Feuillles de papier dispersées par le vent

Chapitre 2 : Retrouvailles

Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/09/2008 13:27

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Chapitre 2

 


Deux semaines plus tard, après avoir un peu flâné dans divers villages et trouvé diverses occupations en lien avec les mushi, Ginko arriva devant le portail clos et infranchissable de la maison. Il s'était déjà fait la réflexion que la demeure Karibusa avait des allures de forteresses, mais il l'avait rarement trouvée si menaçante. Le ciel était blanc, malgré un temps relativement clément, et le bâtiment ressortissait comme plus sombre encore. Quelque chose dans l'air semblait avoir changé, ce qui n'était pas particulièrement rassurant. On avait envoyé Tanyuu tout comme ses ancêtres dans cette demeure parce qu'elle était intégrée dans un environnement idéal au travail de contenance du fameux mushi. Ce n'était pas un changement si inquiétant, mais ils donnaient à Ginko une impression particulière qui le mit rapidement mal à l'aise. Il s'empressa d'éteindre sa cigarette et frappa à la porte.
Au départ, personne ne vint. Cette attente était tout à fait habituelle, même pour lui, car dans le fond il savait très bien – Tanyuu le lui avait sous entendu – qu'avant que quelqu'un s'introduise dans la maison Tama avait tendance à fermer à clef un grand nombre de pièces. Mais dans le cas présent, il se sentait oppressé, inquiet et assez impatient. Il s'apprêtait à frapper de nouveau lorsque Tama ouvrit la petite trappe servant à voir qui attend derrière la porte avant de l'ouvrir.
″Ah″
L'exclamation, qui ressemblait plus à un soupir de déception, étonna beaucoup Ginko, qui ne sut pas bien que répondre. Un peu coupé dans son élan, il resta quelques secondes en suspend, lorsque Tama reprit, en entrebâillant la porte :
″Tu peux entrer.″
Dans un premier temps, Ginko n'osa pas poser de question, mais au fur et à mesure qu'il avançait avec Tama vers la bibliothèque il était de plus en plus inquièt. Il se passait quelque chose et on ne lui disait rien ; cela pouvait vouloir dire que le problème n'était pas du ressort d'un mushishi, ou tout simplement que Tama aurait préféré quelqu'un de plus efficace, de plus expeditif que lui, mais il commençait sérieusement à penser que la situation était sans doute bien plus grave qu'elle ne semblait l'être. Cependant Tama était à peu près aussi bavarde qu'une tombe, et s'il se risquait à l'offenser il se verrat peut être bien privé du précieux accès à la bibliothèque.
Il passa quelques heures à parcourir les rouleaux manuscrits, méticuleusement rangés à la fois par rapport aux mushi et par rapport aux scribes. Tanyuu en avait écrit une part importante, mais moins que beaucoup d'autres qui l'avaient précédée. Malgré tout, si elle poursuivait à ce rythme jusqu'à un certain âge, elle avait des chances de se libérer du mal un jour ou l'autre. Par ailleurs, Ginko se devait d'être tenu au courant des évolutions de cette tâche sombre dans la mesure où il était supposé (il l'avait promis, mine de rien) emmener Tanyuu en voyage lorsque tout serait fini, et par conséquent il avait le devoir de rester en vie. Il souriait, réprimant le geste de tirer une cigarette de sa poche : il ne s'était jamais vraiment fixé de genre de limites, aussi bien éviter de mourir avant une date donnée que d'avoir une destination avant de partir en voyage. L'avantage de vivre en solitaire, c'est que personne ne vous ttend ni ne veut vous savoir en vie. Les quelques connaissances qu'il avait, telles que Isaza, Adashino, Tanyuu ou autres, suffisaient à lui faire perdre une part de sa liberté, malgré tout.
Une fois avoir pris soin de ranger ce qu'il avait lu, il se mit à remonter, à nouveau accompagné de Tama. Il allait ensuite rendre visite à Tanyuu et se mettre au courant. Mais la première chose qu'il remarqua, c'était que le couloir qui menait à la chambre de la jeune fmme était fermé. Avant même qu'il n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Tama pris la parole :
″Je t'ai laissé entrer pour cette fois, mais la bibliothèque sera inaccessible pour un moment.
- Un moment ? C'est à dire ?
- Tu seras mort d'ici là.
- Heee... Mademoiselle Tanyuu... ?
- Ne recevra plus personne.″
La façon dont elle avait dit ça était en soi plutôt rassurante ; Tanyuu n'était pas morte, de toute évidence, et l'interdiction n'était liée à rien de particulièrement tragique.
″Hmm... Je vois. Mais j'avais beaucoup de choses à lui rapporter... Il s'est passé quelque chose ?″
Cette question allait sans doute lui causer des problèmes, et il regrettait déjà son manque de discretion lorsqu'il vit le regard de la vieille femme se raidir. Il allait être congédié froidement et n'aurait sans doute plus jamais l'honneur d'entrer dans la demeure Karibusa.
″Pourquoi cette question ?
- Non, c'était juste une impression... Ca n'a pas grande importance.
- Tant mieux...″
Elle commençait déjà à le pousser vers la porte dans un geste d'insistance assez désagréable, lorsque depuis la porte qui fermait le couloir menant aux appartements de Tanyuu, on entendit :
″Tama ? C'est Ginko qui est ici ?
- Il est en train de partir, mademoiselle.
- Est-ce qu'il ne peut vraiment pas venir me voir ? On finit par bien le connaître, et de toute manière il ne viendra ni m'empoisonner ni m'enlever, tu sais !″
Tama semblait extrêmement contrariée. Il était évident à présent qu'elle avait espéré que Tanyuu serait en train de dormir lorsqu'il arriverait et lorsqu'il repartirait. Mais la jeune femme avait l'air tout ce qu'il y a de plus réveillé, à en juger par son intonation. Tama serait dont forcée, la mort dans l'âme, de laisser Ginko entrer, nouvelle preuve que la plupart des restrictions auxquelles tout le monde se pliait ne s'appliquaient que rarement à son cas. Il avait beaucoup de chance. Sans rien ajouter, Tama se retourna et alla ouvrir la porte du couloir pour que Ginko puisse passer. Impatient de recevoir des réponses aux nombreuses questions qui lui étaient venues en tête, il marcha rapidement vers la chambre ; au moment d'entrer dans la pièce, il était de plus en plus mal à l'aise, et dans le doute, il se risqua à adresser un ″Est-ce que je peux entrer ?″, auquel la jeune femme répondit par le rire. Mais c'est lorsqu'il la vit en ouvrant la porte coulissante qu'il fut le plus étonné. C'était bien Tanyuu, visiblement en pleine forme, assise comme à son habitude et penchée sur du papier. Cependant quelque chose en elle semblait différent de d'habitude. Elle ne travaillait pas à la maîtrise du mushi, mais apparement en train d'écrire un poème qu'elle avait illustré. Plus étonnant encore, les vêtements qu'elle avait coutume de porter en toute occasion, constitués d'un hakama et d'un kimono, avaient été abandonnés pour le port du furisode (cf : kimono très luxueux avec des manches longues, aux motifs souvent très recherchés). Ca ressemblait un peu à une blague débile, et Ginko resta un moment en suspend ; son visage de dix pids de long et son regard sceptique lui donnaient toujours l'air idiot, mais en l'occurence Tanyuu n'avait pas envie de se moquer. Elle reprit donc, avec le sourire :
″Désolée si Tama t'a congédié de façon un peu expéditive. Ce n'est pas contre toi, c'est juste qu'on est en train de changer beaucoup de choses, ici...
- J'ai vu ça...″
Tout en parlant il referma la porte. Leur discussion ne serait sans doute pas du goût de Tama, et il n'avait pas envie d'être jeté dehors. Il reprit :
″Tu n'as plus besoin de ta canne, maintenant ? C'est Adashino, mon vieil ami... Celui qui est médecin... Je l'ai retrouvée chez lui, ça m'a un peu surpris.″
Le visage de la jeune femme s'était assombri, et l'une de ses mains s'était refermée sur sa cheville droite. Elle se remit à sourire, comme pour parler de quelque chose de dérisoire.
″Disons que... Ma guérison commençait à tarder. Je ne peux toujours pas me déplacer sans canne, mais bon... Je n'aura plus vraiment l'occasion de me déplacer, tu comprends ?″
Les yeux de Ginko s'ouvrirent excessivement. ″Plus vraiment l'occasion″... ? Est-ce qu'elle voulait dire par là qu'elle allait mourir ? À la réflexion, il n'avait jamais eu de précisions sur ce qui arrivait aux enfants de la maison Karibusa, mis à part la tâche qui leur était attribuée, et Tanyuu, tout comme lui, n'était pas quelqu'un qui se préoccupait tant que ça de la mort. Cependant cette idée le fit frémir d'angoisse. Vivre cloîtré dans l'incapacité de se mouvoir ni voir quoi que ce soit de ses propres yeux et mourir si jeune lui paraîssait un destin épouvantable. Il attendait des explications. Pourtant Tanyuu n'avait vraiment pas l'air perturbée, du moins pas comme quelqu'un qui s'apprête à mourir. Elle avait plutôt l'air de quelqu'un qui devrait dévoiler une surprise relativement agréable sans brusquer son auditoire. Pour aider Ginko à sortir de cet état d'abrutissement complet, elle continua son aveu.
″Tu sais, lorsqu'on fait le calcul, il est évident que je n'arriverai pas à en finir avec la malédiction... Et dans cette perspective, il ne faut pas que j'attende trop avant d'avoir un enfant.
- Heee... Tu vas te marier, alors ? C'est une bonne chose, dis-moi...
- Bah, on peut dire ça comme ça. Tu peux boire quelque chose ?
- Ecoute, si je suis forcé... Mais tu vas épouser qui ?
- Ah haaa...″
Quelque chose irritait Ginko. En soi, il avait toutes les raisons du monde d'être ravi pour Tanyuu, mais d'un côté ce soudain projet de mariage lui paraîssait bizarre : comment pouvait-elle épouser quelqu'un alors que de sa vie elle n'avait eu l'occasion de parler qu'à des mushishi âgés, que le plus souvent elle n'aimait pas ? D'un autre côté, la famille Karibusa était très étendue et plus que renommée. Un éclair d'horreur le pétrifia : Minai Kumado. La famille Minai entretenant des liens très étroits avec celle des Karibusa, il n'était guère farfelu d'imaginer une liaison ″par le sang″. Mais Ginko ne voyait pas du tout Tanyuu, sarcastique et vive comme elle l'était, vivre des années avec le plus que ténebreux Kumado, sans cesse absent et pas franchement jovial, certainement pas distrayant et encore moins profond. Tanyuu ne l'aurait certainement pas choisi elle même, sinon par pitié, mais ce style de décision serait une preuve supplémentaire du mauvais goût de Tama qui, dans le fond, devait beaucoup apprecier Kumado : tous deux étaient à peu près aussi rigides et immuables l'un que l'autre. C'était la première fois que Ginko se prenait à penser autant de mal d'autrui, et il était surpris de sa propre mauvaise foi. Tanyuu était en train de lui servir du thé en le regardant avec curiosité.
″Et sinon, quoi de beau ? Tu as d'autres récits de voyages pour moi ?
- Quelques uns, mais... Si j'ai bien compris, tu n'écris plus du tout ?
- Plus tout à fait, et de toute manière on a rangé les rouleaux... Mais raconte quand même. Ca va me manquer...″
En disant ça, elle avait l'air assez affectée. Mine de rien, ce que lui racontaient les mushishi, et en particulier Ginko, étaient sa seule fenêtre vers le monde extérieur. Si on avait pu dire que Tanyuu ne terminerait pas sa tâche avant sa mort, cela signifiait qu'elle n'aurait jamais l'opportunité de voyager, comme elle l'avait fait promettre à Ginko un peu plus d'un an auparavant. Elle allait vivre ici, sans doute seule à partir de la mort de Tama, on lui arracherait son enfant pour l'élever ailleurs et son époux, sans doute mushishi, ne reviendrait que très rarement. Il but une gorgée de thé et commença à raconter tout ce qu'il avait vu depuis leur dernière rencontre : un mushi qui avait pris la place de toutes les fonctions vitales d'un enfant, une jeune femme qui n'arrivait plus du tout à dormir à cause d'un mushi qui ″croquait″ son sommeil, une vieille femme devenue en partie mushi à cause d'un incident en haute mer... Au total un peu moins d'une quinzaine d'histoires, soit deux heures et demie de bavardage. Une fois arrivé au terme de la toute dernière, il était temps de se quitter. D'un autre côté, la perspective de passer la porte de la maison une ultime fois pour ne plus jamais revoir ni la bibliothèque ni la jeune femme était fort inquiétante, et Ginko essayait inconsciemment de retarder ce moment. Il était déjà assez tard lorsque Tama fit irruption dans la pièce.
″Mademoiselle, vous devriez vous reposer.

- Mais je n'ai pas sommeil...
- Là n'est pas la question. Soyez un peu moins têtue...
- Tama, on ne peut vraiment pas autoriser l'accès à Ginko ?
- Je ne vois pas pourquoi il ferait exception... Si ça avait été de mon ressort je n'aurais jamais...
- Peut-être, mais c'est un ami. Et puis ce n'est pas parce que je ne m'occuperai plus de ma jambe pendant un moment qu'il faut que je cesse d'entendre des histoires. Je vais m'ennuyer, sinon...″
Cela dit, pendant qu'elles parlaient, Ginko pensait déjà à la façon dont il allait partir. Il avait finalement trouvé quelque chose à offrir à Tanyuu, mais ce n'était pas franchement le bon moment. Il n'oserait pas lui remettre en mains propres et savait pertinemment que si il confiait l'objet à Tama, Tanyuu n'en verrait ni l'ombre ni la couleur.
Au même instant, on frappa à la porte de la demeure ; Tama interrompit son discours pour aller fermer toutes les issues interdites aux visiteurs et ouvrir. Saisissant l'oppurtunité, Ginko se retourna vers la caisse en bois qui lui servait de bagage et commença à fouiller pour en retirer un objet visiblement lourd, enroulé dans un assez beau tissu.
″Tu continues à écrire, non ?
- Aah, plus ou moins... Je vais arrêter de sceller le mushi un moment... Mais je reprendrai plus tard. En attendant, je continues d'écrire, mais...
- Oui, je parlais d'écriture tout court, pas forcément de... Enfin... Tiens.″
Il lui tendit le paquet ; elle sourit et le pris dans ses mains.
″Qu'est-ce que c'est ?
- Je connais une femme qui fait des pierres à encre... Elle n'habite pas très loin de chez Adashino et...
- Ah, celle qui avait sculpté la pierre dans laquelle vivait un kumohami ?
- Tu t'en souviens bien, dites donc...
- Héhé ! Je relis régulièrement les histoires qu'on me raconte, ne serait-ce que parce que tôt ou tard je dois les transférer sur du nouveau papier, mais aussi parce qu'il y en a certaines que j'aime beaucoup. Au final, ce sont les tiennes que j'ai le plus l'habitude de relire...″
En disant cela, elle avait commencé à déballer la pierre à encre et à mettre de l'eau dedans pour en tester l'efficacité. Pendant qu'elle frottait le bâton d'encre dans le fond de la pierre, elle poursuivait :
″C'est une pierre magnifique... C'est un artisan talentueux.
- Elle marche bien ? Je n'y connais rien en pierres à encre... Mais en cours de route je me suis souvenu qu'elle m'en avait proposé une à un moment donné... Je n'avais pas le temps de rester jusqu'à ce qu'elle soit faite, et je n'avais pas vraiment besoin d'une pierre à encre de luxe, mais là que j'étais dans les parages, je me suis dit que ça pourrait t'intéresser.
- Merci beaucoup. Oh ! Il y a des choses sculptées sur les côtés ! Je n'avais pas vu ça... Attends... Voyons voir, qu'est-ce que ça donne pour l'encre...″
Elle avait dégainé un pinceau de calligraphie depuis un tiroir de la table sur laquelle elle avait l'habitude de travailler, le trempait dans l'encre et commençait à l'appliquer sur le papier. Elle avait l'air enthousiaste, et en effet, le caractère qu'elle s'était mise à tracer avait belle allure, mais Ginko voyait mal comment la qualité de la pierre à encre aurait pu influer sur le talent de Tanyuu, sachant qu'elle possedait déjà un niveau exceptionnel – ce qui était logique puisqu'elle avait passé une grande partie de sa vie à écrire.

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