Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
Chapitre 8 : Les manigances de Ryuichi
6633 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 09/11/2016 21:02
Comme toutes les fois où je dormais dans notre villa, je me faisais réveiller par le chant des oiseaux et celui des cigales, qui comme chaque matin étouffant d’été revenaient s’installer dans nos jardins, de même que nous dans notre résidence estivale.
J’avais ouvert les yeux, mais je préférais ne pas me lever tout de suite. Je voulais prolonger ce calme dont je ne pouvais profiter que de ma chambre, depuis l’arrivée de cette
nouvelle vie qu’il me fallait accepter sous la contrainte. J’ai lentement tourné ma tête sur l’oreiller et j’ai fait la grimace face au soleil tapant qui se montrait à ma fenêtre. Il faisait vraiment beau dehors. On ne pouvait voir la mer, mais l’on sentait sa présence par les vents. Une brise légère et rafraîchissante venait fouetter quelquefois mon visage lorsque je m’approchais de la fenêtre ouverte pour respirer à plein poumons une atmosphère bien plus agréable, bien plus pure que celle que l’on sentait chez nous, dans un lotissement de l’une des plus grandes villes du monde…
Je profitais aussi de ces moments de solitude pour faire le point sur plein de choses. Je pensais à mon avenir, mon passé, tout ce qui constituait et faisait partie de ma vie. Je me laissais aller à des pensées qui viraient du bleu au noir, des idées aussi bonnes que mauvaises, la méditation dans laquelle chacun peut s’enfermer lorsqu’il est seul et lorsqu’il le désire.
Au bout de quelques instants, par je ne sais quelle lubie, je me suis levé puis me suis dirigé vers le miroir de l’armoire. Je disais bonjour à l’affreux garçon qui me faisait face dans son pyjama rayé, me renvoyant une mine renfrognée et fatiguée. Je passais mes mains dans mes cheveux en bataille, comme si j’espérais que ce geste pouvait améliorer un peu mon image…sans résultat, évidemment.
Puis j’ai retroussé l’une de mes manches pour examiner mon biceps. Pas très gros celui-ci…
« J’ai du travail à faire », ais-je soupiré en contemplant les petites boules de pétanques greffées sur chacun de mes bras.
A ce moment précis, la porte de ma chambre s’est brusquement ouverte laissant apparaître une tête brune. C’était ma sœur qui une fois encore avait oublié de frapper avant d’entrer...
J’ai sursauté en m’éloignant de la glace d’un air si peu naturel qu’elle devait certainement se douter de quelque chose. Je me sentais idiot, ce qui m’a mis sur l’instant de mauvaise humeur.
« A croire que tu le fais exprès, ais-je râlé rouge d’embarras, je t’ais déjà dit mille fois de frapper avant d’entrer ! »
-Ah bon tant pis, m’a-t-elle répondu sur un ton neutre. Je venais te dire qu’il y a Kashima-san au téléphone mais bon…
Elle était sur le point de refermer la porte, je l’ais arrêté du bras.
-Non attend ! Je descends tout de suite !
J’ai dévalé les escaliers à la hâte puis me suis rué dans le salon où le combiné restait décroché. Dans une impatience visible et incontrôlable, j’ai saisi le téléphone. Un mélange de nervosité et d’excitation m’envahissait.
« Miyuki-chan ? C’est Masato ! »
-Ah ! Wakamatsu-kun ! Désolée de t’avoir réveillé…
-Ce n’est rien, je ne dormais pas tout à fait. Un problème ?
-N…non aucun.
Tandis que l’on discutait, Miyuki se tenait contre le mur qui séparait le salon de la cuisine et écoutait silencieusement mes réponses. Cela me rendait nerveux et j’espérais qu’elle allait comprendre par mon regard que je voulais être seul. Comme il n’en fut rien, je me suis décidé à lui faire le geste de la main. Apparemment vexée, elle se retira dans la cuisine ou notre père déjeunait.
-En fait, je t’appelais pour savoir si tu étais libre ce soir.
C’est un rencard ?
-Si mon père n’a aucune envie de nous faire sortir, je pense que c’est bon.
C’est alors que mon père qui écoutait toute la conversation en mangeant s’est écrié de la cuisine.
-Si ! Aujourd’hui nous ferons un tour près du parc !
Il l’a sans doute fait exprès…
-Ah, entendit Miyuki-chan au bout du fil. Et vous ne rentrez pas avant 19h00 ?
-Et bien…
-De quoi s’agit-il ? Qui c’est au téléphone ?
Le régent s’est avancé dans le salon la bouche à moitié pleine de riz.
-Sa petite amie ! a hurlé Miyuki dans l’autre pièce juste pour me faire enrager.
-Andouille ! ais-je répliqué en ayant la prudence de mettre ma main sur le combiné.
-C’est vrai ? Tu as une petite amie ? Vrai de vrai ?
Mon père semblait stupéfait à l’idée qu’une fille puisse s’intéresser à moi. Il n’imaginait certainement pas l’apprendre de cette façon non plus je pense. Il est vrai que depuis son retour au pays, je ne lui avais jamais parlé de Miyuki-chan. Du moins pas plus que mes autres camarades de lycée, ce qui m’a préservé jusque là de ses soupçons. Mais grâce à l’intervention de ma chère sœur, le pauvre vieux croyait dur comme fer que j’étais en couple. Même si Miyuki Kashima et moi nous nous comportions exactement comme tel, rien n’était officiel et je ne voulais pas que ma famille pense malgré çà que je pouvais aller plus loin qu’une simple sortie avec elle…
-Non ! Mi…Miyuki-chan tu es toujours là ? Tu voudrais qu’on se retrouve aujourd’hui à 19h00, c’est çà ?
-Oui voilà ! Je pourrais venir te chercher à cette heure devant chez toi. Il se trouve que j’ai deux places de cinéma pour le film qui est sorti cette semaine, « Hiatari Ryoukou*, le rêve de Kasumi », tu sais ?
Hiatari Ryoukou est à la base un manga que je m’arrachais tous les jours dans le shônen magazine –que j’achète encore chaque semaine- bien qu’il vise surtout un public féminin. Muraki m’avait parlé de l’éventuelle sortie d’un film qui recevait déjà de bonnes critiques de la part de la presse japonaise. Le voir m’intéressait beaucoup.
-C’est super ! Merci d’avoir pensé à moi pour l’occasion.
-Donc ce serait possible ? La séance commence à 19h30, çà nous donnera le temps d’y aller.
-Si c’est après 19h00 tu peux y aller, me dit mon père qui devait sentir ma crainte à l’idée qu’il refuse.
-Ce n’est pas une blague ? Je peux vraiment ?
-Mais oui je ne vais pas râler, pour une fois qu’une fille t’invite quelque part !
A chaque fois que je suis à deux doigts de le trouver sympa, il faut toujours qu’il prononce la phrase de trop… Mais tant pis, j’ai gagné l’essentiel : Ce soir je suis libre de mes mouvements !
-Merci quand même, ais-je lâché sur un ton morose.
Puis en me rapprochant du téléphone, j’ai tout de suite changé d’intonation.
-C’est ok Miyuki-chan ! Je t’attendrai à la maison à 19h sans faute.
-C’est génial que tu puisses venir, dans ce cas je te dis à ce soir !
Oui, c’est un rencard !
Après avoir raccroché, je me sentais plus léger. J’éprouvais une sensation telle que j’aurais pu bondir jusqu’à toucher le plafond. Moi qui définissait déjà cette journée comme ennui, promenade pénible et encore ennui. Au final ce sera ennui, promenade pénible et rendez-vous inespéré avec Miyuki Kashima ! Quand je pense que je m’imaginais passer la soirée affalé sur mon lit sans la moindre envie de faire quoi que se soit, fixer un point de ma chambre avec ce regard passif de catatonique que m’inspire la vieille tapisserie délavée de mes murs…
Une main lourde s’appuya sur mon épaule.
-Je présume que maintenant, tu vas retrouver ta bonne humeur.
J’ai regardé fixement mon père, il avait vraiment l’air heureux. J’ai failli lui rendre son sourire tellement j’étais aux anges, mais l’idée qu’il m’imaginait en couple avec elle m’a refroidi.
-Ne te fais pas de films, pour le moment ce n’est qu’une simple amie.
Il a ri tout en tapotant mon dos avant de s’en retourner à la cuisine, m’invitant à le suivre.
Quand je me suis installé à table, mon thé était tout froid en plus d’être imbuvable. Je le trouvais étonnement fort, à un point que je soupçonnais quelqu’un de l’avoir épicé. Devinez qui m’a fait des remontrances comme quoi si j’avais passé moins de temps au téléphone le thé serait plus chaud et que si le goût ne me plaisait pas, je pourrai à l’avenir me procurer une marque meilleure en allant moi-même au supermarché... Il n’empêche que ce fut la première fois de ma vie que la consommation d’un simple thé vert me donnait des aphtes.
Notre sortie ne se passa pas tout à fait comme je l’avais prévu. Avant d’avoir quitté la maison, je jurais que j’allais m’ennuyer, traîner des pieds et compter constamment les minutes. Mais contre toute attente, j’ai fini par trouver ce temps appréciable. Faire quelques boutiques et parcourir les rues de notre enfance, même si c’est quelque chose qu’on peut faire en se passant de notre père, tout ceci éveillait en moi de merveilleux souvenirs. Et dire que la seule personne qui manquait dans notre cercle familial reposait à quelques lieux de là…
Le vieux était gai, s’exclamait pour un rien tandis qu’on arpentait les trottoirs des vieux quartiers de Tokyo. De le voir comme çà m’exaspérait tout en m’amusant. Impossible en le voyant d’échapper à cette envie de le comparer avec un môme qui découvre tout son petit monde, fasciné et émerveillé par tout ce qu’il voit.
Mon père avait pris des rides, mais la vieillesse ne s’était pas emparée de son âme d’enfant. C’est bien le seul côté que j’admire en lui. Il a subi plus que ce que moi et ma sœur avons subi, pourtant il trouve le courage de nous sourire comme si rien n’était jamais venu faire éclater notre vie tranquille en morceaux, comme si le miroir qui renvoyait jadis l’image d’une famille unie n’avait jamais volé en éclat, infligeant à chacun de nous presque sept ans de malheur. Un homme moins courageux que lui aurait pu choisir la facilité et mettre fin à ses jours au moment des faits, mais lui a continué de vivre, de travailler. Il voulait donner à ses enfants un bel avenir tout en sachant qu’une bonne place dans la société coûte cher. Il ne s’est pas rendu compte qu’en se bornant à bien faire, il en venait à se détacher de nous. Miyuki ne m’en a jamais vraiment parlé, mais était-elle vraiment plus proche de lui à ses côtés au Canada que moi je pouvais l’être au Japon ? Quelque soit la réponse, il sera toujours trop tard pour revenir en arrière et c’est là la pensée qui doit le torturer encore aujourd’hui.
On peut dire que pour cet après midi, j’ai bien failli oublier la rancune que je nourrissais à son égard. Mais çà n’a pas duré…
Près du parc, un vieux vendeur de glace s’était installé et faisait son petit commerce. Lorsque Monsieur Wakamatsu, éternel grip sou et incurable radin a demandé le prix pour trois cornets de deux boules, l’humble vendeur a manqué de recevoir le panneau des tarifs sur la figure tellement il était scandalisé…Je me contenterai de vous dire que les tempêtes de Kazuto sont violentes, du reste je vous épargne les détails. Et comme un malheur n’arrive jamais seul…
Quand le petit chaperon rouge se promène, il fini par rencontrer le grand méchant loup. Ma sœur incarne ce petit chaperon rouge.
Nous jouions encore de malchance ce jour là car notre chemin devait croiser une fois de plus celui de Ryuichi Masaki. J’osais m’imaginer qu’il ne s’était pas préparé à nous surprendre dans le coin –nous non plus- car il s’est mis à nous regarder avec des yeux ronds. Puis son attention s’est portée sur notre père. Les deux hommes se dévisageaient. C’est vrai je pensais, c’était la première fois qu’ils se rencontraient. Il en avait de la chance, le paternel, d’avoir pu l’éviter aussi longtemps quand on pense que moi, je me tapais sa présence une fois par jour minimum…
Ryuichi s’est avancé vers nous, a jeté sa cannette de coca pile poil dans la poubelle du trottoir sans détourner la tête puis s’est arrêté à son niveau, toujours sans flancher le regard, un regard de défi. Il demanda sans façon :
« Qui c’est ce type Miyuki-chan ? »
-Qu… ?! Mon père est resté bouche bée devant un tel culot.
Peu de personnes d’habitude ne se risquaient à lui parler de la sorte et celles qui avaient osé devaient certainement s’en être repenti par la suite. Il s’agissait peut-être du premier round d’un combat de boxe qui promettait d’être mémorable.
Çà devient intéressant, ais-je pensé.
-Papa, je te présente Ryuichi, un bon ami qui est lui aussi au lycée Seika. Ryuichi, voici notre père.
Etait-ce dans l’intention de chasser l’orage qui s’annonçait que Miyuki s’est mise entre les deux pour faire les présentations ? Je ne saurais dire mais elle avait l’air contente de voir débarquer cette canaille. Quant à moi je faisais grise mine…
-Ryuichi ? Elève au lycée Seika ? dit mon père, intrigué par le jeune imbéc…euh homme qui lui faisait face.
Ryuichi venait de passer de la méfiance à la perplexité. Ses yeux lorgnaient chaque centimètre du costume beige de mon père tout en gardant un silence de tombe. J’avais l’impression qu’il doutait de ce qu’on venait de lui dire.
Çà ne m’étonnait pas. Le jour ou je lui ais présenté Miyuki comme ma petite sœur, il ne m’a pas cru et a dévalé la rue en faisant rugir sa moto ; il était mort de rire…
-Votre père, je vois…Bien sûr.
Tu vas voir qu’il ne croit pas un traître mot de ce qu’elle lui a dit…
Il a encore fait un pas vers notre père ; son visage redevint soupçonneux. Cette situation durait un peu trop, je commençais à me sentir tendu.
Puis finalement, il a souri et lui a donné une virile poignée de main.
-Je suis enchanté monsieur ! J’ai toujours voulu faire la connaissance du père de Miyuki-chan !
-Ah ? Euh…Et bien c’est chose faite a répondu le vieux, aussi vigoureux dans son salut. Je suis content de voir que ma fille n’a pas eu de difficulté à s’intégrer et à se faire des amis dans son lycée. Vous êtes délégué de classe ?
S’il nous avait vraiment acheté ces glaces, j’aurais sans doute avalé de travers en entendant cette question.
-Non non pas du tout ! Mais je suis son gardien, son protecteur. Je la préserve de tous les inconvénients, de tous les individus nuisibles qu’elle risquerait de rencontrer dans notre bahut.
Il ne réussit tout de même pas à chasser le plus virulent…
-Le lycée Seika est si mal fréquenté que çà ?
-Oh vous n’avez pas idée du nombre de cas qui s’y trouvent cher Monsieur ! Je suis presque indispensable pour sa sécurité. Elle a tellement de succès auprès de la gente masculine qu’elle est sans cesse traquée et si je n’étais pas là pour mettre le holà, Dieu sait ce qui pourrait bien lui arriver à votre fille.
Mais quelle andouille ! Il veut que notre père la fasse changer d’école ou quoi ?
-Arrête un peu tes salades, suis-je intervenu, on n’est pas non plus dans le quartier le plus malfamé de Tokyo !
-Et raison de plus pour que je me préoccupe de son bien-être. Voyez comme son frère passe à côté des risques ! Son inconscience le perd et il ne s’imagine pas les dangers que peut courir sa petite soeur. Une jolie jeune fille n’est malheureusement en sécurité nulle part, vous savez…
Va crever dans un coin, tiens.
-Hum…Effectivement c’est inquiétant ce que vous me dîtes, s’inquiéta notre père. Est-ce que c’est vrai Miyuki ?
-Ryuichi a toujours tendance à exagérer, a-t-elle répondu simplement.
-Quoiqu’il en soit, je garde toujours un œil sur elle mais pas seulement. Nous faisons souvent des sorties ensemble, nous allons au cinéma, nous étudions tous les deux à la bibliothèque…
-Oh ! C’est très louable de votre part jeune homme ! Si j’en crois tout le dévouement que vous avez pour elle, dois-je en conclure que vous êtes son petit ami ?
-C’est exact.
QUOOOOOOOI ????????!!!!!!!!
-Attends un peu toi !! Je…
- Je suis Masaki Ryuichi et je suis amoureux de votre fille ! a-t-il crié pour couvrir ma voix…
-Ooh vraiment ? çà alors !
- Monsieur, pour sceller cette nouvelle amitié je tiens à vous inviter vous et vos enfants à venir déguster de bonnes glaces dans le bar-café que je dirige.
Le voilà qu’il cherche à nous acheter maintenant !
-Tu rêves ! me suis-je exclamé, nous…
-Je comprends Onii-san, ta fierté t’empêche d’accepter mais je t’assure que çà me fait plaisir de vous offrir ce goûter ! m’a-t-il encore coupé exprès.
-Vous êtes propriétaire d’un café ? A votre âge ?! Vous nous offrez sincèrement le goûter, tout gratuit ?!!!!
- Tout, de la glace jusqu’au café !
-Et bien monsieur Masaki, je suis content de constater que vous êtes un chic type ! Je vous ais mal jugé au premier coup d’œil et c’est avec plaisir que vous nous suivons. Allons mes enfants, nous allons nous en mettre plein la pense ! s’est-il exclamé tout excité.
Ryuichi s’est mis entre Miyuki et mon père comme s’il faisait déjà partie de la famille. Je n’en croyais toujours pas mes yeux. Tomber dans un piège aussi grossier, vendre sa fille au premier venu pour un cornet de glace…Je n’en revenais pas que mon père soit aussi naïf et par-dessus tout, que ma sœur ne dise rien. Pas un mot, pas une protestation, pas une syllabe, R-I-E-N ! Il s’agissait d’elle quand même ! Ca ne la dérangeait donc pas du tout de se faire passer pour la copine de ce type auprès de lui?! Pourquoi n’a-t-elle pas protesté? Pourquoi n’a-t-elle pas dit la vérité sur ce mensonge ?
Lorsque nous nous sommes retrouvés à l’intérieur du café « dragon », chacun de nous a commandé une crème glacée et une boisson fraîche, sauf mon père qui a toujours eu une préférence pour le café. A table, je me tenais en face de lui mais je détournais volontairement la tête ; l’idée de croiser son regard après la scène qui venait de se passer m’était pénible. J’agitais mes jambes avec impatience tout en mordillant la paille de mon jus de fruit, comme si c’était la tête de Ryuichi que je mâchouillais. Pour moi, nous avions fait une erreur d’accepter de le suivre jusqu’à son bar, je savais à quel type de discussion m’attendre…Rester assis ici m’incommodait profondément. Je voulais quitter cet endroit.
Je dois penser à ce soir, je dois penser à ce soir !
« Ah là là, se lamentait notre père en essuyant ses yeux humides avec sa serviette, je suis revenu au Japon seulement depuis quelques mois et mes deux enfants sont déjà pris ! Ce sont de vrais adultes maintenant… »
Il s’attendait à quoi après six ans d’absence celui là ?
-Je comprends votre inquiétude Mr Wakamatsu mais soyez sans crainte. Je prendrai grand soin de votre fille, elle ne manquera de rien !
A ces mots, Ryuichi entoura Miyuki de son gros bras et l’attira contre lui tandis qu’elle sirotait son soda sans y prêter attention. Elle semblait avoir pris la décision d’ignorer ses familiarités alors que de mon côté, je bouillonnais de rage pour deux. Si la génétique m’avait fait hériter d’une carrure de Goliath me permettant de régler mes comptes avec lui, je l’aurais exécuté ici même, sans me préoccuper des autres ni de la cellule grise froide et humide qui m’accueillerait aussitôt les faits accomplis…
Alors que nous venions de récurer notre fond de coupe, une grosse bonne femme s’avança vers nous prête à nous débarrasser. Il s’agissait de la mère de Ryuichi. Bien que bavarde, elle savait faire preuve d’une gentillesse sincère contrairement à son fils. Ce dernier lui présenta notre père avec ravissement. Ils échangèrent quelques compliments, lancèrent quelques sujets dont seuls les quinquagénaires pouvaient discuter avec intérêt. Puis la bonne ambiance à laquelle je ne me mêlais pas laissa place à ce que Ryuichi appelait « les choses sérieuses ». J’avais un mauvais pressentiment.
« Monsieur, dit-il enfin, ce goûter vous ait offert par la maison car ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Toutefois, je voudrais vous demander une faveur. »
-Ah ? Laquelle est-ce ? Parlez, n’hésitez pas ! implora notre père, trop heureux de ne pas devoir sortir son porte-monnaie.
-Et bien voilà, ce café appartient à mon regretté père qui lui-même le tenait de son grand-père. Il a du succès et ma mère et moi sommes souvent débordés, en particulier l’été ou la clientèle double. Depuis que le « Dragon » est debout, nous embauchons chaque été des jeunes saisonniers pour mettre la main à la pâte, faire le service ou la plonge bien trop fatigante pour ma maman. Malheureusement les travailleurs sont rares parmi les jeunes, vous devez vous en douter.
Le vieux s’interrogea sur les intentions de Ryuichi en lui confiant leurs soucis professionnels. Il avait l’air de ne pas comprendre où il voulait en venir, moi je redoutais de le savoir. Contre toute attente, sa mère se mit à pleurer devant nous, tentant de cacher ses larmes dans son torchon.
-Oui Monsieur, vous savez, mon fils n’a pas été capable d’engager une personne pour cet été…
-Et le vôtre a fait un travail merveilleux pour nous l’année dernière !
Eh ? Ah non !
Tout était clair à présent. Ce gros malin voulait que je revienne bosser à son service car j’étais en effet capable de travailler durement mais pour être payé des clopinettes. En sachant cela, qu’il veuille m’embaucher une nouvelle fois n’avait rien d’étonnant, tout le désignait comme gagnant.
Pour moi c’était clair et net, je ne voulais pas revenir. Je préférai supporter mon père à la maison plutôt que de revivre les mauvais moments que j’avais pu passer l’an dernier.
Celui-ci semblait flatté qu’on me propose un job pour l’été.
-Je crois que j’ai compris votre requête. Si vous tenez à ce que mon garçon travaille pour vous, je n’y vois pas d’inconvénient.
-S’il y en a un, suis-je intervenu à vive voix. Mon avis il compte pour du beurre ? Je refuse catégoriquement de retourner travailler là-dedans !
-Tu feras ce qu’on te dira ! Tu devrais même être heureux qu’un patron sollicite ton aide, sachant le nombre de jeunes de ton âge qui se voient refuser un poste.
-Je gagne une misère chez eux ! Nous n’avons que du riz au déjeuner et nous n’avons qu’une pause de dix minutes en dehors du repas !
-Mais c’est çà le travail fiston ! Tu crois qu’on va t’apporter les sushis sur un plateau d’argent pour faire deux heures de boulot dans la journée puis piquer une tête dans la mer ? Je ne te pensais pas aussi déconnecté de la réalité. Quant à ton salaire, qu’il soit important ou pas, l’essentiel est que tu puisses gagner de l’argent autrement qu’en le puisant dans mes caisses !
C’est vrai que pour Monsieur qui n’en manque pas, un sou est un sou…
-Je ne travaillerai pas, point ! ais-je hurlé.
- Tu travailleras, tu peux en être certain ! Tonna t-il en chiffonnant sa serviette sous l’effet de la colère.
L’atmosphère devenait suffocante, nos hurlements attiraient sur nous le regard choqué des autres clients. Mon père fut le dernier à hausser la voix. Je pouvais distinguer la grosse veine sur son front proche de l’éclatement. Je ne supportais pas l’idée qu’il me considère comme un gamin sur lequel il détenait tous les droits. Pour moi, il était clair qu’il les avait perdu depuis son départ à l’étranger.
Il respirait bruyamment, comme s’il était essoufflé d’avoir crié. Il passa la serviette qu’il suppliciait depuis le début sur son visage bouillant et chercha à regagner son calme.
-Tu travailleras j’ai dit. Après tout, il te faudra bien le faire pour gagner ta vie par la suite. Un petit boulot d’été ne te fera pas de mal, çà peut même être formateur. En parlant de çà, nous songerons dorénavant à ton avenir professionnel.
-Qu’est ce que tu dis ?
-Ce que tu deviendras plus tard, çà fait un moment que j’y pense. Et tu ferais bien d’y penser aussi à ton âge.
Et sous le regard de sa fille et des Masaki, il se mit à décrire les maintes professions qu’il m’envisageait, les divers projets de carrière qu’il pourrait éventuellement me trouver. Il me parlait également de la gigantesque entreprise ou il exerce le métier de bureaucrate. Il discutait de mon futur comme s’il s’en souciait. Peut-être était-ce le cas. Je fixais intensément l’expression sérieuse de son visage. Tout au fond de moi en désir muet, je voulais m’abreuver de cette figure paternelle inquiète et attentive que durant tout ce temps je n’avais pu voir; j’étais vraiment ébahi de l’entendre me divulguer tous ces plans, je ne l’aurai même pas imaginé capable de m’en sortir un seul. Je ressentais une sincère préoccupation dans son regard. Je me refusais à le montrer comme l’admettre, mais çà me faisait du bien.
« Papa, dit Miyuki qui elle aussi ne semblait pas indifférente à cet élan de responsabilité à mon égard, je ne pensais pas que tu t’inquiétais à ce point du devenir d’Onii-chan…
-Allons Miyuki ! Tu ne t’imagines pas comme ton frère que je suis un père insensible et personnel quand même ! Bien sûr que je m’en préoccupe, c’est normal. Franchement…
-Vous avez de la chance d’avoir un père aussi concerné par le futur de ses enfants, déclara Mme Masaki qui devait certainement songer tristement à la perte de son mari.
-Et puis, reprit-il en se tournant vers moi, tu ne vas tout de même pas vivre à mes crochets toute ta vie non plus !
Une fois encore, il avait dit ce qu’il ne fallait pas dire…
-Il ne manquerait plus que tu me coupes les vivres, tiens ! C’est tout ce que tu m’as donné jusqu’à présent…
-Tu ne vas pas recommencer…
Qui a commencé ?
-Aaah le travail…Mais c’est vrai que c’est une question qu’il faut se poser çà, dit Ryuichi qui feignait l’adolescent consciencieux. Tu sais ce que tu veux faire plus tard, Miyuki-chan ?
- Je ne sais pas. Je n’ais pas d’idée précise, pour moi c’est si vague. Mais je sais que çà me plairait de m’occuper d’un café comme tu le fais, Ryuichi.
-Oh oui quelle super idée ! Propriétaire d’un café, avec son petit bar…et son petit patron bien évidemment, dit-il en se pointant du doigt avec insistance.
Il est exaspérant.
S’il avait brandi une pancarte avec écrit pour message « épouse-moi », çà aurait été la même chose.
Après une telle discussion, je me sentais coincé, sans pouvoir me défiler. Je n’ais rien ajouté et chacun en a conclu que je rendais les armes, ce qui n’étais pas tellement faux.
-bon, c’est décidé ! lança Ryuichi lorsque la fin de notre goûter arriva. Onii-san, je compte sur toi pour te dépasser cet été, fais mieux que l’année dernière hein.
Il salua mon père puis m’adressa une poignée de main si vigoureuse que j’eus du mal à ne pas lâcher un cri de douleur.
Je remarquais une chose bizarre en m’éloignant d’eux. Je voyais la mère de Ryuichi sortir deux oignons épluchés de sa poche de tablier. Elle attendit que nous soyons suffisamment loin pour les contempler longuement, presque d’un air désolée.
Bah, me suis-je dit, sans doute devait-elle penser à ce qu’elle pourrait préparer au dîner de ce soir.
Hiatari Ryoukou*: Un autre manga de Mitsuru Adachi antérieur à Miyuki, publiée en tant que shojo en 1979.