueur espiègle malgré la situation.
— Votre cheval laisse des empreintes de taureau sauvage, expliqua-t-elle en retirant sa cape trempée. Cela n’a pas été difficile.
Le ton léger de sa voix déstabilisa encore plus Patrocle. Avant qu’il ne puisse poser d’autres questions, Hélène repéra le feu et le repas improvisé.
— Oh, il y a à manger ! s’exclama-t-elle vivement, ses yeux se fixant sur le pain et le fromage. Je meurs de faim.
Elle s'approcha du feu, s'installant sans attendre près de la chaleur, ses vêtements détrempés s'asséchant lentement sous l'effet des flammes. Elle tendit la main vers le pain et le fromage, se servant avec une aisance qui montrait qu'elle n'avait aucune intention de respecter les formalités habituelles.
Patrocle, toujours sous le coup de la surprise, finit par ranger son glaive, réalisant qu'il avait perdu toute maîtrise de la situation. Le regard fixé sur Hélène, il était incapable de détourner les yeux de cette femme qui venait d'entrer dans sa vie de manière si imprévue, comme si les dieux eux-mêmes s'étaient joués de lui une fois de plus.
— Vous... vous êtes seule ? demanda-t-il finalement, sa voix trahissant l'incrédulité.
Hélène, occupée à griller son morceau de pain, le regarda du coin de l'œil, un sourire mystérieux sur les lèvres.
— Seule, oui. Mais ne vous inquiétez pas, Patrocle. Je sais me débrouiller. Je voulais simplement vous parler... et il semble que cette tempête ait décidé de me conduire à vous plus tôt que prévu.
Les paroles d'Hélène frappèrent Patrocle comme une lame invisible. Le feu crépitait doucement entre eux, mais l'atmosphère dans la grotte devenait de plus en plus oppressante. Il était pris au piège entre la vérité de ses sentiments pour Clytemnestre et la perspicacité troublante de la princesse de Sparte.
— Vous devez rentrer à Mycènes avant qu’on s’aperçoive de votre disparition, dit-il d'une voix grave, essayant de détourner la conversation. Venir toute seule ici était dangereux.
Hélène, cependant, ne semblait pas perturbée par son avertissement. Elle lui lança un regard perçant, un mélange de curiosité et de défi.
— En ce moment, ma sœur reste cloîtrée dans son étude, continua-t-elle, sa voix douce et réfléchie. Seul son scribe peut l’approcher, et dire qu’hier seulement elle était aussi radieuse qu’Hélios.
Elle marqua une pause, fixant Patrocle avec une intensité presque surnaturelle. L'éclat des flammes se reflétait dans ses yeux, donnant l'impression que son regard perçait jusqu'au plus profond de son âme.
— C’était donc vous, son amant secret, murmura-t-elle finalement, chaque mot pesant d'une certitude inexorable. Maintenant je comprends pourquoi vous refusiez mes avances. Mon indomptable sœur couchait avec l’Hoplite Sanglant de Qadesh, et ce dernier en était amoureux.
Le silence qui suivit ses paroles était chargé de tension. Patrocle se sentait vulnérable, comme si chaque recoin de son cœur était exposé à la lumière cruelle du regard d'Hélène. Il chercha des mots pour répondre, mais tout ce qu'il trouva, c'était une réalité amère qu'il avait tenté de fuir.
— Ce n'était pas... ce n'était jamais simple entre elle et moi, balbutia-t-il finalement, les yeux baissés vers les flammes. Ce que vous dites... ce que vous croyez savoir...
Il s'interrompit, sentant la douleur percer son cœur une fois de plus. Clytemnestre, avec toute sa force et son intensité, l'avait marqué bien plus profondément qu'il ne l'avait jamais voulu. Et maintenant, cette douleur se retrouvait révélée devant Hélène, qui le scrutait avec une fascination presque cruelle.
— Peu importe ce que vous avez deviné, Hélène, ajouta-t-il d'une voix plus ferme, relevant les yeux pour croiser les siens. Ce que j'ai partagé avec votre sœur appartient au passé. Il ne vous concerne pas.
Patrocle fixait Hélène, son esprit tourbillonnant de confusion. La princesse semblait jouer avec lui, chaque mot qu'elle prononçait ajoutant à son malaise. Il était venu ici pour fuir, pour se retrouver loin des intrigues de Mycènes, et voilà qu'Hélène elle-même venait troubler sa retraite.
— Et qu’allez-vous faire ? s’exclama-t-elle d’un ton joyeux, presque taquin. Comptez-vous venir à Sparte et rejoindre ces imbéciles qui vont demander ma main ? Dire que j’ai l’embarras du choix maintenant ! Vais-je épouser le plus beau ? Le plus vieux ? Le plus intelligent ? Ou vous, peut-être ?
Patrocle serra les dents, essayant de maintenir son calme face à l'insolence d'Hélène.
— Je ne compte pas venir demander votre main, dit-il froidement, tentant de couper court à cette conversation qui le mettait mal à l'aise.
Hélène fit la moue, feignant la déception.
— Et pourquoi donc ? dit-elle d'un ton faussement contrarié. Maintenant que vous êtes un prince et que votre mère vous reconnaît enfin comme fils…
Patrocle sentit la colère monter en lui, une colère qu'il avait du mal à contenir.
— Sauf que je ne suis pas un prince. Ni un guerrier, ni même un général, je ne suis que Patrocle le chasseur. Je vais rentrer et dire à ma mère que je refuse cet honneur, et que je vais me retirer au mont Pélion, dans la ferme de Chiron.
Hélène le regarda, l'air songeuse, mais toujours avec cette lueur de malice dans les yeux.
— Épouser un fermier donc… dit-elle avec un sourire énigmatique.
Patrocle ne put retenir une exclamation de surprise et d'indignation.
— Mais de quoi est-ce que vous parlez, par tous les dieux ? s’écria-t-il, sidéré par l'attitude désinvolte de la princesse.
— Oh, rien, répondit-elle avec une légèreté qui le déstabilisait encore plus. Il se fait tard, et je suis fatiguée. Demain, nous en reparlerons en route.
Patrocle la regarda, abasourdi par son audace. Hélène s'étendit avec une nonchalance déconcertante, comme si le monde entier lui appartenait.
— Il n’est pas question que vous veniez avec moi, insista-t-il, essayant de reprendre le contrôle de la situation.
Mais Hélène ne répondit pas, se contentant de lui lancer un regard amusé avant de murmurer d'une voix douce :
— Bonne nuit, Patrocle !
Elle s'allongea près du feu, un sourire tendre étirant ses lèvres, et ferma les yeux, comme si elle n'avait aucune inquiétude au monde.
Patrocle resta un moment figé, incapable de croire à l'insolence de la princesse. Il secoua la tête, soupirant, et finit par s'asseoir devant le feu, les flammes projetant des ombres vacillantes sur son visage tourmenté. Les pensées tourbillonnaient dans son esprit, mais il ne parvenait pas à trouver de réponse à cette énigme qu'était Hélène.
De son côté, la jeune femme, un sourire aux lèvres, sombra dans un profond sommeil, inconsciente des tourments intérieurs de l'homme qui veillait près d'elle.
*
Le petit matin commençait à éclaircir l’horizon, nimbant le ciel d’un halo mauve. Patrocle était plongé dans un rêve troublant. Clytemnestre le chevauchait, ardente, arrachant ses gémissements de plaisir, malgré lui. Puis, le visage d’Hélène se superposa à celui de la reine de Mycènes. Et Patrocle s’éveilla, le cœur battant
La jeune femme était là, juste à côté de lui, accroupie, son menton en appui sur ses poings croisés. Elle était là à le fixer d’un air indéfinissable.
— Vous êtes plutôt excitant quand vous gémissez, asséna-t-elle.
Patrocle se redressa, les sourcils froncés :
— Je ne gémissais pas.
— Oh si, et ça semblait rudement bon, d’ailleurs ! gloussa-t-elle.
Patrocle, encore secoué par la transition entre rêve et réalité, se redressa brusquement, essayant de retrouver une contenance face à la situation embarrassante. Hélène, quant à elle, semblait trouver un amusement sincère dans son désarroi. Son rire cristallin résonnait dans la grotte, tandis que le jeune homme, les joues en feu, tentait de masquer sa gêne.
— Vous rougissez, en plus ? Par tous les dieux, je crois que je ne vais pas m’ennuyer avec vous ! s’exclama-t-elle, un sourire malicieux aux lèvres.
Patrocle détourna le regard, luttant pour maîtriser la confusion qui bouillonnait en lui. Il était habitué à la discipline du champ de bataille, à la rigueur des ordres donnés et reçus, mais face à Hélène, il se sentait désarmé, vulnérable.
— Cessez ces enfantillages, Hélène, dit-il en essayant de reprendre son sérieux. Nous avons un long chemin à parcourir aujourd’hui.
Hélène se leva, ses mouvements fluides et gracieux, et le regarda avec un mélange d’intérêt et de taquinerie.
— Bien sûr, Patrocle. Mais il faut bien avouer que ce voyage promet d’être... intéressant, ne trouvez-vous pas ?
Il serra la mâchoire, tentant de ne pas se laisser perturber par la proximité de la princesse.
— Nous devons partir, dit-il d’un ton plus ferme. Mycènes est derrière nous, et la Locride nous attend. Ensuite je vous conduis à Sparte.
Hélène acquiesça avec un sourire énigmatique, comme si elle savourait chaque instant de cette étrange matinée. Puis, elle se dirigea vers son cheval, prête à reprendre la route, laissant Patrocle seul avec ses pensées tumultueuses et le poids de ce rêve qui continuait de le hanter.
*
Ils chevauchèrent ensemble une bonne partie de la matinée, et Patrocle ne tarda pas à remarquer la maîtrise qu’Hélène avait de sa jument alezane. Lorsqu'il ralentit l'allure, passant du petit galop au trot, il observa avec admiration comment la princesse guidait sa monture avec des gestes doux et des murmures apaisants. Elle n'était pas seulement habile dans la conduite de son cheval ; elle veillait aussi sur lui avec attention. À chaque pause, elle vérifiait l'état de ses sabots, les graissant avec un onguent à base de miel pour soigner une légère fissure.
Et Patrocle était impressionné.
Il y avait toujours des femmes et des hommes aussi, d’ailleurs qui pensaient qu’une langue bien pendue et un glaive aiguisé suffisaient pour paraitre durs. Les vrais durs, songea-t-il, étaient les gens capables de s’adapter à tout. Hélène de Sparte présentait tous les signes d’une authentique et discrète dure à cuire… en plus d’être belle.
— Parle-moi d’Achille, lui dit-elle soudainement lorsqu’ils reprirent la route. Il y a tant de choses que j’ignore à son sujet. Est-il gentil envers ses esclaves ? Frappe-t-il ses concubines ?
— Par où commencer ? répondit Patrocle amusé. C’est un prince, et il se comporte comme tel. Non, il ne bat pas ses serviteurs, mais n’allez pas le croire faible pour autant. Il n’a eu qu’une seule fiancée, Déidamie, la fille du roi Lycomède. Mais elle réside désormais en Iolcos… par choix.
— Je me suis laissé dire qu’Achille lui avait fait un enfant, dit Hélène en regardant un aigle faire des cercles au loin.
— Oui, un très beau petit garçon.
— Et il veut demander ma main ? ajoute-t-elle avec dédain. Voilà donc l’homme que tout le monde admire ! Il déflore une femme, lui met un enfant au ventre et l’abandonne pour épouser une autre ?
Patrocle sans répondre fit une pause au pied d’une colline herbeuse, puis fit signe à Hélène de descendre. Il y avait de moins en moins d’arbres à présent, et une fois en haut de la colline, le petit groupe serait à terrain découvert. Patrocle regarda les alentours et son regard se durcit
— Pourquoi nous arrêtons-nous ? demanda Hélène.
Mais avant qu'il ne puisse répondre, quatre hommes émergèrent des arbres environnants. Ils étaient armés, leurs visages marqués par la vie dure.
L'homme au centre, plus grand que les autres et vêtu d'un manteau de laine, brisa le silence en désignant les chevaux d'un geste possessif.
— Belles bêtes, dit-il d'un ton dur.
Patrocle resta impassible, observant le groupe avec une froideur calculée. Hélène, effrayée, se plaça instinctivement derrière lui, sentant la menace grandir. Il était plus grand que les autres et portait un manteau de laine.
Patrocle ne répondit pas et Hélène sentit monter la tension. Il s’essuya les paumes sur son chiton et passa le pouce dans sa ceinture, à portée du manche de son couteau. L’homme à la cape verte remarqua le geste et sourit. Ses yeux bleus se reportèrent aussitôt sur Patrocle.
— Tu es plutôt avare de paroles de bienvenue, l’ami, dit-il.
Patrocle sourit.
— Est-ce que tu es venu ici pour mourir ? demanda-t-il doucement.
— Pourquoi parler de mourir ? Nous sommes tous humains, non ? (À présent, l’homme avait l’air mal à l’aise.) Je me nomme Cleitas et eux, ce sont mes frères Celomes, et Brasidas – c’est lui le plus jeune. On n’est pas venu pour vous faire du mal.
— Si vous l’étiez, cela ne ferait pas de différence, dit Patrocle. Dis à tes frères de s’asseoir et de se détendre.
— Je n’aime pas tes manières, dit Cleitas en se raidissant.
Il se recula d’un pas et ses frères se placèrent en demi-cercle autour de Patrocle et d’Hélène.
— Ce que tu aimes ou pas, je m’en moque, répondit Patrocle. Et si ton frère fait un pas de plus à droite, je le tue.
L’homme s’arrêta aussitôt et Cleitas humecta ses lèvres.
— Tu lances beaucoup de menaces pour un homme sans épée.
— Cela devrait te mettre la puce à l’oreille, dit Patrocle. Mais comme tu as l’air d’un crétin, je vais essayer d’être clair. Je n’ai pas besoin d’épée pour me débarrasser d’une racaille dans ton genre. Non, ne dis pas un mot – écoute-moi ! Aujourd’hui, je suis de bonne humeur. Tu comprends ? Si tu étais arrivé hier, je t’aurais probablement tué sans même prendre le temps d’une conversation. Mais aujourd’hui, je me sens expansif. Le soleil brille et tout va bien. Alors prends tes frères et retourne d’où tu es venu.
Cleitas hésita, son regard plongé dans celui de Patrocle. Il y avait quelque chose de déroutant dans la confiance glaciale de cet homme, quelque chose qui semait le doute même en pleine supériorité numérique. Un seul homme sans épée, contre quatre, et pourtant Cleitas ne pouvait s'empêcher de ressentir une menace bien plus grande que celle d'une simple confrontation. Les yeux de Patrocle, froids et déterminés, ne trahissaient aucune peur.
Soudain, Cleitas esquissa un sourire, adoptant un ton conciliant.
— Toutes ces menaces de mort... comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment de douleur dans ce monde ? Très bien, nous partons.
Tout en reculant, il maintint son regard fixé sur Patrocle, ses frères se retirant à ses côtés. Ils disparurent rapidement entre les arbres, mais le calme apparent ne dura pas.
— À terre ! cria Patrocle en attrapant Hélène et en la tirant vers le sol.
Des flèches fusèrent soudainement des bois, une manquant de peu le visage de Patrocle qui plongea dans l’herbe, une autre sifflant juste à côté de lui. Sans perdre de temps, il décrocha son arc et tira une flèche en direction des arbres. Fermant brièvement les yeux pour se concentrer, il les rouvrit et décocha une autre flèche. Un cri perça l’air. Le cœur battant, Hélène regarda Patrocle tirer à nouveau avant de se précipiter vers les bois.
Hélène, le suivant de près, pénétra dans la forêt et découvrit deux des brigands gisant au sol. Patrocle, glaive en main, faisait face aux deux derniers. Cleitas chargea, son épée dirigée vers le cou de Patrocle. D'un mouvement rapide, Patrocle esquiva l’attaque et planta sa lame dans l’aine de Cleitas. Le dernier brigand, fou de rage, se jeta à son tour sur Patrocle, mais Hélène réagit avec une rapidité surprenante. Elle leva le bras et d'un geste précis, lança son poignard qui se ficha dans la gorge de l'assaillant. Le brigand tomba en arrière, s'effondrant dans une agonie silencieuse.
Patrocle, imperturbable, dégagea son glaive du corps de Cleitas et le saisit par les cheveux. Tirant sa tête en arrière, il murmura avec une froideur tranchante :
— C’était pourtant une bonne journée.
Puis, d'un geste brutal, il lui trancha la jugulaire, laissant le corps inerte s'effondrer au sol.
Patrocle se releva et passa devant Hélène, qui le regardait, hébétée. L’homme qui jouait de la lyre et récitait des poèmes était aussi un tueur implacable. Un tourbillon d'émotions violentes lui enserra la poitrine : crainte, fascination, et surtout respect. Elle, une Spartiate, savait reconnaître la valeur d'un guerrier. Sans Patrocle, elle aurait été enlevée, peut-être même violée par ces hommes. Elle le suivit en silence, comprenant qu'il venait de lui sauver la vie.
Sans un mot, ils remontèrent en selle et quittèrent les lieux au plus vite. Lorsque la nuit tomba, Patrocle alluma un petit feu, entouré de pierres. Il s’éloigna ensuite dans la plaine pour s’assurer que la lumière des flammes n'était pas visible de loin. Rassuré, il revint s'asseoir face à Hélène. Elle fixa le feu, puis leva les yeux vers lui et remarqua qu'il tremblait légèrement.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Rien, c’est le froid, répondit-il en claquant des dents, tentant de masquer l’adrénaline qui parcourait encore son corps.
Hélène s’agenouilla près de lui, prenant doucement ses mains pour les masser sans dire un mot.
— Une tisane vous fera du bien, dit-elle. Vous avez emporté du miel ?
— Il y en a dans mon paquetage, une petite jarre enveloppée dans un tissu rouge. Le froid ne me fait pas cet effet-là, d’habitude… Désolé.
— Ce n’est pas grave. Mon père dit toujours qu’il n’y a rien de tel qu’une bonne tisane pour lutter contre… le froid.
Elle lui tendit un gobelet rempli d’un liquide fumant que Patrocle accepta avec gratitude. Il ne s’était même pas rendu compte qu’elle avait préparé la tisane pendant son absence.
— Ce n’était pas… ce n’était pas seulement à cause du froid… avoua Patrocle en fixant le vide. J’ai déjà ressenti cela… à Qadesh.
— La fièvre de sang ! murmura Hélène d’une voix grave.
— Vous connaissez ? s’écria Patrocle, surpris.
— C’est un don pour certains, expliqua-t-elle d’un ton étrange. Une malédiction pour d’autres, mais rares sont ceux qui le possèdent. Bellérophon avait ce don, tout comme Héraclès, et on raconte que la princesse Penthésilée l’avait hérité de sa mère.
— Pour moi, c’est de la folie, rien de plus, répliqua Patrocle froidement. Nous devrions dormir, nous arriverons demain au mont Pélion.
Il se leva, mais Hélène agrippa doucement sa main.
— Merci d’avoir défendu mon honneur, dit-elle avec douceur.
— Ce n’est rien, répondit-il en détournant les yeux.
— Si, c’est quelque chose, insista-t-elle en secouant la tête. Considérez-moi comme votre amie désormais.
Patrocle acquiesça, évitant toujours son regard. Elle était si belle, si douce, si désirable qu’il avait envie de la serrer dans ses bras, mais il n’en fit rien. Hélène, quant à elle, détourna timidement les yeux, comme si elle avait deviné ses pensées.
*
Comme il s'y attendait, la ferme de Chiron était toujours là, grande et modeste à la fois, s'étendant dans une vaste plaine parsemée de vergers, de jardins et de vignobles. Patrocle et Hélène arrivèrent à l'entrée, où Aspasia et Spendios les accueillirent chaleureusement. L'ancienne nourrice serra Patrocle dans ses bras, les larmes aux yeux, lui caressant le visage et les cheveux, sans prêter attention à Hélène, qui se tenait en retrait.
— Mon petit garçon, mon Patrocle…
— Laisse-le respirer, femme, intervint Spendios.
C'est alors que ce dernier aperçut Hélène. Patrocle lui fit signe de se taire, mais Aspasia fronça les sourcils en voyant cette femme vêtue d'un chiton trop court, qui lui souriait avec l'assurance d'une prêtresse d'Aphrodite.
— Qui est cette fille ? demanda-t-elle, intriguée.
Hélène intervint rapidement.
— Je suis sa concubine, et je viens de Lesbos, répondit-elle d'une voix douce. Je m'appelle Phaedra. Et je vais partager la chambre de mon maître.
Spendios resta silencieux, mais Aspasia, choquée, se tourna vers son mari.
— Tu vas autoriser ça ?
— C'est le maître de cette ferme. C'est à lui de décider, répondit Spendios.
— Je trouve ça honteux, s'exclama Aspasia, ignorant Hélène et se dirigeant en trombe vers la grande maison.
Quand la princesse entra à son tour, Spendios regarda Patrocle avec intensité.
— C'est bien qui je crois ? murmura-t-il.
— Oui. Ne dites rien à Aspasia.
— Nous devrions entrer.
À l'intérieur, ils trouvèrent Hélène en train de scruter les lieux. En les voyant arriver, elle sourit à Spendios.
— Je crains que votre femme ne m'aime pas.
— C'est plus un problème pour moi que pour vous, Phaedra, répondit Spendios. Elle va me casser les oreilles ce soir. Je doute de pouvoir dormir ! Pourquoi le seigneur Patrocle et vous n'iriez-vous pas dans le jardin ? J'y apporterai à manger et à boire.
Après le départ du serviteur, Patrocle conduisit Hélène dans le jardin. Le soleil se couchait derrière le mur ouest, et l'air se rafraîchissait à l'ombre. Hélène s'assit dans un profond fauteuil et allongea ses jambes fines. Patrocle se força à ne pas regarder ses cuisses et préféra fixer les boutons de fleurs du jardin.
— Il sait pour moi, n’est-ce pas ? demanda Hélène.
— Spendios ne dira rien, vous pouvez lui faire confiance. De plus, je préfère que Philomèle ignore ma présence ici.
— Pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle sache ? s'étonna Hélène.
— Parce qu'il est temps de poser certaines questions, surtout une qui me hante depuis des années.
À la grande surprise de Patrocle, ce fut Aspasia qui apporta les rafraîchissements sur un plateau.
— J’ai préparé un bain, dit-elle en s'adressant à Hélène. Je suppose que vous souhaitez vous laver après un si long voyage.
— Merci, Aspasia, vous êtes très attentionnée, répondit Hélène d'une voix douce.
Aspasia, sans répondre, se tourna alors vers Patrocle.
— Ta mère t’a convoqué, n’est-ce pas ?
— Oui, mais avant de la voir, je voulais te parler.
— De quoi ? demanda la vieille femme, visiblement inquiète.
— Aspasia, où est mon père ? demanda Patrocle gravement.
*
Hélène se souviendrait toujours de cette soirée, cette soirée au coin du feu ou la vérité avait surgis des lèvres d’Aspasia et de son mari. Patrocle demeurait debout et regardait par la fenêtre, il pleuvait dehors et la nuit était d’un noir d’encre. La princesse de Sparte portait une simple robe bleue nuit prêtée par une servante. Et Patrocle arborait une tunique noire qui lui arrivait aux chevilles, ses beaux chevaux noirs toujours attachés en queue de cheval, le jeune homme demeurait silencieux. Mais Aspasia décida de commencer le récit d’une voix hésitante mais tremblante.
— Je m’en souviens comme si c’était hier. Il y a de cela des années, un oracle avait prédit à la reine Philomèle qu’elle donnera naissance à un fils, aussi beau que la nuit qui précède le jour, il sera aimé de tous, des rois écouteront ses sages paroles, et de grands guerriers respecteront son courage, son nom sera gravé a jamais dans la mémoire des hommes.
— Je connais cette histoire, Aspasia ! coupa Patrocle. Ce que je veux savoir, c’est ce qui est arrivé à mon père.
Spendios intervint.
— Tout est lié, monseigneur. Laissez-là finir.
Patrocle inspira longuement.
— J’écoute.
— Le jour de la naissance de l’enfant, j’étais présente et j’ai aidé Philomèle à le mettre au monde, une fois la reine endormie. J’ai emporté le bébé pour l’emmailloter et c’est là que le roi Ménétios me donna un autre bébé et m’ordonna de le placer aux côtés de la reine. J’ai obéis et le roi emporta l’enfant et disparut, plus personne ne le revit.
Patrocle se retourna l’entement et la regarda avec des yeux terribles.
— Ce bébé c’était toi, Patrocle, tu étais né quelque jour avant et j’ai aidé ta véritable mère à te mettre au monde.
Hélène se pencha en avant et regarda la vieille femme, elle disait la vérité mais quelque chose la faisait peur, et elle ignorait quoi.
— Qui est celle qui m’a mise au monde ?
Aspasia inspira longuement et répondit d’une voix tremblante.
— Je n’oublierai jamais ce jour où tu es venu au monde. Le roi avait envoyé Spendios me chercher, nous avons quitté la cité et somme partis aux Bois des Murmures, un lieu réputé hanté et maudit, même les dieux n’osent s’y aventurer de peur de subir une malédiction.
— J’en ai entendu parler, intervint Hélène songeuse. On raconte que Zeus aurait interdit tout l’Olympe d’y poser le pied, mais pourquoi le roi vous y attendait-il ?
— J’ignore pourquoi, moi et mon mari sommes arrivés devant une vieille cabane, nous avons trouvé le roi qui attendait devant l’entrée, il me fit signe d’y entrer mais me fit jurer sur ma vie de ne révéler cela a personne. Tremblante de peur j’ai prêté sermon et je suis rentré dans cette cabane effrayante, et c’est là que j’ai vu cette femme enceinte, assise sur un lit, et qui me scrutait comme si elle attendait ma venue, et là j’ai compris ce que je devais faire.
Aspasia inspira longuement et continua en regardant le vide.
— J’ai aidé beaucoup de femme ou de jeune filles à accoucher, mais cette étrangère n’était pas comme les autres. Elle ne criait pas, ne cillait même pas, elle se contentait de pousser sans lancer la moindre plainte, j’étais pétrifié de terreur, devant moi ne se tenait pas une femme mais un démon. Comment peut-on supporter une douleur comme celle de l’accouchement sans crier ni ciller ? c’était inhumain. Seul les pleurs du bébé m’avaient rassuré, mais l’étrange jeune femme ne le prit même dans ses bras, elle se contenta de me regarder avec une expression terrible. Puis elle me dit ces mots : Tu le nourriras de ton lait, et le berceras dans tes bras, douce Aspasia, et tu lui révéleras la vérité sur sa naissance lorsqu’il te demandera ou est son père.
Patrocle ferma les yeux et lui tourna le dos puis :
— Qui était cette femme ?
— Je n’en sais rien, dit Aspasia tristement. Je n’ai jamais osé retourner aux Bois des Murmures, tout ce que je peux te dire c’est que c’est d’elle que tu as hérité tes cheveux noirs.
— Serait-ce un oracle ? demanda encore Patrocle.
— Peu probable, intervint Hélène. Les oracles ne prédisent pas après un accouchement, non ce n’est pas un oracle.
Hélène se leva et se rapprocha de la fenêtre, ses pensées tourbillonnant comme la pluie qui battait contre les vitres. Le silence pesait lourdement dans la pièce, seulement interrompu par le crépitement du feu. Patrocle, les bras croisés, semblait absorbé dans ses réflexions, ses traits marqués par une tension palpable.
— Si ce n’était pas un oracle, alors qui était-elle ? demanda Hélène, sa voix trahissant une nervosité croissante. Peut-être un autre type de créature, ou une figure mythique oubliée ?
Aspasia secoua la tête, ses mains tremblantes tenant encore le plateau.
— Je n’ai pas d’autres réponses. Mais je me souviens que la femme avait une aura étrange, presque surnaturelle. Après avoir quitté la cabane, je n’ai jamais pu retrouver son emplacement exact, comme si le lieu avait disparu ou changé de place. C’était comme un cauchemar éveillé.
— Ou se trouve mon père ? reprit Patrocle.
— Il se trouve dans la Lyncestide avec son fils, répondit Aspasia en baissant les yeux.
— Avec son fils dis-tu ? dit-il en contenant avec peine sa rage.
— Mon enfant… dit Aspasia tristement. Il ne m’appartient pas de juger un homme comme ton père, mais il devait avoir ses raisons !
— Qu’Hadès emporte ses raisons, s’exclama-t-il.
Hélène observe Patrocle quitter la pièce avec précipitation, les muscles tendus sous sa tunique noire, chaque pas résonnant comme un écho dans l'obscurité grandiose. Elle ressentait un pincement au cœur en le voyant si tourmenté, mais elle savait que ce n'était pas à elle d'apaiser cette douleur, du moins pas pour l'instant. Les hommes ne pleurent pas, pensaient-elle en silence, mais ils souffrent tout autant.
Aspasia, toujours debout près de la cheminée, essuya une larme du coin de l'œil, son visage marqué par le regret et la tristesse.
— Je ne l'ai jamais vu ainsi, murmura-t-elle. Patrocle a toujours été si fort, si résolu... Mais cette vérité... Elle le brise.
Hélène détourna le regard, contemplant les flammes qui dansaient devant elle. La tension dans la pièce était palpable, comme un fil prêt à se rompre à tout moment.
— Vous avez fait ce que vous deviez faire, Aspasia, dit-elle doucement. Mais le fardeau de la vérité est parfois trop lourd à porter, surtout lorsqu'il a été caché si longtemps.
— Vous ne comprenez pas, répondez à la vieille femme, sa voix se brisant légèrement. Ce secret, je l'ai gardé pour son bien. Mais maintenant, je crains qu'il ne le détruise.
Spendios, qui avait observé la scène en silence, s'approcha d'Aspasia et posa une main rassurante sur son épaule.
— Tout cela est au-delà de nous, dit-il calmement. La vérité devait éclater un jour ou l'autre. Nous avons fait ce que nous pouvions, et maintenant c'est à lui de décider quoi faire avec ce qu'il sait.
Hélène, songeuse, se leva lentement et se dirigea vers la porte. Elle hésite un instant avant de se retourner vers Aspasia.
— Je vais aller lui parler. Il ne doit pas affronter cette douleur seul.
Aspasia la regardée avec reconnaissance, mais aussi une pointe de peur dans les yeux.
— Soyez prudente, ma chère, souffla-t-elle. Il est dans un état fragile.
Hélène hocha la tête et sortit dans la nuit, le vent froid lui fouettant le visage. Elle chercha du regard Patrocle, et finit par le trouver un peu plus loin, à l'orée du jardin, près des vieux oliviers. Il se tenait là, immobile, les bras croisés, les épaules secouées par des émotions qu'il s'efforçait de réprimer.
Elle s'approche sans bruit, son pas léger dans l'herbe mouillée, avant de se poster à quelques mètres de lui. Elle ne dit rien tout de suite, respectant son silence, partageant simplement l'espace avec lui.
Après un long moment, Patrocle parla, la voix rauque.
— Toute ma vie... Tout ce que j'ai cru savoir... était un mensonge.
Hélène s'avança légèrement, mais toujours avec précaution.
— Ce n'était pas un mensonge, dit-elle doucement. C'était une vérité que tu n'étais peut-être pas encore prêt à entendre. Maintenant, elle est à toi, et tu peux décider ce que tu en feras.
Il se retourna lentement, ses yeux brillants d'une douleur qu'il n'avait jamais laissée paraître auparavant.
— Comment suis-je censé réagir à cela ? Mon père m'a caché mon origine, m'a remplacé par un autre, et a abandonné ma véritable mère dans un endroit maudit. Comment puis-je simplement accepter cela ?
Hélène s'approche encore, jusqu'à ce qu'elle soit suffisamment près pour poser une main légère sur sa poitrine.
— Je ne sais pas ce que tu dois faire, avoua-t-elle honnêtement. Mais je sais que la colère ne te mènera nulle part. Ce n'est pas en rejetant ton passé que tu trouveras la paix. Tu dois affronter cette vérité, aussi dure soit-elle, et choisir ta propre voie.
Patrocle ferma les yeux, inspirant profondément pour calmer les tremblements qui agitaient son corps. Puis, doucement, il posa sa main sur celle d'Hélène, comme pour puiser un peu de sa force.
— Merci, murmura-t-il.
Ils restèrent ainsi, silencieux, unis dans l'obscurité, alors que la pluie continuait de tomber doucement autour d'eux.