Disturbia
L'inspecteur Murdoch tenait toujours la carte d'identité de Robin dans sa main. L'agent Crabtree y jeta un œil, afin de s'assurer que son supérieur disait vrai. Il fut lui aussi très surpris par cette découverte.
- Vous pensez que cela peut être une farce, inspecteur ?
- J'en doute fortement George... Mais... Je ne vois pas comment cela pourrait être possible...
Murdoch marcha jusqu'à une vitre qui donnait sur l'intérieur du commissariat. Il pouvait voir Robin, assise devant le bureau du dessinateur, elle lui décrivait l'homme qui l'avait pourchassé. Le jeune policier le rejoignit :
- C'est donc pour cela qu'elle ne sait pas en quelle année nous sommes ? Vous pensez qu'elle pourrait venir du futur ?
- George, ne commencez pas à divaguer.
- Mais Monsieur, regardez-la... Ses vêtements, ses objets personnels, sa coiffure, ses... ses yeux... son visage...
L'inspecteur haussa un sourcil et se tourna vers Crabtree qui fixait Robin, un sourire stupide sur le visage. Murdoch se racla la gorge :
- Il est vrai qu'elle est un peu extravagante, je n'ai jamais vu une femme habillée ainsi... Vous savez ce qu'on dit des femmes en pantalon, n'est-ce pas George ?
- Pardon ?... Euh oui ! Oui, Monsieur, je sais. Mais elle ne peut pas être de ce genre là.
- Je pense que je devrais l'emmener voir le docteur Ogden. Il se peut que cette jeune femme se soit cognée la tête un peu trop fort sur l'agent Higgins et qu'elle ait perdu la mémoire.
Une fois le portrait de son agresseur terminé, Robin avait suivi l'inspecteur Murdoch dans un grand bâtiment adjacent au commissariat. En voyant l'inscription « Morgue », la jeune femme se sentit glacée jusqu'aux os. L'inspecteur ouvrit la porte et lui demanda de l'attendre dans un couloir assez lumineux. Robin le vit s'éloigner, descendre un escalier, puis il disparut. En voyant les planches d'anatomie sur les murs, elle n'était plus rassurée du tout, elle avait juste envie de prendre ses jambes à son cou, et de retrouver enfin son époque. D'abord un meurtre, ensuite une morgue... Quelle serait la prochaine étape ?...
- Miss Duncan, appela l'inspecteur en passant sa tête dans le couloir. Pourriez-vous me rejoindre, s'il vous plaît ?
Robin commençait à marcher, elle passa à côté d'une grande vitre qui donnait sur une salle d'autopsie. Lorsqu'elle arriva à la hauteur de l'inspecteur, elle vit une femme -qu'elle trouva très belle-, se tenir debout près de la table d'autopsie. Elle était blonde, avec des longs cheveux bouclés, elle portait une robe blanche et bleue, son visage était souriant. L'inspecteur Murdoch aida Robin à descendre le petit escalier :
- Miss Duncan, je vous présente le docteur Julia Ogden, notre médecin légiste.
- Bonjour Madame, lui dit poliment Robin.
- Bonjour Miss Duncan.
Les deux femmes se serrèrent la main. Pour la première depuis son arrivée dans cette époque, Robin ne vit pas cette expression de stupeur dans ses yeux bleus. Elle vit des étincelles de bienveillance, son regard lui rappela celui de sa mère, Robin se sentit immédiatement rassurée.
- Ne vous inquiétez pas, continua Murdoch, j'ai juste demandé au docteur Ogden de vous examiner. Je vous laisse.
Il remonta l'escalier, les deux femmes le virent passer dans le couloir, puis elles entendirent la porte se refermer.
- Bien, commença Julia Ogden en souriant, alors Miss Duncan, je vais prendre votre tension. Si vous voulez bien vous asseoir sur la table...
Robin s'assit sur la table froide, elle releva sa manche gauche afin que le docteur puisse l'examiner.
- C'est drôle, remarqua Julia, c'est la première fois que j'ai une patiente vivante sur cette table.
Robin ne savait pas si elle devait rire ou se faire du souci. Elle regardait le docteur effectuer ses gestes avec beaucoup de concentration :
- Tout à l'air normal, conclut-elle, votre tension est légèrement en dessous de la moyenne mais je pense que vous n'avez pas dû manger beaucoup ?
Manger ? C'est vrai ça ! Avec tout ce remue-ménage, Robin n'avait rien avalait depuis la veille au soir...
- Je n'ai même rien manger du tout, répondit-elle d'une petite voix.
Julia eut un regard de compassion, suivit d'un sourire complice :
- Je m'en chargerai. Alors, Miss Duncan...
- Robbie. Appelez-moi Robbie, s'il vous plaît. Ça va plus vite.
Robin elle-même fut étonnée de sa déclaration, elle ne savait pas pourquoi ces mots étaient sortis si spontanément de sa bouche. Le docteur Ogden, étonnée elle aussi, eut un petit rire devant la mimique de Robin.
- Très bien, Robbie, reprit-elle. Racontez-moi ce qu'il vous est arrivé.
- Je préfère vous prévenir, ça va vous paraître très bizarre...
Robin lui raconta tout, son accident avec la voiture et son réveil dans cette ruelle sombre, la dispute, le cri, l'homme, l'agent Higgins, sa nuit en cellule, l'agent Crabtree, sa rencontre avec l'inspecteur Murdoch...
- Et là, il m'a dit qu'on était en 1898... Mais c'est... C'est impossible. Vous comprenez ?
Le docteur Ogden l'écoutait attentivement mais elle restait stupéfaite par le récit de la jeune femme.
- Moi-même je n'y crois pas, avoua Robin, je pense que... Enfin... je ne sais pas...
- Je comprends votre détresse, Robbie. Mais ne vous inquiétez pas, je suis persuadée que l'inspecteur Murdoch fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous aider.
A cet instant, elles entendirent la porte de la morgue s'ouvrir et se fermer. En se retournant, Julia vit le visage de l'inspecteur derrière la vitre.
- Le voilà... Je vais m'entretenir avec lui, je reviens.
Elle laissa Robin, toujours assise sur la table d'autopsie. D'où elle était, Robin n'entendait que des fragments de leur conversation, elle redoutait le pire : qu'ils la prennent tous pour une folle. Ce qui serait l'explication la plus logique, pour eux. Mais Robin, elle, savait qu'elle ne l'était pas ! Elle essaya discrètement de se pincer le bras, mais rien ne se passa. Elle essaya plus fort, toujours rien. Elle n'était donc pas en train de rêver...
- Je trouve que Robbie est très perturbée par tous ces événements, continuait le docteur Ogden.
- « Robbie » ? s'étonna Murdoch en haussant les sourcils.
- Oh, oui, elle préfère que je l'appelle ainsi. Cela doit la mettre en confiance.
- Je vois.
- Elle n'est pas folle, William. Elle est juste, complètement désorientée. Elle m'a dit qu'elle venait d'une autre époque...
L'inspecteur Murdoch leva les yeux au ciel en passant sa main droite sur son front. Julia sourit, elle savait parfaitement qu'il la prendrait pour une folle :
- Qu'y-a-t-il William ?
- L'agent Crabtree en est persuadé également.
- L'agent Crabtree est aussi persuadé de l'existence des vampires, des loups-garous et des fantômes... Pourtant, cette fois-ci, je pense qu'il pourrait avoir raison.
Murdoch sursauta et lança un regard des plus surpris :
- Julia !
- Il n'y a pas d'autre explication. J'ignore comment cela est possible, Robbie m'a parlait d'un accident qu'elle aurait eu en sortant de sa faculté de sciences. Elle se serait évanouie et serait tombée sur une voiture. William elle... elle n'est pas comme les femmes de notre siècle, vous le voyez bien.
Murdoch soupira. Il observa attentivement Robin par la vitre, sous le regard du docteur Ogden.
- Qu'allez-vous faire d'elle ? S'inquiéta-t-elle. Vous n'allez pas la mettre dans... un asile ?
- Non ! Bien sûr que non. Cependant, nous ne pouvons pas la garder au commissariat. Il faudrait quelqu'un qui puisse la garder, s'en occuper...
Son regard alla droit vers le docteur Ogden, un regard de petit chien derrière une vitrine d'animalerie. Julia se tourna vers lui, elle comprit immédiatement où il voulait en venir :
- Oh William... J'aime beaucoup cette jeune femme mais... mon père est arrivé chez moi, je n'ai plus de place... - Je suis vraiment navrée... Mais pourquoi ne pas vous en occuper vous-même ?
- Je ne suis que très rarement chez moi. De plus, s'il y a eut meurtre, je dois être au commissariat pour mener l'enquête. Ah, me voilà pris au dépourvu...
A cet instant, la porte de la morgue s'ouvrit sur l'agent Crabtree, son casque à la main.
- Bonjour docteur Ogden ! Vous m'avez fait demander inspecteur ?
William et Julia s'échangèrent un regard complice, la même idée venait de traverser leurs esprits. Souriante, Julia murmura à l'inspecteur :
- Je crois que vous avez trouvé votre homme...