Patrocle

Chapitre 3 : Chiron

2645 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/10/2021 19:59

Patrocle contempla le mont Pélion émerveillé, une région surnommée également « le Pélion au feuillage mouvant ». D’après la légende, Pirithoos, roi des Lapithes en aurait chassé les Centaures qui y habitaient. Bien sûr le jeune garçon avait entendu des histoires sur Chiron, surtout celle qui disait qu’il serait le dernier d’entre eux, et qu’il habitait dans une grotte quelques parts dans ces montagnes.

L’escorte se composait de deux hommes seulement, le plus âgé s’appelait Spendios, et avait semble-t-il servis sous les ordres de Ménétios en tant qu’éclaireur. Il connaissait la Grèce par cœur et avait conduit le groupe en direction de l’Orient, longeant la côte, puis s’en écartant pour y revenir ensuite. Ils traversèrent la Cadmée, Apollonia et Mycènes s’arrêtant la nuit dans de petites auberges de campagne et mangeant la nourriture traditionnelle Grecque : de la viande de chèvre rôtie, du gibier, du fromage de brebis affiné et du pain cuit sous la braise. 


Après plusieurs jours, ils arrivèrent enfin au Mont Pélion, et Patrocle regarda Spendios intrigué :


— Est-il vrai qu’il habite dans une grotte ?

Spendios haussa les épaules.


— Non mon prince, il a une ferme pas loin d’ici, il aime juste passer du temps dans cette grotte loin des hommes, selon ses dires.


— Vous le connaissez ?


— J’ai servis avec lui lorsque il était général du roi Eaque de Thessalie. Et par Zeus je n’ai jamais vue quelqu’un qui sait à la fois se servir d’une épée et d’une armée. Chiron est sans doute le plus grand meneur d’homme de toute la Grèce.


— Parlez-moi de lui ! Le pressa Patrocle. Pourquoi il vit dans une ferme ?


— Je ne connais pas toute l’histoire, il s’est retiré à cause d’un différend avec le roi Eaque. La fille de Chiron était sa seconde épouse, c’est elle qui lui a donné ses deux fils : Télamon et Pélée.


— Il serait donc le grand père du roi Pélée ? dit Patrocle de plus en plus intrigué. Quel était ce différend ?


— Je l’ignore mon prince, j’ai entendu des rumeurs, mais je sais une chose. Chiron s’est retiré définitivement après, et n’a plus jamais combattu par la suite. Il se fit construire une ferme et élève des chevaux, il a bien sur formé Pélée et Télamon au métier des armes, et a même terminé l’apprentissage d’Ajax fils de ce dernier.


— Un homme qui avait tout pour être heureux, mais qui se retire dans une grotte ! dit Patrocle songeur. Tout cela me parait déroutant.


— C’est un homme très sage, vous allez beaucoup apprendre à ses côtés.


Spendios détourna les yeux et se concentra sur la route. Sa mission sera plus compliquée que jamais. De plus il connaissait Chiron, et savait que le vieux général ne ferait jamais la chose terrible que la reine Philomèle l’avait chargé de faire dans la missive qu’il transportait. Ce garçon était innocent, et Spendios l’avait pris en affection. Il ne se plaignait pas, demeurait tranquille, se contentait de peu sans gêner personne. Il se souvenait de son entretient avec Philomèle, elle l’avait convoqué après l’incident avec le petit prince Clysonyme.


C’était une entrevue nocturne, le mégaron était glacial et sombre, éclairé par un seul feu. Philomèle, pratiquement invisible sur son trône sculpté, fit signe à Spendios de s’asseoir et lui offrit un verre de vin chaud.


— Patrocle doit s’en aller, dit soudain Philomèle. Ce garçon est maudit par les dieux, il a peur de tout. Il ne parle à personne, ne va nulle part. Il refuse de monter sur un cheval, de plonger ou de nager dans la baie. Donc, vous allez servir le royaume en vous occupant de lui.


— Pardonnez-moi ma reine, dit Spendios surpris. Mais que voulez-vous dire par m’occuper de lui ?


— Vous serez payé ! poursuivit la reine d’une voix glaciale. Patrocle n’a pas sa place en ce monde, suis-je assez claire maintenant ?


— Mais… c’est votre fils ! dit Spendios en tremblant.


— J’ai un autre fils, maintenant. Clysonyme. Il sera courageux, intelligent, né pour être roi. Si une tragédie avait lieu pendant votre… partie de chasse, je vous récompenserais largement, pour que vous puissiez organiser des funérailles convenables. Nous nous comprenons bien ?


Elle fit un geste, et aussitôt un serviteur lui donna un paquet entre les mains. Le vieux soldat l’ouvrit et y trouva une magnifique ceinture en cuir et en anneaux d’or, ornée d’ambre et de cornaline, ainsi qu’une dague incurvée au manche d’ivoire. Il les examina avec attention.


— Ce sont de belles pièces, reconnut-il à regret.


— C’est d’accord, alors ?


— J’ai une meilleure solution, majesté.


Philomèle leva un sourcil.


— Je t’écoute !


— Envoyez le garçon en apprentissage chez Chiron, ce dernier en fera un homme, dit Spendios, prenant plaisir à l’irritation visible de la reine. Pour cela, il devra, bien entendu, affronter de nombreux périls. Le danger est la graine d’où le courage germe.


— Chiron n’accepte pas n’importe qui.


— Je connais le général, et je lui parlerai. Patrocle sera en de bonnes mains, et il pourrait nous surprendre une fois adulte.

Philomèle réfléchit quelques instants, puis poussa un soupir.


— Fort bien, Spendios. Vous emmènerez Patrocle chez Chiron, mais si jamais le Centaure refuse de le prendre… vous ferez le nécessaire.


— A vos ordres majesté, dit-il en s’inclinant.


Spendios retourna chez lui avec son butin, et réfléchit longuement à la requête de la reine. Elle voulait faire assassiner son fils, ce que Spendios trouvait méprisable. Le plus dur était que la nourrice du prince se trouvait être sa femme, cette dernière lui avait raconté l’incident avec le bébé. Patrocle voulait seulement donner un cadeau à son petit frère, avant que la reine surgisse comme une furie pour le jeter au loin comme un chien et le rabrouer comme un malpropre. Aspasia l’avait pris dans ses bras et a passé plusieurs jours à essayer le consoler. Le pauvre enfant tremblait comme une feuille. Spendios lui avait tout raconté, et sa femme ferma les yeux et inspira bruyamment.


— Cette misérable femme ne mérite pas d’avoir des enfants. Dit-elle furieusement à son mari. Pas étonnant qu’il en soit resté marqué !


— Cette misérable femme est la reine, lui fit rappeler Spendios.


— La seule malédiction de Patrocle, c’est d’avoir un monstre comme mère, et un lâche comme père. Et le roi dans tout cela ?


— Le roi se trouve avec Jason de Iolcos en quête de la toison d’or.


— Le roi est un imbécile.


Cette fois, c’est Spendios qui laissa éclater sa colère.


— Il n’est pas ton fils, Aspasia !


— J’ai nourris cet enfant avec mon lait, je l’ai bercé lorsqu’il pleurait la nuit, alors que sa putain de génitrice forniquait avec son amant Thrace. JE SUIS SA VRAIE MERE ! Et si jamais tu fais le moindre mal à mon FILS, je me trancherai la gorge et tu auras deux morts dans la conscience.

Non ! Il devait convaincre Chiron a tout prix, il devait bien cela a sa pauvre femme.   

 

*

 

La hache faisait un mètre vingt de long, sa tête pesait cinq kilos. La lame était immaculée, et aussi tranchante qu’une épée. Le manche était joliment incurvé, taillé dans du bois d’orme de plus de quarante ans. Pour n’importe qui, il s’agissait d’un outil lourd, difficilement maniable et surtout imprécis. Mais dans les mains de l’homme brun qui se tenait devant le hêtre majestueux, la hache chantait dans les airs et semblait aussi légère qu’un glaive. À chacun de ses amples coups, la tête s’enfonçait un peu plus profond dans la chair de l’arbre, précisément là où il l’avait voulu.

Chiron recula et leva les yeux vers la cime de l’arbre. Il y avait plusieurs grosses branches qui saillaient vers le nord. Il fit le tour de l’arbre pour jauger de la direction de sa chute. Puis il se remit à l’ouvrage. C’était son troisième de la journée et ses muscles commençaient à lui faire mal ; de la transpiration luisait sur son dos dénudé. Ses cheveux argentés coupés court étaient trempés de sueur, et des gouttes dégoulinaient le long de ses sourcils, lui piquant les yeux. Il avait la gorge sèche, mais il voulait finir son travail avant de s’accorder un rafraîchissement.

Mais il s’arrêta brusquement, et huma l’air comme le ferait un loup aux aguets. Un groupe de cavaliers s’était arrêté non loin. L’un d’eux se dirigeait vers lui, et Chiron retourna à son travail, mais toujours sur ses gardes. Il se souvenait des leçons de son maître.

A pas de loup sans faire de bruit.

Yeux perçants pour regarder la nuit.

Oreilles tendus pour écouter le vent.

Prêt à attaquer au moindre danger.


Mais il n’y avait pas de danger, le nouvel arrivant marchait d’un pas tranquille. Et ne cherchait pas à dissimuler ses pas. Lorsqu’il se montra enfin, Chiron se fendit d’un sourire en le reconnaissant.


— Spendios ! s’écria Chiron en riant. Comment se fait-il qu’une canaille comme toi soit encore en vie ?


— Les dieux m’aiment, Chiron. Ah ! Ça me fait bien plaisir de te voir !


Les deux hommes se donnèrent l’accolade, et le moral de Spendios remonta en flèche.


— Qu’est ce qui t’amène dans ma montagne ?


— J’aurais aimé que ce soit dans d’autres circonstances, mais j’ai besoin que tu me rendes un service.


Le visage de Chiron s’assombrit.


— Je voyage avec un jeune garçon, et il est en danger de mort.


— Raconte-moi tout, répliqua le Centaure.

 

*


Une fine averse de neige tombait sur la colline que Patrocle gravissait. Il fit une pause au sommet et scruta la ferme blanche en forme de L située de l’autre côté en contrebas. Le jeune prince était nerveux. Spendios lui avait dit de se présenter devant Chiron un peu après l’aube aujourd’hui même, et le vieux général déciderait si Patrocle devait rester pour recevoir son apprentissage.

Il n’était pas venu à l’idée à Patrocle qu’il aurait à prouver quelque chose. C’était un prince et Ajax fils de Télamon avait bien était formé par Chiron. Cela doit être suffisant, avait-il pensé. Mais non. Après leur rencontre, Spendios avait expliqué au jeune garçon, que Chiron allait le voir avant de prendre la décision finale.


— Chiron vous évaluera honnêtement, jeune prince. Je peux vous l’assurer, et si il accepter de former Ajax c’est parce qu’il a était payé pour le faire, contrairement à vous.


Spendios posa une main réconfortante sur son épaule.


— Aspasia est une brave femme, ce n’est pas une reine, mais elle vous aime comme si vous étiez son fils. Rendez-là fière mon garçon.


— Dites-lui… que je l’aime aussi que je reviendrai un jour pour elle… et aussi pour vous… Spendios.


À présent qu’il se trouvait dans le petit froid matinal de l’hiver, Patrocle descendait péniblement le chemin qui menait à la ferme. Il ne se sentait pas très en confiance. En approchant du bâtiment, il vit le Centaure en sortir. Chiron portait une tunique noire sans manche, et des sandales de cuir. L’âpreté du temps ne semblait pas le préoccuper. Rien qu’à le regarder, Patrocle eut encore plus froid.

Chiron ne lui adressa aucune parole de bienvenue. Il se contenta de regarder l’enfant approcher, le visage inexpressif. D’un geste, il invita Patrocle à le suivre jusqu’à l’arrière de la ferme sur une portion de terre recouverte de neige, où d’étranges formes en bois avaient été disposées.


— Maître Chiron, déclara l’enfant, je suis Patrocle, le fils de Ménétios qui règne sur la Locride. Je viens te voir dans l’espoir de recevoir ta sagesse.


— On dirait un vieux maître de cérémonie, répondit Chiron glacial. Spendios m’a dit que je t’apprécierais. J’ai horreur qu’on me dise ça. Ça me fait aussitôt penser que je vais détester la personne en question. Alors à toi de me dire pourquoi je devrais t’aimer.


Patrocle secoua la tête.


— Non, général. Vous les grandes personnes, faîtes semblant de vous aimer, vous jouer un jeu. Pas moi. Aimez-moi si vous voulez, ou détestez-moi. Ça n’empêchera pas le soleil de se lever.


Chiron écarquilla des yeux et regarda l’enfant sidéré. Spendios l’avait prévenu que Patrocle était trop intelligent pour son âge. Le Centaure pencha la tête de côté et le scruta avec intérêt.


— Est-ce que tu comprends ce qu’est la discipline ? demanda soudainement Chiron.


— La discipline ? Je le pense. Dans une guerre il y a des officiers et des soldats. Il est important que les soldats suivent les ordres des officiers.


— Je parlais d’autodiscipline, expliqua Chiron.


— Se donner des ordres… à soi-même ?  


— Exactement, le cœur et la tête, dit doucement Chiron. C’est un équilibre difficile à trouver. Sans cœur et sans passion, un guerrier ne peut pas donner son maximum, mais sans tête il ne peut pas survivre.


Le vieux général s’assit sur un tabouret en bois, et le regarda gravement.


— Ote ta tunique, lui dit Chiron.


— Pourquoi ?


Il resta silencieux un instant.


— Écoute-moi bien, mon garçon, dit-il. Spendios m’a demandé de t’évaluer. Comme une faveur. Je lui ai dit que je le ferais – si tu acceptais de jouer le jeu. Or, quand tu es avec moi, tu es mon élève. Quand je te dis de faire quelque chose, tu le fais. Immédiatement. C’est ainsi qu’on acquiert de l’autodiscipline. Comme je pense que tu es un garçon intelligent, je voudrais que tu comprennes ce que je vais te dire : désobéis-moi une fois encore et je te renvoie ; j’ai été clair ?


Patrocle le regarda dans ses yeux sombres.


— Oui, tu as été très clair, répondit-il.


— Alors, retire ta tunique et approche-toi.


Patrocle s’exécuta. Chiron l’observa sous toutes les coutures, le faisant se tourner pour examiner ses muscles.


— Il va falloir travailler tes biceps et tes épaules, fit-il remarquer. Mais tu es bâti pour être rapide et fort. Tu viens d’une bonne souche.


Il s’arrêta un instant pour regarder la cicatrice sur le flanc de Patrocle.


— Qui t’a fait cela ?


— Ma mère m’a projeté au loin, et j’ai percuté quelque chose. Je ne me rappelle pas ce que c’était, c’est ma nourrice qui m’a soigné ce jour là.


— Je vois, Très bien, renfile ta tunique, qu’on se mette au travail.

   


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