Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
Le soleil cognait très fort aux dehors bien que nous étions tous abrités dans l’église. Une fraîcheur éternelle renfermée dans ses murs faisait que nous n’avions pas à souffrir de la chaleur. Comme je m’en fichais… Je me sentais aussi fiévreux et brûlant que si j’avais été exposé tout l’après midi à cet astre du jour, signant par son étouffante présence le prolongement d’un interminable été.
Tous ceux que j’ai pu vous présenter durant cette histoire étaient là, correctement attablés à leur place. Chacun était méconnaissable dans son costume. Muraki, Yuko mais aussi Seki Takanaka que je voulais absolument voir auprès de nos autres amis. Nous nous étions revus à cette occasion là seulement. Par une drôle de coïncidence, je revis même le petit garçon que j’avais secouru une fois au prix de quelques ecchymoses. Sa mère était sur la liste des invités, étant elle aussi une vieille connaissance de papa. (Il en connaît du monde…) Une nouvelle preuve que le monde est bien petit. Celle-ci nous salua chaleureusement.
-Mes félicitations aux jeunes mariés dit-elle à mon père, vous avez de quoi être fier mon ami. Et je vous suis reconnaissante monsieur Wakamatsu (s’adressant à moi) pour avoir protégé Tatsuya ce jour là. J’espère que vous n’avez pas eu trop d’ennuis après çà…
-Rassurez-vous ais-je dit en me forçant à rire, je suis là devant vous et bien en vie ! J’aimerais vous faire croire que j’ai donné une bonne leçon à ces vauriens, mais ce ne serait pas très crédible.
-Vous n’êtes peut-être pas aussi baraqué que le marié, mais vous avez beaucoup de courage. Vous savez faire face.
-Je vous en prie, n’exagérez pas. Il n’y a vraiment pas de quoi s’ex…
-Vous avez bien raison chère madame, me coupa mon père en appuyant affectueusement sa main sur mon épaule. Mon fils est quelqu’un de droit et il sait aller de l’avant. Mon fils dont je suis si fier.
Je restai stupéfait de sa réponse, repensant au nombre de fois où il n’avait pu s’empêcher de me descendre aux yeux de quiconque pouvait voir du bon en moi. Voilà qu’aujourd’hui il vantait mes bienfaits, me cherchait des qualités que je n’avais pas… Et pourtant, je suis encore sûr qu’à ce moment là, je l’avais fort déçu. Lui avoir finalement annoncé que je refusais pour la seconde fois de les accompagner dans leur voyage n’était sûrement pas ce qu’il espérait. Cependant, il ne s’en montra pas fâché et même je sentais grandir jour après jour son estime pour moi.
Tandis que je sentais les traits de mon visage se tendre encore un peu plus, l’enfant que j’avais aidé, le petit Tatsuya, me demanda avec contentement:
-Elle t’a beaucoup servi la boîte de pansements que je t’ais donné, dit ?
-Pas qu’un peu, je l’ais vidé le soir même…Merci !
-De rien ! A-t-il répondu d’un ton encore plus joyeux.
Je regardai ma montre avec anxiété, comptant les minutes qu’il me restait avant de rejoindre l’assemblée à table et écouter les paroles du prêtre. Je devais prononcer mon discours juste après et je me sentais nerveux, loin d’être prêt et étrangement amer. Je me disais : Tu prendras une grosse respiration et tu cracheras toutes ces belles phrases sans t’attarder sur leur sens et sans te demander si tu les pense réellement.
L’heure tournait rapidement et je constatais avec agacement que Miyuki-chan n’était toujours pas arrivée.
Raaah mais qu’est ce qu’elle peut bien faire ! Ca va être mon tour dans très peu de temps et j’ai tant besoin qu’elle soit là !
Mais Miyuki-chan ne tarda pas à faire irruption dans la salle, me cherchant des yeux quelques instant avant de me repérer puis de s’avancer vers moi, visiblement essoufflée.
-Je…J’ai couru ! Excuse-moi ! On a mis plus de temps pour partir que prévu…Ah ! Tu as ton texte sur toi ?
-Oui…Le tout maintenant sera de ne pas trop bégayer pour parler.
-Mais non, tu vas y arriver ! Tout le monde t’applaudira tu verras. Yuichi-san et Miyuki-chan ne sont pas encore apparus ?
-Pas encore, on peut dire que tu arrives à temps.
-Ouf ! C’est le principal. On s’installe ?
-D’accord, je te suis.
Mais aussitôt, un homme de l’église me retint par le bras en me montrant l’estrade ou se trouvait le micro du doigt.
-Les mariés ne vont pas tarder à arriver et ce sera à vous juste après la bénédiction du prêtre. Il faut vous préparer ! Attendez plutôt là bas près des rideaux.
Miyuki-chan eut juste le temps de me sourire et d’agiter la main pour me souhaiter bonne chance. Je suivis à contrecœur ce vieil homme qui me conduisait là où il voulait que je révise mon discours. A l’endroit où il m’avait dit d’attendre, à proximité de la vieille orgue et des lourds rideaux de flanelle, je me sentais céder à une tremblote qui rendait mon texte illisible. Je le survolais des yeux dans l’unique but de ne pas être confronté au regard de l’assemblée qui préférait se délecter de la vue des mariés, enfin présents dans la salle et resplendissants dans leurs habits.
Yuichi ne portait plus son bien-aimé polo rayé bleu ni ses éternels shorts de sport. A la place d’un jeune footballeur talentueux se tenait un homme élégant, costaud et mince, soigneusement coiffé et fier de tenir au bras sa future épouse qui rivalisait de beauté. Miyuki elle, ne portait plus de chemisier rouge, de jupe à carreaux ou de robe pourpre. Mais à la place elle en remettait une beaucoup plus belle et qui sans nul doute lui allait mieux que toutes celles qu’elle a jamais pu porter. Un bustier drapé cousu avec une finesse rare mettait en valeur sa jolie silhouette et jusqu’à leurs places, elle laissait traîner derrière elle ses longs et magnifiques froufrous blancs. Un léger voile de tulle ivoire recouvrait ses cheveux. Autour de son cou, il me semblait reconnaître un bijou familier : une petite chainette d’argent avec au bout une fleur fondue dans le même métal et où était incrustée une améthyste bleue outremer. Mon père m’avait dit qu’il s’agissait du collier que portait maman le jour de son propre mariage et le désir que Miyuki exprimait de le porter l’avait profondément touché.
Je les regardais en sentant me venir un nœud au fond de la gorge. Ce malaise s’amplifia lorsqu’en passant, ma petite sœur m’adressa un regard. Une expression qui mêlait à la fois la douceur et l’inquiétude de s’avancer aux yeux du monde comme si se montrer dans son nouveau rôle l’effrayait. Elle marchait lentement, tellement que durant un instant, j’ai cru qu’elle s’arrêterait à mon niveau. Il n’en fut rien. Incapable de dire quoi que ce soit, je l’ais laissé filer son chemin.
Une fois le couple assis et applaudis, s’ensuivit un long monologue du prêtre dont, rassurez-vous, je vous épargnerai les détails. Pour tout vous dire, c’est surtout que je ne m’en souviens pas. Je n’ais retenu que les expressions de Yuichi et de Miyuki. Etrangement, elles étaient très différentes. L’un affichait un air de jubilation et de fierté, l’autre exprimait à la fois la retenue et une préoccupation flagrante. Miyuki semblait intimidée. L’était-elle autant que moi ?
Sans doute un peu moins lorsque ce fut mon tour de monter au pupitre et de saisir le micro. Je redoutais cet instant mais il fut annoncé à haute voix :
-Et maintenant, Mr Masato Wakamatsu, frère de la jeune mariée, va en ce jour mémorable nous ouvrir son cœur et présenter ses vœux à l’heureux couple.
L’angoisse si intense me glaça des extrémités jusqu’à l’échine mais je réussis à réprimer un frisson. Guidé par le prêtre, je me suis avancé à ce maudit pupitre et j’ai regardé ceux et celles présents dans la salle qui formaient mon public.
Mon père se tenait aux premières loges selon la tradition et il exprimait une joie qui n’avait que très rarement illuminé son visage.
Pauvre bougre…
Malgré les remontrances de Miyuki, Ryuichi est tout de même venu assister au mariage, tristement depuis la table où il ne cessait de faire couler l’alcool à flot. Il se saoulait volontairement pour oublier c’est certain. Quel intérêt avait-il de venir si ce n’était que pour se pinter et se torturer ? Bel exemple de masochisme...
Le professeur Torao Nakata se trouvait juste à côté de lui, à ma grande stupéfaction. Ces deux là se sont toujours frités comme chien et chat mais leur tristesse était si grande qu’ils n’avaient même pas la force de s’envoyer une pique ni même de se regarder. Leur table ressemblait plus à celle d’une taverne malfamée qu’à celle d’une cérémonie de mariage. La nappe et les mouchoirs étaient déjà imbibés d’eau de vie et pleine de miettes. Ils faisaient la paire par leur mine maussade et abattue. Nakata, toutefois, faisait plus d’effort que Ryuichi et affichait quand même parfois un faible sourire.
Mon regard croisa celui de Seki, seule personne qui bizarrement ne me transmettait pas la moindre pression. Ses yeux me disaient bonne chance et je pense encore aujourd’hui que c’est grâce à lui que j’ai pu démarrer. Je prenais le soin de ne pas regarder les mariés.
« Je….Je… »
Je le redoutais, mais j’hésitais et bégayais comme un imbécile. Il m’a fallu inspirer un bon coup pour reprendre.
« …C’est une émotion vive et profonde que je ressens aujourd’hui. Ce sentiment que je partage avec vous tous, cette joie, cette réjouissance, ce bonheur que j’éprouve et que je souhaite aux deux jeunes mariés. Je tenais moi-même à vous en faire part avec mes mots… »
Je ne sais plus mon texte. Je ne sais plus mon texte !
Je dus continuer en suivant le conseil de Yuichi, dire ce qui me passait par la tête.
« …Jusqu’à présent, la famille Wakamatsu n’était pour moi qu’un mythe, j’ai toujours pensé que nous n’étions rien de plus qu’une famille brisée. D’être séparé d’elle pendant si longtemps me laissait croire que je n’avais pour famille ni plus ni moins que moi-même. Mais aujourd’hui je suis heureux de voir que le temps change les choses et que par cette union, cette famille prend véritablement forme.
Yuichi est un vieil ami, le meilleur que j’ai jamais eu avec Muraki dont je remercie la présence dans la salle. Je dirais même qu’il était pour moi comme un grand frère lorsqu’il accompagnait son père chez nous et que nous jouions dans le jardin. Il l’a toujours fait avec un réel plaisir et de le voir aujourd’hui comme mon beau frère est une satisfaction que je n’aurais jamais osé espérer. Il a en lui des qualités que je n’ais encore jamais discerné chez aucun autre homme. Son succès n’a en rien affecté sa modestie, il est toujours resté le même. Le peu de fois où nous étions ensemble, il a toujours su par ses mots et à sa manière, m’encourager et me réconforter. Je n’ais jamais cessé de le considérer comme mon modèle et aujourd’hui plus que jamais. C’est le meilleur des hommes, tout simplement.
Miyuki est ma petite sœur, c’est une nouvelle pour personne. Mais ce que vous ne savez sûrement pas, c’est que nous ne sommes pas un frère et une sœur ordinaires. En effet, elle et moi étions comme les deux doigts de la main lorsque nous étions enfants. Nous avons grandi ensemble jusqu’à mes dix ans où le sort a voulu que notre mère s’en aille. Encore aujourd’hui, je pense qu’elle est partie trop tôt. Son envolée vers le ciel a fait que nos chemins se sont séparés. Pendant six ans, je ne l’ais pas revu une seule fois. Aucun coup de téléphone, aucune lettre…Il aura fallu attendre six longues années pour que l’on se revoie et que l’on vive à nouveau tous les deux. Le temps a provoqué bien des choses. Pour tout vous dire la première fois, je ne l’ais même pas reconnu. Elle avait tant grandi, elle était devenue si belle. J’irai jusqu’à vous avouer que sans savoir qu’elle était ma sœur, je l’ais même dragué… »
A cet aveu, mon discours fut interrompu par un éclat de rire général retentissant dans la salle.
- C’est la vérité! Me suis-je défendu.
Mais le soir même je me suis rendue compte de mon erreur et notre nouvelle vie a commencé. Une vie rythmée par des chamailleries, des rires, des larmes…Peu à peu, on a retrouvé cette vieille complicité qui nous liait auparavant. Aujourd’hui, c’est une jeune adulte à qui tout sourit et je suis comblé de voir quel futur l’attend. Un avenir heureux aux côtés de celui qu’elle aime…Elle le mérite. Elle a pris soin de moi pendant ces cinq dernières années. Elle m’a pardonné mes sautes d’humeur. Par son entrain naturel, elle a réussi à transformer le quotidien triste et solitaire que je menais ; C’est la meilleure sœur du monde et la meilleure femme du monde… Je me sens heureux…»
Je dus m’arrêter un instant pour contenir mes émotions. Ma gorge se nouait de plus en plus et mes mains tremblantes se crispaient sur le micro. Une douleur me serrait le ventre et le cœur. Je m’aperçus alors que sans pouvoir y faire quoi que ce soit, des larmes coulaient le long de mes joues.
« Mais alors, pourquoi ?.....Pourquoi est ce que je me sens aussi mal ? Pourquoi ais-je la sensation de souffrir ? C’est horrible… »
Une tension se créa au sein de l’assemblée qui me regardait impuissante, mal à l’aise par un tel débordement émotif. Je me sentais perdre la face et le contrôle de moi-même.
« C’est pourtant un jour heureux ! Je devrais voir partir ma sœur avec le sourire, me réjouir pour elle et ne pas pleurer. Mais la dernière fois que j’ai ressenti une pareille douleur, quand j’ai perdu mes deux mères… Je ne peux pas m’arrêter…Peut-être est-ce parce que je me suis toujours voilé la face. Peut-être que malgré tout mes efforts pour y arriver, je n’ais jamais réussi à oublier ces sentiments… »
«Arrête ! intervint mon père à bout de patience. Tu deviens fou ?! »
-Oui, çà ne peut être que pour çà. Je…Je ne suis pas normal...Ce temps ou j’étais toujours tout seul, où je ne l’avais pas près de moi…Je ne veux pas revivre tout çà…Ce serait trop pénible.
-Onii-chan !
Ma sœur s’était levée et avait crié sans se soucier des autres. Tous braquaient leurs regards sur moi puis sur elle sans comprendre.
- Si ma sœur me quitte, je n’ais plus rien. Je ne pourrais plus supporter la vie que j’avais avant…
Cette fois ci, j’ai regardé Yuichi directement dans les yeux.
-Pardonne moi, Yuichi…Je suis irrécupérable et un idiot pour en arriver là. Mais je ne peux plus garder çà pour moi. C’est devenu trop dur….On ne comprend à quel point on aime quelqu’un que lorsqu’on l’a perdu. Et j’aime Miyuki…J’aime Miyuki et je ne veux pas être séparé d’elle !
Les gens choqués s’exclamèrent en chœur tandis que je lâchais ces paroles dans un lourd sanglot. Une tension insupportable s’installa dans la salle et je réalisais fort bien qu’à partir de ce moment là, de cette horrible minute où j’avais tout avoué, il m’était impossible de revenir en arrière.
-Espèce d’imbécile ! s’est exclamé Yuichi que j’avais réussi à mettre hors de lui. Tu n’as rien à exiger ! Ton histoire ne tient pas debout ! Tu as complètement perdu la tête…
De tous les côtés, j’entendais les cris des gens et le jugement qu’ils me faisaient…
« Impensable…Ils sont frère et sœurs !...Le pauvre garçon délire….Dégoutant…. »
Ma sœur restait debout, muette. Des larmes lui coulèrent des yeux. Incapable de soutenir son regard, celui de mon père et de Yuichi, je me suis enfuis par la porte de derrière pour me réfugier au dehors. La dernière chose que j’aperçus dans ma fugue fut le visage éteint de Miyuki-chan, désormais consciente que notre histoire qui avait pourtant si bien commencé n’irait jamais plus loin.