Miyuki ( d'Après le manga de Mitsuru Adachi, 1980)
L’hiver, les vacances, les fêtes de fin d’année… Tout ce temps que j’imaginais passer entre amis, dès l’instant ou il était revenu dans ma vie, j’ai réalisé que je devais le sacrifier pour mon père qui n’a d’ailleurs toujours pas voulu nous éclairer sur les vraies raisons de son retour au Japon. Je l’ais cuisiné un paquet de fois afin de savoir ce qui avait bien pu faire plier son patron pour qu’il lui accorde un tel congé pour mon plus grand malheur, mais en vain. De toute façon, les faits étaient là. Mes vacances allaient être pourries.
Quand tu ne peux pas te piffrer quelqu’un Dame Chance, tu n’y vas pas de main morte hein ?
Lalalalala !
Nous avons fait un véritable bond dans le temps en nous retrouvant à nouveau ainsi tous les trois à partager le même riz. Mais bien des différences m’ont fait réaliser qu’il s’agissait de la triste actualité. Dès lors j’entretenais des rapports froids avec mon père qui avait repris son statut de chef de maison.
Le vieux n’a pas tardé à revêtir son yukata, ne pas toujours tirer la chasse d’eau, boire au goulot de la bouteille ou s’installer devant la télé pour picoler; Le genre de scène qui ne me procure aucune nostalgie !
On peut me reprocher d’être rancunier parce que je lui parlais le moins possible et cherchais constamment à ne pas me retrouver dans la même pièce que lui –chose difficile lorsqu’on est à table-. Par conséquent, dès lors où ma sœur fut revenue à la maison, ils étaient très proches et quelquefois, je me sentais presque transparent.
Mais le pire de tout, la cerise sur le gâteau, le bouquet, le summum, c’est qu’il nous ait revenu du Canada en compagnie d’une domestique que je n’ais pas eu le loisir de voir la première fois que je suis rentré dans la maison ce jour là – Dieu merci ! Heureusement qu’elle était partie faire des courses pour remplir le frigo, si je l’avais vu chez nous, je crois que j’aurais fait un arrêt cardiaque- : une petite bonne femme rondouillette, gentille mais qui m’a paru aux premiers abords un peu simplette et surtout, qui prend beaucoup, mais alors beaucoup de place ! Anna qu’elle s’appelle, une canadienne pure souche qui hors mis « Konnichiwa » ne cause pas un mot de japonais.
Çà s’annonce très bien, je ne m’inquiète pas…
Je suis le seul à ne pas trouver cette réunion de famille heureuse.
Appelez-moi rabat-joie si vous voulez.
J’aurais réagi différemment si j’avais réussi à passer l’éponge sur tous les tristes moments que j’ai passé en ce temps là, lorsque j’avais encore quelques admirations pour mon père et que celui-ci par son effacement total m’avait déçu au point d’en devenir du dégoût.
De le voir à nouveau ici jouer au petit papa, sans doute pour soulager sa conscience de n’avoir pu le faire lorsque cela était le plus nécessaire m’inspirait une telle colère que lorsque je me sentais l’envie de lui sauter à la gorge, je préfèrais partir de la maison errer dehors avec mes potes. Heureusement ce n’était que temporaire, et je comptais les jours en attendant celui ou il devrait faire une nouvelle fois ses valises.
Nous avons fêté noël dans un restaurant chic dont mon père connaissait les patrons. Ce sont des amis de longue date et il en résultait que mon père pouvait commander le menu dégustation sans gonfler l’adition. Mr Furisaki, le propriétaire, lui fait toujours un prix. Du coup, ma sœur et moi ne connaissions aucun autre restaurant que le « Yamato ».
Le nouvel an, nous l’avons passé en famille à la maison, dans une ambiance un peu plus intime. Du moins presque, je n’arrivais pas à me faire à la présence d’Anna… Cette dernière avait beau être une étrangère dont on ne comprenait rien, je devais admettre qu’elle était un véritable cordon bleu. Si ses connaissances dans la langue japonaise avaient pu égaler ses capacités dans la cuisine traditionnelle…(soupir) Elle ne ratait jamais un seul plat et ceux qu’elle nous avait préparé à l’avance pour l’événement étaient un délice ! J’en garde un bon souvenir, même si j’ai failli m’étouffer pour de bon avec un mochi !*
Le 1er janvier, nous nous sommes tous rendus au temple, chacun en tenue pour l’événement. Même Miyuki, qui en temps normal ne supporte pas le kimono– le revêtir demande trop de travail- a daigné faire une exception et elle était si belle que la plupart des jeunes garçons qui se trouvaient avec nous sur les lieux portaient plus leur concentration sur elle que sur leurs prières…
-Merci mon Dieu, pensais-je entre deux vœux, merci mon dieu que Ryuichi ne soit pas dans les parages !
Et pour cause, le gaillard avait un rhume, de la fièvre et ne devait pas quitter le lit ce jour là ; une nouvelle que Muraki, fou de joie, s’est empressé de me dire au téléphone comme s’il s’agissait d’un miracle de la Nouvelle Année.
Qui sait, peut-être a-t-il guetté ma petite sœur toute la nuit sous sa fenêtre pour en arriver là.
- Ca faisait longtemps que j’avais envie d’une fête en famille comme celle là ! s’est exclamé un soir mon père en brandissant son verre d’amazake* pour le faire tinter contre celui de Miyuki.
-I’m really happy for you Sir ! ajouta Anna, visiblement émue de voir son maître d’aussi bonne humeur.
Celle-ci se tourna vers moi et me resservit un peu de zōni.
- Tu as bon appétit mon garçon ! Ca fait plaisir à voir car j’ai le souvenir d’un temps où il fallait te forcer pour finir tes assiettes.
- Heureusement que l’on change, ais-je répondu en vidant mon bol d’un trait.
- Oui, ce doit être l’adolescence. On a besoin de manger beaucoup à ton âge. Anna, resserre-moi un autre verre. Et à Miyuki aussi tiens.
- L'amazake a beau ne pas être très alcoolisé, tu ne devrais pas lui en servir une troisième fois.
- La barbe grand-frère, je ne suis plus une gamine! A ras-bord, Anna!
- Understood!
- Si quelqu’un se retrouve sous la table à la fin de la soirée, je ne prendrai pas la peine de le ramasser.
- Roh mais tu ne sais pas t'amuser! Les fêtes du Nouvel An ce n'est qu'une fois. On peut se permettre quelques écarts à ce genre d'évènement. Et même un gosse ne s'enivrerait pas avec ce genre de boisson. Ce n'est pas comme si c'était du Sake. Tu devrais en reprendre un verre avec nous au lieu de toujours râler.
- Non merci, je préfère de loin le bouillon qu'à concocté Anna. Je la féliciterais bien si mon anglais n’était pas aussi nul.
- Nous pouvons le faire pour toi si tu y tiens, s'est empressée de dire ma soeur, enchantée de voir que pour une fois, j'avais envie d'être aimable avec la gouvernante.
Elle se mit alors à parler anglais avec Anna, d’une manière si spontanée, si naturelle que j’en fus impressionné. Elle avait un bon accent, une habilité désarmante avec la langue, chose qui ferait pâlir de jalousie plus d’un élève du lycée, sachant combien d’heures, de journées ils passent à réviser, apprendre les conjugaisons de cette langue qu’on dit facile d’apprentissage. Ya pas à dire, vivre dans le pays reste la manière la plus efficace pour maîtriser un langage.
Lorsque Miyuki eut terminé sa phrase, la domestique exprima un large sourire, me regarda et hocha la tête de contentement tout en répétant : Thank you, thanks !
Je compris qu’elle était reconnaissante, mais ne sachant que répondre, je me suis contenté de lui rendre son sourire.
-Il faudra que l’on aille voir votre mère à Kamakura. L’anniversaire de sa mort approche.
-Si seulement c’était la saison, je lui aurais apporté des nèfles, ses fruits préférés…
-Ma chérie, tu pourras le faire au printemps, je te promets que je vous y remmènerai.
-…
-Et au fait les enfants, reprit notre père entre deux gorgées, çà vous plairait de retourner à notre villa ces prochaines vacances d’été ? Je voudrais la revoir, y passer quelques jours en souvenir du bon vieux temps. Je pense que çà me ferait du bien.
Ma sœur et moi nous nous sommes regardés.
-Pourquoi pas, dis je. C’est une bonne idée et nous serons plus près de la mer.
-Splendide ! Alors c’est décidé. Kampai !*
Et il en fut ainsi. Nous nous sommes d’abord rendus au cimetière de Kamakura ou reposait maman. Nous étions à nouveau ensemble pour prier sur sa tombe. Nous avons arrosé les quelques fleurs qui la décoraient.
« Bonjour ma Kyoko, dit doucement mon père, çà faisait longtemps. »
Il caressa délicatement la pierre froide comme si cela avait été l'épaule de son épouse.
-N’est ce pas malheureux ? Qu’une si belle femme dusse mourir aussi jeune…
Et il pria.
Nous nous installâmes à la villa vers le milieu du mois de juillet. C’est les bras chargés de bagages que nous avons entrepris la montée de cette pente qui menait à notre chalet. Surtout moi et mon père je dois dire… Lors du trajet, j’ai failli tomber plus d’une fois, écrasé par le poids des valises.
-Vous avez mis quoi à l’intérieur de vos valises ? Du béton ?
-Tu y es presque, c’est du mortier me dit mon père d’un ton joyeux. Tu as un sac sur les deux, c’est moi qui tiens l’autre. Toi et moi nous allons faire quelques travaux pendant notre séjour.
-Quoi ?!
-Oh trois fois rien, il y a juste le mur de derrière qui mérite d’être retapé un peu.
-Je rêve, ais-je soupiré. Je croyais qu’on allait là-bas pour se détendre, passer de vraies vacances !
-Notre villa est belle mais elle n’est pas très bien protégée. Elle se situe en pleine forêt, mais çà ne l’abrite pas des éventuels cambriolages qui peuvent se produire dans la région. Ca ne t’empêchera pas de profiter de la plage, tu auras deux mois pour çà. Ce n’est l’affaire que de quelques jours !
Je n’en revenais pas. Je portais dans mes bras une malle qui contenait un sac de ciment sur une montée comme celle là ! C’est la preuve que je ne suis pas aussi faiblard que ce que je m’imaginais.
-Normalement, tout travail doit être terminé. Mais lorsque votre mère est décédée, je n’ais pas eu le courage de finir ce mur. J’ai abandonné le chantier lorsque je suis parti.
A ces mots, je pouvais ressentir toute la douleur encore vive qu’éprouvait mon père. Je n’ais rien ajouté.
Ma sœur non plus n’avait visiblement pas été insensible à l’évocation de ce triste souvenir. Mais elle avait compris comme moi que çà ne nous mènerait à rien de déterrer le sombre passé.
-Onii-chan, passe-moi ton sac à dos, çà t’allègera un peu.
-C’est gentil, merci !
J’allais m’arrêter pour lui donner ma besace quand une voix tapante m’interrompit.
-Il n’en est pas question ! Ton frère est grand maintenant. Normalement il est assez robuste pour porter un sac ! Il est temps pour lui d’apprendre les règles de la galanterie ; laisser une dame porter ses affaires relève de la plus mauvaise éducation. Regarde-le, il s’en tire très bien !
- oh oui très bien, ais-je acquiescé avec un sourire forcé tandis que je sentais la sueur perler dans mon dos et sur mon front.
Quand est ce qu’on arrive…
Enfin…
L’interminable montée arrivait à son terme, nous étions presque devant la maison. Notre père s’est arrêté pour la contempler du pallier jusqu’à sa toiture. Une certaine émotion brillait dans ses yeux. Je pense qu’il s’agissait d’un mélange de bonheur, de soulagement et de mélancolie. Un vent à la fois frais et doux annonçait la fin de journée ; Ses caresses faisaient danser toute la forêt tandis que les derniers rayons du soleil tapaient encore intensément sur nos épaules.
« Elle n’a pas changé. Les années ne lui ont enlevé aucun charme. » dit notre père presque pour lui-même.
Puis il s’est avancé sur le pallier, a déposé sa malle et a dit quelque chose en anglais. Aussitôt, Anna s’est précipité vers lui, a sorti la clé de sa poche pour finalement la lui remettre.
Je n’étais plus qu’à quelques mètres d’eux lorsque tout à coup, j’ai trébuché dans un nuage de poussière sous l’excédent de poids que faisait le ciment. J’ai poussé un cri de douleur en tombant lamentablement sur les fesses, la valise écrasant impitoyablement mes jambes au passage.
-Merde !
Je m’appuyais au sol avec les mains. Tandis que je voulais me relever, j’ai senti quelque chose de dur sous ma paume. Je le vis entre mes doigts, un objet brillant couvert de sable. J’ai d’abord pensé à une bille. Après tout, il nous arrivait souvent à mes copains et à moi de jouer aux billes il y a un certain temps. Mais je n’ais pas tardé à m’apercevoir qu’il s’agissait d’un chouchou de petite fille. Un élastique relié à deux petites perles rouges qu’il me semblait peu à peu reconnaître.
-Hé, tu as retrouvé l’un de mes chouchous ! s’est exclamé Miyuki qu’entre temps, la curiosité avait fait approcher. Elle se pencha sur ma découverte puis me la prit des mains.
- Je les portais quand j’étais petite, j’ai du le perdre quand on jouait par ici.
Je me suis levé sans rien répondre.
C’est vrai que là ou j’avais chuté se trouvait autrefois notre petit square dans lequel on passait des heures ma sœur et moi à creuser des trous, construire des châteaux de sable avec nos petites pelles de couleur. Les après midis défilaient à une vitesse impressionnante lorsqu’on ne connaissait pas le sens du mot lycée et qu’on n’avait pour seule préoccupation que le jeu qu’il fallait inventer le lendemain.
Innocente enfance…
Six étés comme celui-là ont suivi celui ou probablement, ma petite sœur avait égaré cette parure d’enfant. J’y songeais silencieusement pendant qu’elle enfouissait le chouchou dans la poche de sa robe. Juste à côté de nous, notre père perdait son sang froid avec la porte qui lui résistait. La clé paraissait coincée dans la serrure et fidèle à son image d’homme vif impatient, il chercha à forcer l’entrée.
-Putain de clé ! Putain de porte et foutue baraque !
Ces jurons contrastent tellement avec le visage ému avec lequel tu contemplais notre villa…
Mais par une chance heureuse, nous avons fini par rentrer. Le claquement de la porte en bois sonnait pour nous le début de merveilleuses vacances…
Kampai* : façon de trinquer au Japon comme nous de dire « santé » ou « tchin tchin ».
*mochi : spécialité de la nouvelle année au japon. C’est un gâteau conçu à partir de riz pétri et cuit, ce qui donne une pâte particulièrement glutineuse et visqueuse. Chaque année, on compte des dizaines de morts suite à la consommation rapide du mochi au Japon, sa viscosité provoquant souvent l’étouffement.
Amazake* boisson sucrée à base de riz fermenté peu alcoolisée traditionnellement consommée au Nouvel An japonais.