Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
-Je suis heureux fiston, très heureux, me dit mon père lorsqu’un après midi nous marchions côte à côte sur le trottoir non loin de notre lotissement. Il voulait acheter un paquet de cigarettes et je n’avais rien de mieux à faire que de l’accompagner.
-Je sais que tu es heureux que ta fille se marie, ça fait quinze mille fois que je t’entends me le dire. J’aimerais qu’on passe à autre chose maintenant si tu veux bien, ai-je répondu d’un ton agacé.
-Mais ce n’est pas seulement pour ça ! Je suis content que toi et moi nous ayons de meilleurs rapports. C’est vrai, nous nous sommes bien rabibochés tous les trois et je ne demandais rien d’autre à la vie.
-Ah bon ?
-…Bon, peut-être que j’aimerais moi aussi retrouver une femme et entamer une relation ! Mais je suis peut-être trop vieux pour ça. Çà te plairait de retrouver une belle mère ?
-Pas vraiment.
-Pourquoi j’étais sûr que tu me répondrais une chose de ce genre…
-Je ne voudrais pas te mentir.
-Je vois, me dit-il après avoir hésité un petit instant. De toute façon, ne t’inquiète pas. J’ai toujours l’image de ta mère en tête. Je te fais la morale, mais je ne suis peut-être pas plus capable d’oublier le passé que toi.
-Aujourd’hui, on n’a plus trop le choix. Faut aller de l’avant.
-Oui. Le temps aura été long, mais enfin on reforme une famille. Crois le ou non, mais nous avons souvent soupiré de ne pas te voir. Je ne me sentais pas tranquille et j’ai souvent regretté de ne pas t’avoir embarqué par la peau des fesses avec nous jusqu’en Amérique !
-Au moins, ça n’aurait été douloureux que sur le moment.
Mon père a ri tout en m’attirant vers lui.
-On fait tous des erreurs dans la vie ! Ça arrive et c’est comme ça qu’on grandit. Tu as grandi, maintenant.
Son bras me serrait presque à m’en casser les épaules, mais je ne le repoussai pas.
Il attendait que je réagisse où que je réponde, mais il n’obtint que le silence.
-J’espère que tu as décidé de nous suivre à New York, hein ?
Plus de mauvaises réflexions, plus de critiques où de moqueries affligeantes. Sa nouvelle manière de casser la bonne ambiance était de me poser cette question. Je ne savais toujours pas ce que j’allais décider, j’hésitais de plus en plus et très franchement, il n’arrangeait rien à être aussi pressant…
-Je ne sais pas encore... Y a le temps.
-Y a le temps ? Ta sœur se marie dans deux semaines. Yuichi souhaite l’emmener avec elle aux Etats-Unis pour leur voyage de noce. Elle y passera certainement les grandes vacances et ne reviendra pas jusqu’à la rentrée pour passer son examen finale et avoir son diplôme. Ensuite, c’est le grand départ. Nous serons quatre à partir cette fois ci.
-Je suis en couple, tu y as pensé ? Miyuki-chan ne peut pas quitter le Japon du jour au lendemain.
-C’est temporaire. Elle aussi pourra bientôt voler de ses propres ailes. Cette fille m’a l’air de vraiment t’aimer et je pense qu’une fois ses études terminées, elle te suivra. Si au pire ce n’était pas le cas, tu trouveras certainement ton bonheur aux Etats-Unis. Les américaines raffolent des asiatiques !
-Je n’ai jamais cru aux relations à distance. Je pense que si je pars avec vous, il n’y aura jamais de suite à notre histoire.
Tu n’as jamais cru aux relations à distance ? C’est pourtant ce que tes deux mères ont du supporter avec moi. J’avais mon boulot ; elles, elles s’occupaient de toi et de Miyuki à la maison. On se voyait très peu mais quand on était ensemble, on s’aimait et on se le prouvait, tu peux me croire. Je ne te cache pas qu’elles en souffraient, mais on n’en appréciait que mieux les moments où l’on pouvait se voir. Je ne suis pas un expert en amour et ça tu le sais, mais je peux te dire que même si tu vis à côté de la fille que tu aimes, si ce n’est pas la bonne personne, vous ne seriez pas plus proches que si vous étiez chacun sur un continent différent.
Tu sous-entends que Miyuki-chan n’est pas la fille qui me conviendrait ?
Ça, il n'y a que toi qui peux réellement le sentir.
La discussion entre mon père et moi s’est ainsi close.
-New York est joli mais le Canada est un beau pays ! Me racontait Anna tout en essuyant les assiettes dans la cuisine. Ses progrès en japonais ne cessaient de croître et j’aimais entendre son accent prononcé, ces quelques touchantes maladresses dans le langage.
-Je ne sais pas si je dois partir, lui ai-je confié depuis la table sur laquelle j’étais affalé. Mais en même temps, je ne veux pas continuer à vivre seul. Je crois que je ne m’y habituerais plus.
-Je comprends Sir, c’est un très difficile choix.
-Que dois-je faire ?
-Ce que vous voulez. Mais moi je voudrais bien que vous partez avec nous.
-Je suis nul de ne pas arriver à me décider ! Si je quitte Tokyo, je tire un trait sur tout ce que j’ai. Mes amis, Miyuki-chan et…
-Aaah, girlfriends !
-J’y pense mais pourtant j’hésite.
-Sir doit être triste que mademoiselle part aussi. C’est important la famille.
-J’aurais aimé que Yuichi ne soit pas un gars qui voyage trop.
-I see, I see. Mademoiselle aime beaucoup les voyages aussi.
J’ai ri amèrement et marmonné pour moi-même.
Même si je n’étais pas son frère, je ne lui correspondrais pas.
-Avec Sir Kazuto, Mademoiselle est allée partout ! Au Québec, à Washington, Hawaï…Elle aimait beaucoup les ours blanc en Alaska.
-Elle a vu des ours blanc en Alaska ?!
-Yeah, only one. Mais il était très gros. Mademoiselle avait que huit ans et elle voulait le caresser et l’adopter. (rire) Sir Kazuto lui avait dit que non, seulement qu’elle pouvait prendre des photos. Sir Kazuto lui a dit que l’ours blanc il aime être seul, que si c’était son choix il fallait le respecter et le laisser libre.
-C’est vrai…Il a raison.
Dans ma façon de voir et désirer les choses, je me sentais ours moi aussi.
-Sir a jamais vu les ours blancs, si ?
-Non, jamais. Comme Miyuki n’a jamais vu les pandas. Jusqu’à ce que je l’emmène en voir au parc il y a deux ans bien sûr.
-Sir really likes his sister, don’t he?
Je n’ai pas répondu. Sans acquiescer non plus, je me suis emmuré dans un silence qu’Anna avait décidé de respecter. Elle nettoya le fond de l’évier puis se lava les mains.
Trois jours avant la cérémonie, je partageais à nouveau le calme du salon avec Miyuki. Autant Anna et mon père dormaient comme des bébés à l’étage que moi je n’arrivais pas à trouver le sommeil. A la pensée qu’ils étaient endormis, tranquillement mis sur leurs oreillers avec un sourire d’ange, je ne pouvais m’empêcher de râler.
-Les veinards, ce que je peux les envier là haut !
-Je vais me faire un thé, je t’en fais un ?
-S’il te plait.
Miyuki versa l’eau chaude de la théière dans une tasse qu’elle posa sur la petite table non loin de moi.
-Lâche ton livre deux minutes pour le boire.
-Je peux faire les deux, ai-je dit avant d’ajouter d’un ton ironique : tu serais de celles qui pensent que les hommes ne peuvent pas gérer deux choses à la fois ?
-N’importe quoi, soupira t-elle.
Je lisais un catalogue sur les cadeaux à offrir durant de grandes occasions, notamment les mariages. Après l’écriture de mon discours, je pensais offrir quelque chose à ma sœur, comme si cela pouvait racheter mon incapacité à jouer mon rôle de grand-frère. Mais elle n’y tenait pas plus que ça. Mieux encore, ça ne lui plaisait pas que je lise ce mag’.
Je commençai à boire mon thé et faute d’impatience, je me suis brûlé les lèvres. Quelques gouttes vinrent se renverser sur le tapis. Par chance, Miyuki était retournée dans la cuisine à ce moment là le temps de déposer la théière. De là elle m’a demandé :
-Tu as donné l’invitation à Kashima-san ?
-Bien sûr que j’y ai pensé. Ça me parait évident.
Puis soudainement, elle a poussé une plainte de douleur.
-Qu’est ce qu’il y a ?
-Rien, je me suis brûlée avec cette fichue théière !
-Tu as besoin d’un pansement ?
-Non ça ira, je vais un peu me passer le doigt sous l’eau.
L’eau s’écoulait du robinet, s’écoulait toujours, toujours sans s’arrêter…Elle n’avait pas pris la peine de le refermer lorsqu’elle déclara ce qui devait sans doute être pour elle-même.
-Je suis sûre que Yuu-chan me rendra heureuse.
-Evidemment ! Comment tu peux en douter ? Sache bien une chose Miyuki, c’est que même si je t’ai dit que tu es seule à décider de qui tu aimes, si ce devait être un parfait salaud sur qui l’on ne peut pas compter et qui te ferait souffrir, jamais je ne te permettrais de l’épouser !
J’ai juste eu le temps d’entendre un bruit de vaisselle et de sursauter lorsque deux bras chauds s’enroulèrent autour de mon cou. Ma sœur me serrait très fort par derrière et une fois encore, mon cœur s’est mis à battre à toute vitesse. J’ai ressenti à nouveau les mêmes sensations, une envie irrépressible de répondre à son accolade. Inéluctablement je me suis senti rougir, j’ai détourné la tête.
-C’est juste que…ai –je balbutié d’une voix faible, tout va si vite. Trop vite pour moi…
- Peut-être que c’est mieux comme ça, m’a-t-elle dit doucement.
Je me demandais où elle voulait en venir tandis qu’elle me relâchait. Mais j’ai jugé plus sage de ne rien ajouter pour ce soir.
Cette dernière entrevue fut douloureuse mais m’aida à me libérer définitivement de mes doutes. Je savais enfin ce que j’allais répondre à mon père.