Patrocle
Quelques mois plus tard, Philomèle accoucha d’un garçon qui reçut le nom de Patrocle. Bien que le roi fût heureux d’avoir un fils, l’enfant devint pour la reine une source de déception : trop petit, trop malingre, pas robuste du tout. Patrocle ne se distinguait que par sa bonne santé. Les rhums et les coliques, fréquent chez les enfants de son âge n’avaient pas de prise sur lui.
Philomèle n’en était que plus méfiante à son égard. Elle l’observait d’un air contrarié. Était-il une créature monstrueuse échangé au berceau ? Si son destin était de devenir un homme quelconque, pourquoi ne tomberait-elle pas encore enceinte pour un autre fils ? Un prince destiné à devenir roi, plus fort et au destin plus glorieux.
L’année suivante elle donna naissance à un autre garçon qu’elle nomma Clysonyme. Il ressemblait à sa mère, et il était si beau que les servantes ne cessaient de lui changer de tunique, comme si elles jouaient à la poupée. Patrocle, qui marchait depuis trois mois, ne fut admis dans la chambre du bébé qu’au bout de plusieurs jours, muni d’un petit cadeau préparé par la nourrice.
Il s’approcha prudemment du berceau et observa son petit frère d’un air curieux, les yeux écarquillés, la tête penchée sur l’épaule. Aussitôt, sa mère surgit, le souleva comme un chat pour le jeter au loin. Le pauvre enfant tomba au sol et regarda sa mère les larmes aux yeux.
— Restes loin de mon fils, monstre ! dit-elle furieusement. Toi ! ajoute-t-elle vers la nourrice qui fut choquée par la scène, ne le laisse plus jamais approcher du prince, sinon je t’arrache les yeux avec des tissons ardant.
La servante s’inclina puis prix le petit Patrocle dans ses bras et se retira. L’enfant n’avait jamais compris pourquoi sa mère le détestait, et pourquoi elle ne le prenait jamais dans ses bras comme le faisait Aspasia, sa nourrice. Depuis cet incident, jamais il ne remit les pieds dans les appartements royaux, préférant la compagnie de sa nourrice qui lui chantait des chansons, ou lui racontait des histoires pour s’endormir. Aspasia avait remplacé sa mère, et Patrocle renia définitivement Philomèle de son cœur.
Lorsque qu’il commença à appréhender la situation et à comprendre qui étaient son père et sa mère, il était âgé d’environ six ans. Il parlait sans hésitations, saisissait le sens des discours les plus complexes et les plus difficiles.
S’il venait à savoir que son père se trouvait au palais, il quittait sa nourrice et se rendait à la salle des réunions, où Ménétios tenait conseil avec ses officiers. Marqués par d’interminables combats, ces hommes lui semblaient vieux. Pourtant, ils avaient à peine dépassé la trentaine. Patrocle observait son père quand il parlait et ce dernier plus gentil que sa femme, n’hésitait pas à le prendre dans ses bras pour tout en continuant de parler avec ses généraux.
Puis l’enfant partait comme il était venu. Il gagnait parfois sa chambre en espérant que son père l’y rejoindrait. Ou bien, après une longue attente, il allait s’asseoir à l’un des balcons du palais, fixait l’horizon du regard et restait là, muet et immobile, fasciné par l’immensité du ciel et de la terre.
Et quand sa nourrice s’approchait alors d’un pas léger, elle voyait un regard sombre s’étendre lentement dans ses petits yeux, comme si une nuit mystérieuse tombait dans l’âme du petit prince.
Les armes le captivaient, et plus d’une fois les servantes le surprirent dans l’armurerie royale, essayant de dégainer l’une des lourdes épées du roi qui reposaient dans leurs fourreaux.
Un jour, sa mère le convoqua dans la salle du trône. Patrocle s’inclina devant elle comme on lui y a enseigné et la regarda dans les yeux sans baisser le regard.
— Il est temps pour toi de quitter ta nourrice pour commencer ta formation d’homme. Déclara la reine d’une voix puissante. Tu vas partir te former chez Chiron.
— Le Centaure ? s’écria Patrocle, avant de se mordre les lèvres devant le regard glacial de Philomèle.
— Il n’a rien d’un Centaure, dit la reine en le regardant avec biais. C’est un surnom qu’il avait gagné lorsqu’il commandait les armées du roi Éaque de Thessalie. Tu vas te former au métier des armes et ton maître fera régner une discipline de fer : désobéissance, manque d’attention ou d’application seront exclus. Me suis-je bien fais comprendre ?
— Oui majesté, répondit Patrocle en baissant les yeux.
— Dans ce cas tu peux te retirer, fais tes adieux à ta nourrice, tu ne la reverras plus jamais.
Il s’inclina puis tourna les talons et fit quelques pas quand :
— Patrocle !
Il se retourna et la regarda surpris.
— C’est ton destin qui m’empêche de t’aimer, dit-elle d’une voix légèrement tremblante.
L’enfant garda le silence un moment, puis répondit d’une voix douce.
— Je n’ai pas demandé à venir au monde. Puis-je m’en aller ?
Surprise par cette réponse de la bouche d’un enfant si jeune, la reine acquiesça. Patrocle s’éloigna sans regarder en arrière, laissant Philomèle qui avait les yeux humides.