Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
Lorsque nous fûmes rentrés à la maison, je regardai avec anxiété l’heure qu’indiquait l’horloge. 18h40 exactement, soit vingt bonnes minutes pour me préparer. Je me suis précipité dans ma chambre pour y changer de vêtements, en manquant de renverser la pauvre Anna au passage. Comme si Miyuki-chan attendait déjà à l’entrée, j’ai accouru dans la salle de bain où dans une tentative vaine d’être plus élégant, je me suis brossé un peu les cheveux. Une fois habillé et parfumé, il ne me restait plus qu’à attendre patiemment son arrivée.
Dans le salon, ma sœur occupait déjà le canapé tandis que notre père se tenait près de la fenêtre ouverte où il fumait silencieusement sa vingt-cinquième cigarette.
-On dirait un fils à papa, remarqua Miyuki d’un ton sarcastique.
Je décidai de ne pas prêter attention à sa réflexion. Sans dire un mot, je suis allé m’assoir à la cuisine où s’affairait déjà la domestique pour le dîner. L’odeur des aliments qui mijotaient dans la casserole réveillait en moi de pénibles gargouillis. J’espérais ne pas avoir les mêmes durant la séance au cinéma.
Anna se rendit compte de ma présence et tout en touillant son potage de légumes, elle se mit à me parler avec son anglais incompréhensible…
-Sorry, je ne comprends pas, lui dis-je vraiment désolé.
-Elle te demande si tu voudrais dîner avec nous, intervint mon père, pour une fois présent au moment propice.
-Ah ! Et bien euh… çà m’étonnerait fort, le film fini à 21h35.
-Dans ce cas Anna te gardera ton repas, tu le mangeras à ton retour.
-Non, j’ai une meilleure idée. J’inviterai Miyuki-chan au restaurant. Si je la raccompagne ensuite jusqu’à chez elle, je suis sûr que ses parents n’y verront pas d’inconvénients.
A ce moment là, j’ai eu une brève pensée pour son père qui pouvait être un véritable obstacle entre elle et moi. Mais pour une fois, j’étais résolu de chasser toute pensée négative de mon esprit.
-Bon, je lui dis que tu vas manger dehors ce soir alors.
Une fois chose faite, la gouvernante acquiesça et mit trois couverts sur la table. Je la regardais faire sans rien dire, plongé dans mes rêves, un tantinet nerveux. Mon père après avoir bruyamment baillé, fit craquer ses os avant de s’éloigner en sifflotant dans le couloir, sûrement dans l’intention de prendre un bain. Un calme plat trônait alors dans la maison. Je rêvassais à en somnoler. Ce fut le bruit de la télévision qui me sortit de mes songes. On commentait un match de baseball et bien que je n’aime plus pratiquer ce sport, je ne me lasse toujours pas d’assister à un match. Je me suis avancé dans le salon avec une démarche silencieuse, les yeux rivés sur l’écran comme hypnotisé.
-C’est quelles équipes qui jouent ? ais-je demandé à Miyuki.
-Les Dodgers de Los Angeles contre les Hanshin Tigers.
Je me suis accoudé sur le divan pour suivre la partie. Les Dodgers venaient de remporter la sixième manche et menaient le match. Déçu, je me disais que je ne pourrai pas être là pour voir la fin de cette confrontation.
-Tu me diras qui aura gagné.
-Ok.
Tandis que nous observions intensément le jeu de chaque équipe, je pris conscience peu à peu que mis appart mon rendez-vous de ce soir, quelque chose me préoccupait. Etrangement, je ressentais un poids sur l’estomac, une brûlure désagréable que j’aurais associée à la faim si une question ne me brûlait pas les lèvres. Aussi était-ce la parfaite occasion pour la poser.
-Pourquoi as-tu laissé faire Ryuichi ?
-De quoi tu parles ? m’a-t-elle répondu sans décrocher le regard de la télé.
-Des avances qu’il te faisait, de la façon dont il s’est présenté auprès de papa.
-Ah çà ! s’exclama Miyuki comme si je lui apprenais quelque chose de nouveau.
-Oui çà, dis-je cette fois en laissant libre cours à mon agacement. Tu peux m’expliquer à quoi il rimait ton silence ?
-Qu’est ce que tu voulais que je dise exactement ?
-Oh…Et bien je ne sais pas, il s’est juste fait passer pour ton fiancé auprès du vieux,
c’est vrai que ce n’est pas grand-chose et qu’il n’y avait rien à dire, même pas qu’il s’agissait d’un mensonge.
Miyuki s’est précipitamment redressée sur le canapé en me fixant du regard, un peu plus attentive à notre conversation que sur le baseball.
-Comment çà un mensonge ? Comment peux-tu affirmer que c’en est un ?
Je lui ais fait les gros yeux. J’ai cru qu’elle me faisait marcher.
-Evidemment que c’est un mensonge ! Depuis quand est ce que tu serais en couple avec une brute épaisse comme lui ? Ce serait la meilleure çà !
-Je ne suis pas en couple avec lui, mais qui te dit que çà n’arrivera pas ?
-Tu ne vas pas me faire gober que tu serais prête à sortir avec…C’est comme si je te disais que moi je me mettais à sortir avec euh…Kiyomi Oginome !
L’exemple que je lui avais donné me dégoutait encore plus que celle de ma sœur fiancée à Ryuichi…
-Rien n’est impossible, je sortirai avec qui je veux. Ce sera peut-être lui, ce sera peut-être un autre. On n’en sait rien et quand on ne sait pas, on n’affirme pas.
-Lui en revanche, il affirme !
-Laisse le faire, n’y prête pas attention.
-Je veux juste éviter que cette histoire prenne des proportions catastrophiques. Si on le laisse se complaire dans ses délires, notre père pourrait réellement lui promettre ta main.
-Tu es vraiment un imbécile ! dit Miyuki cette fois proche d’éclater de rire. Papa ne me promettra jamais à qui que ce soit si je n’en ais aucune envie. Il le sait et jamais il n’osera. Tu le connais vraiment très mal pour dire çà.
-Comment peux-ton bien connaître une personne qu’on n’a quasiment pas vu pendant des années entières ?
Miyuki me fusilla d’un drôle de regard. Une faible lueur brillait dans ses yeux noisette, un doux mélange de compassion et de reproche qui me traversa le corps comme une flèche. Elle n’ajouta rien avant d’avoir détourné la tête, à nouveau plongée dans le baseball.
« Rien ne t’empêchait de venir avec nous, c’est ce que tu aurais du faire »
Elle avait prononcé ses mots avec une amère douceur, pourtant j’ai ressenti la phrase partir comme une claque. Dans sa façon de parler, je sentais ce désir de me faire réaliser l’erreur que j’avais commise. Elle voulait que j’éprouve le regret d’avoir fait ce choix qui était le mien, rester au Japon.
Lorsque mon père s’en est allé avec elle, je l’ais vu ni plus ni moins comme un fuyard, incapable d’affronter la réalité qui signifiait regarder le marbre blanc et froid de la tombe à la place du beau visage rose et chaleureux que nous avions mainte fois embrassé. Grâce à moi, maman n’a jamais manqué de compagnie. Je venais porter ses fleurs préférées tandis qu’il les lui faisait livrer par mon intermédiaire. Je n’aurais pas supporté de vivre ailleurs. Je me suis dit que si Dieu avait voulu la rappeler alors qu’elle était au Japon, de même pour ma mère biologique, moi aussi je devais y mourir. Mais à cette discussion, je compris que la philosophie de Miyuki était toute autre.
« Nous avons beaucoup aimé maman, nous n’avons pas besoin d’être au Japon pour l’aimer encore et davantage. Est-ce que çà vaut vraiment le coup de sacrifier sa vie de famille pour des personnes qui ne sont plus là, quand on sait qu’on a besoin d’elle pour se construire ? »
Ce furent les dernières paroles de ma sœur avant que ne retentisse la sonnerie de l’entrée ; Miyuki-chan était là.