Patrocle
Chiron s’élança en petite foulée vers les collines en direction de l’orient. Patrocle renfila rapidement sa tunique et courut pour rejoindre son aîné.
— Où allons-nous ? lui demanda-t-il en arrivant près de lui.
— Dans les collines, répondit Chiron.
— Pourquoi courir si lentement ?
— Pour nous échauffer les muscles. Nous nous arrêterons au premier sommet pour nous étirer un peu, ensuite le vrai travail pourra commencer.
Patrocle cala sa course sur celle de Chiron. Quand ils furent arrivés au sommet, le maître se mit à marcher, puis à faire une série d’exercices pour s’étirer. Patrocle l’observa. Ses jambes étaient minces et il n’y avait pas une once de graisse sur son corps imposant.
Les deux coururent ensuite sur plusieurs kilomètres, à une allure agréable. Des hauteurs où ils se trouvaient, Patrocle pouvait voir le fleuve Pénée. D’après Spendios, c’est l’une des terres les plus fertiles de toute la Grèce, le pays comptait beaucoup de vergers, d'oliveraies, de vignes et de fermes d'élevage.
Chiron accéléra son allure et Patrocle l’imita, respirant toujours avec aisance. À présent, ses jambes commençaient à fatiguer un peu et ses mollets le brûlaient. Déjà qu’il était fatigué par le voyage, n’avait rien mangé en plus depuis la veille, il sentit sa tête tourner, mais maintenait tout de même sa vitesse, pas question d’abandonner.
L’enfant voulait prouver à sa mère qu’il était fort, qu’il n’y avait rien de maudit en lui. Il reviendra un jour, franchira la porte du palais et tous pourront voir l’homme qu’il allait devenir.
Chiron coupa par la gauche pour gravir une pente glissante.
Patrocle tomba et roula sur le sol. Il se releva tant bien que mal et se lança à la poursuite du vieil homme. De retour sur le plat, Chiron augmenta à nouveau son allure. Patrocle se mit à respirer fort et dut lutter pour garder le pas. Chiron s’aperçut de son désarroi et lui sourit. La colère monta en Patrocle, infusant des forces nouvelles dans ses membres.
Ils continuèrent de courir ainsi pendant cinq kilomètres avant d’arriver à un muret qui redescendait vers la ferme aux murs blancs. Quand ils furent arrivés, Chiron s’étira de nouveau tandis que Patrocle s’effondrait sur un banc, aspirant tout l’air qu’il pouvait.
— Aller debout ! ordonna Chiron.
Le maître le guida jusqu’à l’un des assemblages en bois. Une barre ronde avait été suspendue entre deux portants à trois mètres du sol. Chiron leva les bras, sauta en souplesse et agrippa la barre, puis il se hissa jusqu’à ce que son menton touche la barre. Il répéta le mouvement une vingtaine de fois, puis se laissa tomber sur le sol.
— À toi, dit-il.
Patrocle trouva l’exercice facile – les dix premières tractions. Les cinq suivantes furent plus difficiles et les cinq dernières épuisantes.
Pendant l’heure qui suivit, Chiron fit faire une série d’enchaînements douloureux au garçon. Patrocle les exécuta tous jusqu’à ce qu’épuisé il s’affale sur le sol.
— C’est l’heure de déjeuner, dit Chiron.
— Je ne crois pas que je pourrai avaler quoi que ce soit, se plaignit Patrocle.
Chiron haussa les épaules.
— C’est toi qui vois, répondit-il avant de rentrer dans la ferme.
Patrocle le rejoignit et s’assit pour se reposer le temps que Chiron préparait un petit déjeuner à base d’œufs crus, de miel, de vin et de farine. Une mixture qu’on surnommait le « gobelet de Nestor ».
— Pourquoi tu as abandonné ta vie de général ? demanda Patrocle au guerrier qui remuait le contenu de la casserole.
— Pourquoi pas ?
— Spendios dit que, comme combattant, tu as gagné une fortune.
— C’est vrai. J’ai presque économisé dix mille drachme. Mais on m’a tout confisqué lorsque j’ai quitté le roi Eaque. Il ne m’est resté que cette ferme.
— Pourquoi t’ont-ils pris ton argent ?
— J’ai jeté l’opprobre sur la noble maison de mon roi. Et toi, dis-moi, que vas-tu faire dans quelques années ? A ce que Spendios m’a raconté, tu as étais banni par ta mère, pour quelle raison ?
— Ma mère croit que je suis un faible, dit Patrocle en détournant les yeux. J’ai entendu les servantes dire que j’étais maudit à ma naissance.
— Rien que cela, dit Chiron en riant. Moi aussi on m’a traité de faible lorsque j’étais petit, mais avec le temps j’ai appris que les paroles ne sont que du vent, aussi si j’ai un conseil à te donner : écoutes ceux qui te détestent avec tes oreilles et jamais avec ton cœur. C’est le meilleur moyen de se protéger l’esprit.
Chiron lui servit la mixture dans une assiette en bois, qu’il posa ensuite sur la table.
— Ce sera désormais ton petit déjeuner pour la vie, et tu vas toi-même préparer tes repas à partir d’aujourd’hui, je te montrerai comment faire.
— Vous m’acceptez ? s’exclama Patrocle fous de joie.
— J’accepte de te former, lui dit-il. Tu vas t’installer ici. Je vais te faire préparer une chambre. Cette semaine, nous irons courir et nous nous entraînerons tous les matins. La semaine prochaine, nous nous attaquerons au maniement de l’épée. À présent, je vais devoir m’absenter. Je dois m’occuper de mon élevage laitier.
Sur ce, il sortit de la maison. Une grosse femme entre deux âges, le conduisit dans une chambre Spartiate orientée à l’ouest. Il y avait un lit étroit, un petit coffre pour ses affaires et deux chaises en bois. Les murs étaient blancs et nus, à l’exception d’une petite étagère vide à droite de la porte. La chambre était vaste, six mètres de long sur cinq de large, avec une grande fenêtre aux volets peints en rouge qui s’ouvraient vers l’extérieur. Un feu brûlait dans l’âtre.
— Si tu as besoin de quoi que ce soit, il suffit de demander, lui dit la femme. Je m’appelle Alésia. Je fais le ménage et la cuisine trois fois par semaine.
— Merci, Alésia, dit Patrocle.
— Tu es un prince, c’est ça ? demanda Alésia.
— Non je ne le suis plus, et tu peux m’appeler Patrocle, dit l’enfant en lui souriant.
Alésia pouffa de rire lui ébouriffa les cheveux, puis elle referma la porte derrière elle et Patrocle l’entendit s’éloigner. Ses affaires furent déjà déposés et l’enfant enleva sa tunique et s’allongea sur le lit. Fatigué par les efforts de ce matin il s’endormit aussitôt. Il se remémora les adieux d’Aspasia et son cœur se serra. Oui il a était accepté par Chiron, mais une fois son enseignement terminé que va-t-il faire ?
« Quel genre de destin sera le miens ? Et il exprimait là l’interrogation qui le taraudait. Je ne serais jamais roi. Je ne reverrais peut être jamais ma terre natale. Que pourrais-je espérer devenir, à présent ?
Un homme.
Pas un prince, pas un roi. Rien de plus qu’un homme comme Chiron, comme Spendios, curieusement un grand poids venait de lui être ôté des épaules.
— Je serais le meilleur des hommes. Murmura-t-il avant de s’endormir.
*
Maintenant que l’enfant s’est donné le courage de tout supporter, à commencer par l’exil, Patrocle se plongea dans sa formation. Pendant cinq jours, Chiron entraîna Patrocle par une série d’exercices plus exténuants les uns que les autres. Il débutait sa journée de travail par une course de dix kilomètres avec des poids en plomb dans des bracelets et des chevillières en cuir.
Patrocle était fatigué en permanence, mais il tenait bon malgré tout. Les leçons de luttes se déroulaient dans un terrain ensablé, et Patrocle gémissait chaque fois quand il tentait de soulever son adversaire, ou se dégageait d’une prise. Chiron se montrait impitoyable, et Patrocle se remémora ses paroles le lendemain lorsqu’il commença son apprentissage.
« Je ne serais pas un maître complaisant, tu veux apprendre et te hisser au sommet de mon savoir ? Parfait ! Sache que le chemin sera long et semé d’embuches. Je ne te ferais aucun cadeau.
Tu devras respecter la nature, vivre selon ses pulsations lorsque tu chasseras tes gibiers, et tu ne devras le faire que dans le but de les capturer pour les manger, et non les détruire. Au fil de mes leçons ton instinct et ta maîtrise se développeront sans faille.
Tu vas continuer à endurcir ton corps, ton ventre sera aussi plat qu’un mur de brique, tes bras et tes cuisses aussi sculptés que les statues des dieux de l’olympe. Tu gagneras en force et en vitesse, et tu entretiendras ta force physique chaque matin avant le levé d’Hélios.
Mais prends garde.
Tu vas aussi apprendre à acérer ton esprit, car la force sans sagesse n’est rien, Tu sauras manier la lance, le bouclier, le glaive. Mais aussi comment doit se comporter une armée au combat, et surtout comment un général doit se retirer si une bataille est perdue d’avance.
Si tu te hasardes à geindre tel un enfant capricieux, si tu oses m’irriter je te congédierai sur l’heur et à jamais.
N’espère de moi nul compassion, n’attend aucun répit.
Le savoir de la chasse et de la stratégie est à ce prix.
C’est cela, l’héritage d’Athéna et d’Artémis. Car à la fin, ton véritable talent consistera à chercher la perfection en tout. »
Son partenaire le souleva brusquement et le projeta au sol. Patrocle se leva aussitôt et se mit en position de garde. Chiron observait les deux lutteurs et nota combien le garçon avait progressé pendant plusieurs mois. Certes il n’avait pas la force d’Ajax, ou la rapidité d’Achille que Phœnix son ancien élève éduquait en ce moment même.
Patrocle était la simplicité incarné. Mais il avait une détermination, une intelligence, et une maturité stupéfiante. Il ne sera jamais un héros comme Thésée, ou Bellérophon. Mais Chiron sentait qu’il allait jouer un grand rôle dans les années à venir.
Le général sentit un air frais lui chatouiller le dos, il tourna brusquement la tête et regarda les alentour, et c’est là qu’il l’aperçue à l’entrée des bois.
Il y avait une femme d’une beauté terrible. Avec un arc en travers du dos et un carquois accroché à la taille, fixant Patrocle d’un regard curieusement inexpressif, comme si le garçon était un cerf dont elle évaluait la portée. Puis son regard se porta sur Chiron et ce dernier trembla de tous ses membres.
Voilà des années qu’il n’avait plus revu ces invisibles, la dernière en date était la mère d’Achille, et maintenant l’une des plus cruelles et improbable divinité de l’Olympe apparaissait. Chiron regarda Patrocle puis tourna son regard vers l’apparition qui avait disparu aussitôt.
Patrocle réussit enfin à plaquer son adversaire au sol. Et Chiron respira longuement pour reprendre ses esprits, à chaque fois qu’il les voyait il se sentait mal, il devait absolument comprendre pourquoi elle se trouvait ici, mais sa présence ne présageait rien de bon.
Chiron plissa les yeux ; un picotement courut le long de sa peau. Qu’es-tu donc, mon garçon ? se demanda-t-il.