Patrocle
Ramsès assista à la réunion de son père avec les chefs troyens et Hittites. Du côté Grec se trouvait Ulysse d’Ithaque Ménandre de Sparte. Pollux ne pouvait pas assister à la réunion car il pleurait toujours la mort de Castor, d’aucuns disaient qu’il avait perdu l’esprit, et ses soldats choisirent Ménandre pour les représenter. Pharaon se tournait chaque fois vers Ulysse pour entendre son avis, et ce dernier en bon diplomate proposa des accords qui furent écoutés avec intérêt. Hector de Troie était présent aussi, et Ramsès regardait enfin le prince de plus près.
L’homme était d’une beauté sauvage et inhabituelle. Il avait un corps aussi parfait que ceux des éphèbes dont les sculpteurs grecs façonnaient dans le marbre. Mais à la différence des statues, ses membres étaient souples et élastiques comme ceux des grands fauves. Ces boucles brunes et abondantes rejoignaient la barbe courte noire, encadrant d’un casque d’ébène un visage tanné par le soleil, et faisaient ressortir des yeux clairs que le prince de Troie tenait surement de sa mère. Si Ramsès avait une sœur, il l’aurait volontiers donné comme épouse à ce noble chef de guerre qui irradiait de force et de grondeur.
Ce dernier était accompagné de Penthésilée, qui gardait un visage sévère même quand elle portait une longue robe verte maintenue à la taille par une grosse ceinture avec des fils d’or. Ses longs cheveux noirs lui tombaient sur les épaules, à l’exception d’un chignon sur le haut du crâne. De temps à autre elle regardait les alentour comme si elle cherchait quelque chose ou quelqu’un. Ramsès porta son attention vers son père et le souverain Mouwatalli, ce dernier écoutait pharaon exposer ces conditions.
Après une heure, un accord fut décidé et la guerre était terminée. Mouwatalli avait accepté, et donc Séthi repartira dans son pays, loin de ses bases, Ramsès était conscient qu’ils avaient échappé à une débâcle, le plus important pour pharaon était de conserver ses forces encore disponibles et de les renforcer pour ensuite revenir dans la Bekaa. Les deux ennemis se quitteraient sans conclure de traité de paix : en fin de compte ce n’était qu’une trêve qui sera rompue tôt ou tard.
Ramsès vit Penthésilée se raidir et devina son mécontentement. Mouwatalli avait promis une patrie à la horde des amazones. Une cité pour remplacer Thémiscyre la ville perdue, mais dans ces conditions ne pourrait hélas pas tenir cette promesse. Peut-être même que les prochaines ennemies des Hittites seraient les redoutables guerrières. Hector de son côté demeurait debout sans trahir la moindre émotion, impossible pour quiconque de savoir ce qu’il pensait.
Ulysse s’adressa enfin au prince.
— Quelle sont les demandes de Troie ?
— Le Hatti est désormais en paix avec l’Egypte, répondit Hector d’une voix douce. Mon père n’a rien contre les Grecs, il les admire même. C’est à contrecœur qu’il a dû se mettre en guerre pour obéir à la requête de l’oracle d’Apollon. Nous ne vous réclamons ni dommages ni rançons, continua Hector. Nous vous restituons vos prisonniers et les dépouilles de vos morts afin que vous puissiez les ensevelir dignement. J’enverrais mon jeune frère, Déiphobe, pour mener à bien cet acte d’humanité.
L’émotion de tous face à cette nouvelle, montra à Ramsès que Pharaon et Mouwatalli avaient perdu la partie. Hector les avait touchés dans leurs sentiments les plus profonds, il leur envoyait son propre frère pour accomplir cet acte de clémence religieuse. Il n’y avait rien de plus déchirant, pour des parents, que de savoir que leur enfant gisait sans sépulture sur le champ de bataille, à la merci des vautours et des chiens, privé d’honneurs funèbres.
— En échange, le roi Priam ne demande qu’une chose aux Spartiates : devenir ses amis et ses alliés. Il rencontrera tous les représentants a Samothrace, à l’automne, afin de mettre fin aux hostilités, et d’établir une paix durable entre les Troyens et les Grecs.
— Je transmettrai ces conditions au roi Pindare, répondit Ulysse. Le connaissant si bien, il acceptera de bon cœur.
— Dans ce cas, que la volonté des dieux s’accomplit, déclara Hector en opinant du chef.
Penthésilée s’avança et jeta son manteau par terre en signe de colère, encore une fois, Ramsès fut subjugué par sa beauté, la princesse guerrière déclara d’une voix puissante et imbibée de mépris.
— Si les hommes présents ici, pour peu qu’ils osent encore se définir comme tel, sont prêts à oublier leurs morts qui réclament vengeance depuis le Styx. Moi fille de la reine Otréré et du puissant Arès, je refuse d’entendre ce langage d’esclave.
Penthésilée les regarda tous à tour de rôle, et chacun détourna les yeux.
— A quoi vous ont conduit ce genre de bonnes paroles et cette exhortation a la… paix ? Les Hittites sont-ils des chiens pour suivre la voie de la peur ? Les Troyens n’ont-ils point d’honneur ? Si Sarpédon était ici, il n’aurait jamais accepté cela, eh bien moi je suis présente et je n’accepterai pas, et j’obtiendrai ce qu’on m’avait promis, une terre pour mon peuple.
Ulysse se campa devant elle la regarda dans les yeux.
— Combien de guerrières avez-vous perdu, princesse ? Et combien d’autres seriez-vous prête à perdre encore ? Celle de la vengeance vous dites ? Je sais que vos demandes sont justes noble Penthésilée ! Mais la voie que vous empruntez est longue et sinueuse, rien ne s’obtient par l’épée, encore moins par la menace.
— Dans ce cas, je vais emmener ma horde au nord, dit-elle d’une voix moqueuse. Et j’obtiendrai par l’épée ce que je n’ai pas obtenu par les alliances et les promesses.
Et elle sortit de la grande tente a grande enjambée. Ulysse secoua la tête et Hector poussa un soupir. Séthi regarda Mouwatalli avec inquiétude mais ce dernier rassura l’assemblée en déclarant que les conditions seront respectées comme convenu.
— Pour ce qui est de Sarpédon et de Penthésilée, je vais négocier avec eux ! poursuivit le souverain du Hatti. Un peu d’or ou de terre les fléchira.
— Je vais demander à mon père d’envoyer une ambassade à la reine Hyppolite, intervint Hector. La paix sera maintenue quoi qu’il en coûte.
— Dans ce cas nous sommes tous d’accord, conclut Ulysse d’une voix puissante.
*
Le trône d’ébène de Penthésilée avait été installé devant sa tente, et la princesse Amazone était assise dessus, vêtue de robes occidentales en soie, cousues d’or. Sur sa tête, la couronne a tête de cheval. Ses cheveux noirs étaient tressés à la manière Sarmate. Autour d’elle, formant un grand cercle de plusieurs milliers de femmes, se tenaient ses capitaines ; et derrière eux, il y avait encore de nombreux autres cercles. Au centre de chaque cercle, des Amazones dansaient frénétiquement au son des ondulations rythmées de centaines de tambours. Dans le cercle des capitaines, les femmes dansaient autour d’un grand bûcher funéraire de plus de trois mètres de haut sur lequel reposaient ses combattantes, les bras en croix, leurs lances sur la poitrine.
À l’extérieur des cercles, brûlaient d’innombrables feux, et l’odeur de la viande en train de cuire emplissait l’air. Partout, les esclaves du camp portaient des palanches où étaient accrochés des seaux de gurt, un alcool à base de lait de chèvre. Penthésilée, elle, buvait du vin rouge Thrace, en l’honneur des morts. Elle n’aimait pas ce breuvage, trop léger pour une femme éduquée avec les liqueurs les plus fortes de toutes les steppes du nord. Mais elle le but quand même.
Penthésilée, l’air morose, pointa son regard au-delà de son gobelet, fixant les corps sur le bûcher.
— C’était un bon moment pour mourir, mes sœurs, dit-elle doucement. Votre perte me déchire le cœur et je n’oublierai jamais votre dévouement.
La lune avait un éclat vif dans le ciel sans nuages, et les étoiles brillaient comme des bougies lointaines. Penthésilée s’enfonça dans son siège et contempla l’éternité. Pourquoi cette humeur maussade ? Quel poids portait son âme ? Elle avait rarement ressenti cela auparavant, et en tout cas jamais après une bataille gagnée ou perdue.
Pourquoi ?
Son regard scruta le vide.
— C’est toi qui m’as fait ça, petit soldat, dit-elle. Tu m’as vaincu au combat, et tu n’as pas hésité en levant ton bras pour me tuer. Sans Sarpédon mon corps aurait brulé dans les flammes.
Elle s’interrompit un moment puis poursuivit à voix basse.
— Tu m’as fait ressentir la peur, un sentiment que j’ignorai, moi la fille du dieu de la guerre. Tu m’as combattu animé de la rage du sang. Un don qu’Arès n’octroie qu’à ceux qui en sont dignes. Pourquoi mon père t’a donné ce présent ? Qui es-tu ?
Elle avala une gorgée de vin de Thrace et remplit de nouveau son gobelet.
— Princesse, quelque chose ne va pas ? demanda sa robuste capitaine Simisée.
— J’ai failli mourir tant de fois, dit-elle avec ironie. Et pourtant ma dernière bataille m’enseigne que je ne suis ni immortelle, ni invincible.
Simisée ne répondit pas.
— J’ai tremblé de peur, avoua Penthésilée en regardant le vide avec des yeux terribles. J’ai vu la mort dans les yeux de cet hoplite, et maintenant je me demande si j’ai le même regard quand je tue mes ennemis. J’aurais pu me relever et saisir ma lance mais mes membres refusaient de bouger, pétrifiée comme une biche devant un lion affamé.
— Je ne sais pas si tu es au courant, maîtresse, dit Simisée après un moment de silence. Mais ce soldat est vivant, et il se remet doucement de ces blessures.
Penthésilée déposa sa coupe et regarda son capitaine avec gravité.
— Amène-moi Cheraunos, ordonna-t-elle.
— Votre cheval de bataille ? s’écria Simisée, mais pourquoi maîtresse ?
— Je veux que tu trouves ce soldat, et que tu le lui donne, avec bien sûr un message.
— Quel est ce message, maîtresse ? demanda Simisée tremblante.