Sous l'affiche d'un film pornographique
Chapitre XXIV
« Que les vives couleurs de ces beaux jours ne disparaissent jamais. »
Peu importe combien je prie, cela ne se réalisera jamais.
Je le sais, mais le temps s'est arrêté, et il était déjà trop tard.
Alors tant qu'on y est, laisse-moi tout oublier et dormir. *
– Sommeil réfrigéré – amazarashi
« Vos noms véritables ? répéta Valentine sans comprendre ce qu’insinuait le tigre. Qu’est-ce que c’est, un truc comme dans le Voyage de Chihiro ? »
Roarr ne releva pas la pseudo-blague qu’elle s’était permise de faire, et acquiesça.
« Nos noms véritables sont le plus grand atout d’un porteur. Grâce à eux, il est possible de libérer le kwami de ses chaînes, et donc du Miraculous, et de lui rendre toute sa puissance originelle. Avec ça, plus besoin de se casser la tête avec ces histoires de compatibilité ou de hiérarchie entre les bijoux : si tu es la seule à connaître le nom véritable de ton kwami, alors ta victoire sera assurée. »
La perspective qui s’offrait à elle changea l’expression d’incompréhension de la jeune femme en un air fort ravi. Comme si cette simple idée suffisait à effacer tous les tracas qui l’animaient encore quelques instants auparavant.
« J’ai tellement de questions à te poser à ce sujet, je ne sais pas par quoi commencer.
– Alors je tâcherai d’être complète. »
Roarr s’envola, fit quelques cabrioles aériennes pour se dégourdir, et se remit à hauteur des yeux de la jeune femme pour débuter son explication.
« Mes frères, sœurs et moi-même avons été enchâssés dans ces bijoux par un Mage qui tentait de nous asservir. Il souhaitait mettre la main sur nos pouvoirs divins, pour les faire siens. Son but final, au-delà de ça, nous ne l’avons jamais découvert, en tout cas pas à ma connaissance. Mais il avait compris que s’il ne réduisait pas notre puissance, jamais nous ne resterions coincés dans ces babioles de sa confection.
« C’est là qu’il a, je ne sais pas par quel moyen, affaibli nos pouvoirs. Je le soupçonne de s’être mis Tikki et Plagg dans la poche, et a ainsi fait appel à Lui, pour outrepasser notre essence et la diminuer… Mais même avec ça, je ne comprends pas la logique. Enfin bref, il nous a ôté une partie de notre mémoire, et nous a asservis. Les kwamis ne se souviennent plus de leur véritable identité, nous nous appelons comme ce Mage nous a baptisés après cet affront.
– Donc Roarr n’est pas ton nom. Je me disais bien que c’était un peu bizarre pour un kwami vieux de plusieurs millénaires de s’appeler comme un verbe anglais. Pareil pour Tikki et Plagg, ça paraît tellement pas…
– Divin ? ricana le kwami.
– Exactement. »
Les voix de Valentine et de Roarr s’unirent alors qu’elles riaient de bon cœur, même si la réalité de la situation ne s’y prêtait pas tellement. Après tout, n’était-ce pas triste, voire même honteux, qu’un simple homme eût été tant avide de puissance qu’il en vînt à asservir des êtres divins ? La prouesse était cependant remarquable, ce « Mage » ne devait pas être n’importe qui à son époque. Dans les temps modernes, des peuples qui en réduisaient d’autres en esclaves existaient encore, c’était une des activités préférées de l’Homme. Se dire que ce caractère un peu mégalomane se retrouvait à travers toute la civilisation humaine n’en était que plus déprimant.
Et à bien y réfléchir, Valentine perpétuait ce cycle de domination elle aussi, plus ou moins volontairement.
« Si tu ne te souviens pas de ton nom… C’est parce que sinon tu pourrais reprendre ton indépendance aussitôt ?
– Exactement. Et l’œuvre du Mage n’aurait été que vaine, dans ce cas-là.
– Comment pourrais-je le savoir dans ce cas ? Vos noms doivent bien venir d’une langue divine inconnue des hommes, non ? »
La remarque était pertinente, Roarr devait l’admettre. Elle acquiesça, et sembla réfléchir quelques instants. Puis ses yeux s’arrondirent jusqu’à se plisser, brillant avec malice, et un large sourire découvrit ses crocs pointus. Pour peu, elle aurait pu être véritablement effrayante.
« À vrai dire, je crois que nos noms ont été disséminés un peu partout dans vos cultures. »
Sans laisser le temps à la jeune femme d’énoncer ses interrogations, le kwami poursuivit :
« Il y a de ça près de deux mille ans, à l’époque où vous humains appreniez encore à marcher, l’un de mes frères kwamis a été libéré par son porteur, qui avait découvert son nom véritable. C’était le kwami du cerf ; il ressemblait à ces bêtes, en un format plus réduit, mais son nom de kwami s’est perdu avec le temps. Je ne me souviens que de son nom véritable, Qílín. »
Les sonorités du nom ne faisaient aucun doute : cela ressemblait à s’y méprendre à du chinois. Valentine y aurait mis sa main à couper.
Alors par quel miracle un kwami vieux de plusieurs millénaires s’était-il retrouvé doté d’un nom si proche phonétiquement d’une langue apparue bien longtemps après ?
« En se retrouvant enchâssé, il n’avait pas seulement perdu son nom, il avait aussi perdu sa véritable apparence. J’ignore si moi-même ai été autant changée, mais on dit que lorsque son porteur l’appela Qílín, le Miraculous se brisa, et le kwami avait abandonné son allure de petit cerf chétif pour prendre l’apparence d’un… Comment dire…
– De ça ? » demanda Valentine en tendant vers Roarr son téléphone, sur lequel était affichée la photographie d’une statue représentant une créature mystique chinoise.
Le tigre acquiesça. Cette bête qui avait été figée dans le bronze lui rappelait grandement ce à quoi ressemblait son frère à sa libération. Un drôle d’animal ressemblant vaguement à un cerf, ou à un cheval selon le point de vue adopté, à l’épaisse crinière fournie mais aussi au corps recouvert d’écailles. Sur son front, entre ses deux oreilles un peu pointues, s’étendait une large corne, semblable à celle des cervidés.
« Apparemment c’est une créature qui vient de la cosmogonie chinoise. Ils auraient fait de ton frère une de leurs créatures fantastiques, au même rang que les dragons ?
– Pas exactement. En fait, il serait plus juste de dire que Qílín s’est retrouvé entre les mains des peuples qui sont devenus ensuite les peuples chinois, et a fait naître en eux les prémices de ce folklore. À vrai-dire, ça ne m’étonnerait pas que le kwami du dragon ait eu droit au même traitement. Mais tout ça pour dire, puisque les kwamis et les Hommes ont beaucoup interagi entre eux, parfois dans l’ombre, c’est tout à fait probable que tous nos noms se retrouvent dans vos langues respectives.
– Cette histoire a de moins en moins de sens à mon goût, soupira Valentine en se massant le crâne. Mais je te crois. »
À vrai dire, elle préférait adhérer à l’idée que le nom de Roarr eût été mêlé aux nombreuses langues humaines – en supposant que celle à laquelle il était rattaché n’eût pas encore disparu pour une des trop nombreuses raisons de l’extinction des langues à travers l’Histoire – puisque, dans tous les cas, ce serait toujours plus simple à retrouver que s’il s’agissait d’une langue divine dont les sonorités étaient, pour la pauvre humaine qu’elle était, imprononçables.
« À ton avis, par où je devrais commencer pour retrouver ton nom ?
– J’en sais rien. Il doit bien exister une grande bibliothèque qui regroupe tous les savoirs de l’humanité ?
– Il y a bien eu ce projet à Alexandrie quelques siècles avant l’ère commune… mais elle a brûlé il y a de ça extrêmement longtemps. Et je me voyais mal, dans tous les cas, prendre un avion pour aller en Égypte creuser des sources dans des langues que je ne sais même pas lire, » ironisa-t-elle.
Le tigre ricana à son tour, bien trop amusé par cette réflexion.
« Mais il y a bien internet sinon. Je vois à peu près par où commencer, mais je ne te garantis aucun résultat. Ça pourrait me prendre des jours entiers de recherche. Pour, au final, peut-être faire chou blanc. »
Il y eut un silence, entrecoupé par les soupirs de la jeune femme, et les bruits de ses ongles qui tapotaient sur la céramique de sa tasse, dont le contenu était désormais froid et insipide.
« Et une fois que je l’aurais trouvé, ton nom… Si je t’appelle comme ça, qu’est-ce qu’il adviendra de nous ? Tu disais que pour Qílín, le Miraculous s’est brisé… Ça veut dire que je ne pourrais plus te voir, ni te parler ? C’en sera fini de Tigresse. Alors comment c’est supposé m’aider ?
– Une fois mon nom véritable scandé, je serai entièrement libre. Je pourrai prendre la moindre décision sans avoir besoin que tu ne m’en donnes l’ordre. Je pourrais te garder transformée, et peut-être même te transcender au statut de déesse humaine, qui sait ? Tu n’aurais plus besoin des Miraculous de la Coccinelle et du Chat Noir, tu aurais les pleins pouvoirs ! »
L’excitation qui gagnait Roarr effraya quelque peu Valentine. Quelque chose, comme une petite voix dotée de raison, lui disait de se méfier, de ne pas croire tout ce que lui racontait le kwami.
Pour la première fois, elle se demanda sérieusement si Roarr ne se servait pas d’elle. Elle semblait presque lire en elle par moments, c’en était effrayant. Et si, en lui révélant tout ça, elle n’attendait simplement que sa libération ?
Valentine ressentait toute l’aversion que portait le kwami à sa condition, et au responsable de son enchâssement. Et si la jeune femme n’était pour elle qu’une manière de retrouver sa liberté tant convoitée ? Au final, peut-être valait-il mieux dépendre d’un kwami enchâssé que d’un kwami libéré de ses entraves, et qui pourrait possiblement l’abandonner à son sort.
Peut-être devait-elle mentir à Roarr, pour assurer ses arrières et atteindre son but ?
Mais la perspective d’une puissance sans conteste était si alléchante…
« Écoute, Roarr, finit-elle par articuler, la gorge sèche, je vais faire de mon mieux. Je vais essayer de trouver ton nom véritable, et de te libérer. Mais si je n’y arrive pas, sache que je trouverai une solution. Face à celui qui m’accordera mon vœu une fois les Miraculous de la Coccinelle et du Chat Noir amalgamés, qui que ce soit, je trouverai un moyen de te libérer de ce bracelet. Tu as ma parole. »
Roarr tendit la patte, comme pour qu’elle lui assurât par une poignée de mains qu’elle tiendrait sa promesse. Face au ridicule de ce geste, Valentine ne put s’empêcher de sourire.
Mais une crainte naissait en elle. La crainte que Roarr n’eût pas été ce qu’elle pensait jusqu’alors.
*
Fu était d’un naturel calme.
C’était un homme serein, qui ne s’inquiétait que lorsque la situation le demandait réellement.
Quand certains égaraient les clés de leur maison, les jurons fusaient sans retenue. Si cela venait à lui arriver, il n’avait qu’à inspirer profondément, en se répétant qu’en faisant le chemin inverse il les retrouverait assurément.
Et là où d’autres deviendraient blêmes et se rongeraient les sangs d’inquiétude, il adoptait toujours la même philosophie, méditant presque sur cette mauvaise expérience pour l’observer sous un œil nouveau, toujours ce même sourire détendu affiché sur son visage, parfaitement serein.
Ce jour-là, si quelqu’un l’avait vu, sa réputation de vieillard tranquille aurait été détruite à tout jamais.
Une petite voix lui avait susurré de partir à la recherche de cette jeune femme, celle qui s’était présentée à lui un petit moment auparavant, sa « nouvelle voisine d’en face ». Dès le réveil, il avait observé l’appartement situé au-dessus du café toujours animé et pourtant si calme. Et force était de constater que, comme bien souvent, les volets étaient tirés, et il n’y avait pas la moindre trace d’animation derrière ces épais rideaux de fer.
Ce fut là sa première inquiétude.
Lui qui était toujours méfiant à l’approche d’étrangers, il avait invité cette jeune femme dans sa demeure comme une vieille amie.
Et s’il avait commis, à ce moment-là, une erreur ?
Depuis qu’elle lui avait rendu visite le jour de son « emménagement », cette « Caroline » n’avait plus jamais donné signe de vie. Il n’avait pas non plus vu de camions de déménagement, ni même de groupe d’amis ou de membres d’une même famille aidant à l’emménagement. Non, à bien y repenser, toute cette histoire était louche.
Mais alors, pourquoi était-elle venue le voir ? Recherchait-elle quelque chose ?
Et de toute manière, qui était-elle ?
Il s’était craintivement approché du bâtiment d’en face. Les employés du café préparaient, derrière la grande vitrine, la pièce ; ils nettoyaient les tables, vérifiaient une dernière fois les machines, avant l’ouverture, comme chaque matin.
À quelques pas de l’entrée de la boutique, une petite marche permettait d’accéder à une grande porte de bois sombre. Un interphone aux nombreux boutons se tenait fièrement sur le mur voisin, attendant patiemment que quelqu’un vînt appuyer sur l’un de ses boutons et appeler les occupants des appartements. Fu chercha bien quelques minutes, mais aucune des initiales affichées sur les étiquettes ne correspondaient à une quelconque « Caroline Quelquechose ». Pire encore, l’une des étiquettes affichait la mention suivante : « à louer ». Cela ne lui disait rien de bon.
Il se risqua alors à entrer dans le café, qui venait d’ouvrir. Si le barman s’occupant d’accueillir les clients et de préparer les boissons l’accueillit chaleureusement – il semblait même surpris de voir un client entrer si vite après le déverrouillage des portes –, il perdit pourtant rapidement son sourire en constatant que le vieillard n’en avait pas après une délicieuse boisson chaude.
« Bonjour, excusez-moi, souffla Fu, je me demandais si vous saviez lequel des appartements de ce bâtiment est à louer en ce moment ?
– Ah ça, monsieur, c’est une drôle de question à poser au personnel d’un café ! rit gaiement l’homme en secouant ses épaules. Mais si je ne me trompe pas, reprit-il en caressant doucement sa barbe, ça fait un petit moment qu’il est à louer. Probablement même quatre ou cinq mois, voire plus. Vous seriez intéressé ? Sachez que comme ça vous aurez un excellent café où vous poser le matin pour lire le journal ! »
Le vieux Chinois grimaça, et étouffa un juron dans sa gorge. Voilà qui ne lui ressemblait nullement.
Quoi qu’il en fût, il remercia le quadragénaire très enjoué par ce début de journée, qui devait probablement bien commencer pour lui, et s’éclipsa.
En refermant la lourde porte de verre derrière lui, il tapa du pied contre le trottoir, et laissa s’échapper un mot d’une telle vulgarité dans sa langue natale que cela aurait pu choquer quiconque en comprenait le sens.
Cette jeune femme l’avait berné. Il était tombé dans une ruse bien trop évidente, lui qui n’était pourtant pas né de la dernière pluie ! Il se sentait terriblement stupide et honteux. C’était tout bonnement stupéfiant qu’il pût faire confiance aussi aveuglément à la première inconnue venue. Elle avait bien préparé son coup, semblait-il, puisqu’il n’avait, à aucun moment, entrevu ses véritables intentions.
Qui que fût cette « Caroline » – voilà qu’il commençait à s’imaginer que ce n’était qu’un nom d’emprunt, un simple pseudonyme visant à cacher la véritable identité de cette criminelle –, elle devait forcément être à la recherche de quelque chose. Sans quoi, à quoi cela lui aurait-il servi que de s’inviter chez lui ?
Fu traversa fébrilement la route, ne remarquant qu’à peine le petit bonhomme virant au vert sur le feu du passage pour piétons. La réalisation le frappait violemment, et il s’en rongeait les sangs.
Lorsqu’il referma la porte de sa petite maison derrière lui, il manqua de s’effondrer sur le petit tabouret qu’il gardait dans l’entrée, et sur lequel il s’installait pour enfiler et ôter ses chaussures. Wayzz virevolta jusqu’à lui, et s’alarma en constatant son teint pâle, ainsi que l’étrange grimace tirant les traits ridés du vieux Gardien.
« Maître ! Que vous arrive-t-il ?
– Mon cher Wayzz, soupira-t-il en relevant la tête vers le kwami, j’ai bien peur que je sois à l’origine de cette catastrophe. C’est de ma faute si Roarr a été enlevée.
– Que voulez-vous dire ? »
Les yeux jaunes de la petite divinité à l’apparence de tortue marine s’écarquillèrent lorsque son compagnon de longue date lui expliqua le cheminement de ses pensées. D’après lui, cette jeune femme venue lui rendre visite il y avait de ça de nombreuses semaines n’était autre que le cambrioleur venu casser la vitre de son salon et dérober le bracelet dans lequel était enchâssée Roarr.
« Maintenant que j’y repense, j’aurais dû m’en douter, acquiesça Wayzz. Après tout, je l’ai moi aussi observée. Et elle semblait grandement intriguée par la cachette…
– Rah, quel idiot je fais ! trépigna Fu. Je lui ai ouvert ma porte et l’ai accueillie gentiment, je l’ai guidée jusqu’à vous !
– Rassurez-vous, Maître, sourit la tortue. Elle n’a dérobé que Roarr. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu mettre la main sur tous mes frères et sœurs.
– Tu connais Roarr bien mieux que moi. Tu sais toi aussi qu’elle n’est pas aussi amicale que tu peux l’être, Wayzz, grommela le vieil homme en se dirigeant d’un pas hésitant vers sa bouilloire électrique, qu’il mit en marche pour se faire chauffer de l’eau. Elle sait trouver les failles de ses porteurs, et sait comment manipuler les esprits. Pourquoi n’a-t-elle jamais eu le droit de quitter cette maudite boîte, à ton avis ? »
Il réalisa, en voyant la mine effarée de son compagnon de route, l’insulte qu’il venait de proférer envers l’objet qu’il s’était juré de protéger. Décidément, cette histoire le mettait dans tous ses états, et sûrement que les négatifs. Il fallait se reprendre.
« Excuse-moi, murmura-t-il en se massant les temps. Je suis juste désemparé. Roarr est dangereuse si son porteur n’est pas averti de son passif. Et je crains que celle qui se fait appeler « Tigresse », que j’ai rencontrée sous le nom de « Caroline », ne sache pas qu’il faut rester sur ses gardes avec le Tigre à ses côtés. Imagine s’il lui prenait de lui parler de toutes les subtilités derrière les Miraculous ? Si elle parlait des noms véritables ? Imagine ce qu’il adviendrait de cette pauvre jeune femme si par malheur elle trouvait celui de Roarr et lui rendait ses pleins pouvoirs ? Tu sais combien elle déteste les Hommes.
– Maître, il n’y a aucune raison de s’inquiéter de tout cela, rassura la tortue en s’asseyant sur son épaule, et en tapotant du bout de la patte la joue du vieillard. Je suis convaincu que, même si Roarr n’en fait qu’à sa tête et aspire toujours autant à se libérer de l’emprise du Miraculous sur elle, sa porteuse saura déceler le vrai du faux dans ses dires. Roarr n’a jamais su cacher ses ambitions très longtemps. Elle n’a jamais su tromper les autres bien longtemps. »
Fu était tant à bout de nerfs qu’il sursauta en poussant un cri à demi-étouffé lorsque la bouilloire tinta pour l’avertir que l’eau était chaude. Oh par tous les kwamis, s’ils s’en sortaient sans trop de problèmes de cette situation épineuse…
La sonnerie de la porte d’entrée l’empêcha de trouver une conclusion à cette phrase. Risquant un œil à travers le judas, il reconnut la silhouette de l’adolescente qui venait de le tirer de ses pensées. Wayzz, qui était parti se réfugier dans le pavillon du gramophone, revint tranquillement vers lui en flottant dans les airs.
« Si tu n’étais pas le kwami de la sagesse, crois-moi que ça fait longtemps que j’aurais fait un arrêt cardiaque à cause de tout ce stress, lui glissa discrètement le Gardien avant de défaire les deux verrous qui maintenaient sa porte close, ainsi que la chaîne, laissant apercevoir la figure de la brunette qui affichait un large sourire. Marinette ! Comme je suis heureux de te voir !
– Bonjour à vous, Maître, répondit-elle joyeusement. Excusez-moi de venir si tôt le matin, j’espère que je ne vous dérange pas.
– Non, bien sûr que non. Entre, Marinette, souffla-t-il en s’écartant du seuil, lui laissant le passage libre. J’ai de l’eau chaude qui t’attend, si tu as soif de thé. Et je voulais te parler. »
L’adolescente prit place dans le salon, s’installant devant la table basse, assise en tailleurs, et retournant deux des petites tasses en fonte qui patientaient avec le reste du service. Le vieillard la rejoignit rapidement, bouilloire à la main, et remplit la théière de couleur indigo d’eau chaude, avant de glisser un petit filtre dans lequel il avait glissé de nombreuses herbes à faire infuser. En attendant que la boisson fût prête, il proposa à son invitée quelques meringues faites maison, et gardées à l’abri dans une boîte de métal. Marinette ne s’en priva pas, et en dévora plusieurs.
« De quoi vouliez-vous me parler, Maître ?
– De Tigresse. Je pense savoir— »
La sonnette retentit de nouveau, pour la plus grande surprise de Fu. Il se releva en grommelant presque, curieux de savoir qui d’autre avait prévu de venir le voir. Ce devait être le facteur lui apportant son courrier, ou bien un colis – bien qu’il n’eût passé de commande depuis un petit moment –, sinon, il ne voyait pas du tout qui cela pouvait être.
Il répéta les mêmes mouvements, bien trop méfiant. Le judas lui fit parvenir l’image d’un jeune garçon, un petit blondinet qu’il connaissait bien. Mais pouvait-il le laisser rentrer ? Après tout, ils ignoraient tous deux qui ils étaient sous leurs masques…
Il ouvrit pourtant la porte. Et face à la mine ravie d’Adrien, il ne put se résoudre à le laisser passer le seuil.
« Bonjour, Maître, salua-t-il. Je me suis dit que je devais vous rendre visite, depuis le temps…
– C’est vrai que ça fait un moment que je ne t’ai pas vu… Qu’est-ce qui t’amène ? demanda Fu en haussant un sourcil, tout en essayant de cacher le malaise qui grandissait en lui.
– Eh bien je me disais que… »
Par pitié, abrège et repars chez toi. Ne m’oblige pas à vous faire vous rencontrer.
« Adrien ? »
Marinette avait quitté le salon, et s’était invitée à son tour dans l’entrée de la maison, appelant d’une voix douce et avec un semblant de timidité le nom de l’adolescent.
Fu jura sobrement dans sa langue maternelle, se maudissant d’avoir – involontairement – forcé leur rencontre.
« Oh, vous vous connaissez ? fit-il innocemment. Vois-tu, Adrien est un élève à qui je donne des cours particulier de chinois.
– Oui, acquiescèrent les deux adolescents en même temps.
– On est camarades de classe, informa Marinette.
– Et accessoirement, on s’est battus côte à côte à plusieurs reprises, » ajouta Adrien en secouant la tête de bas en haut, un sourire fier dessiné sur ses lèvres.
Fu tourna lentement son visage vers le blondinet. Une expression à la fois vivement agacée et profondément consternée avait pris place sur ses traits de vieillard. Si les deux adolescents ne le connaissaient pas comme un vieillard pacifique et très gentil, ils auraient presque pu croire que le regard qu’il adressait à Adrien était meurtrier.
Ses yeux foncés se posèrent ensuite sur Marinette, qui affichait un drôle de sourire un peu gêné. Ses sourcils froncés et sa moue vexée s’approfondirent. Il entrouvrit lentement les lèvres, et les humecta rapidement, avant de grommeler :
« Vous vous moquez de moi. Vous n’avez tout de même pas désobéi. Si ? »
Face au silence des deux jeunes gens, il ne put que soupirer, et laisser couler.
« De toute façon, Marinette n’étant plus Ladybug, vous craignez moins le danger. Mais ce n’est pas responsable pour autant. Je vous avait pourtant tout expliqué à ce sujet ; nul ne doit connaître votre identité secrète.
– Tigresse les connaît déjà, alors à quoi bon se les cacher à eux-mêmes ? protesta Plagg en s’échappant de la poche de la chemise d’Adrien. Et puis, comme vous l’avez dit, Marinette ne possède plus de Miraculous. »
Le vieillard haussa les épaules, et invita Adrien à s’installer dans le salon, le temps qu’il fermât la porte derrière lui. Il risqua un dernier coup d’œil à l’extérieur, comme s’il craignait que quelqu’un les épiât, et ferma à double tour les verrous. En l’attendant, Marinette avait retourné une troisième tasse, et s’apprêtait à servir le thé.
« À vrai-dire, ça m’arrange quelque peu que vous vous connaissiez déjà. Je n’aurais pas à vous répéter la même chose chacun de votre côté. »
Il sirota quelques gorgées de la boisson, avant de reposer la céramique dans un petit tintement. Le bois semblait ne pas trop apprécier ce contact, puisqu’il émit un petit grincement.
« Je pense savoir qui se cache derrière Tigresse, annonça-t-il, l’air grave.
– Vous êtes sûr, Maître ? interrogea Adrien. Vous êtes parvenu à la retrouver ?
– Ce ne sont que des suppositions. Des coïncidences, je dirais. Mais quelque part, ça me paraît être trop beau pour n’être qu’un simple hasard.
– Dites-nous tout. Si nous pouvons mettre la main sur elle grâce à ça, ça nous fera gagner du temps. »
Fu tapota distraitement sur la table, avant d’exprimer le fond de sa pensée.
« Comme je m’en doutais, elle a utilisé le pouvoir du Miraculous pour changer son apparence et se rendre méconnaissable. Pas étonnant que personne n’ait pu faire le rapprochement entre elle et son alter-ego. Quoi qu’il en soit, j’imagine que son nom aussi était faux, mais elle s’est présentée à moi sous le nom de « Caroline », et m’a dit qu’elle avait emménagé en face.
– J’imagine que c’était ça aussi un mensonge, non ? grinça Plagg.
– Bien évidemment, acquiesça Fu. Je suis allé interroger les employés de l’Anticafé, que vous voyez là. Ils m’ont indiqué que personne ne vivait dans l’appartement du dessus – ce que m’avait dit cette jeune femme –, mais voyez-vous… j’ai trouvé, sur leur « mur des meilleurs clients », cette photographie… »
Il déverrouilla son téléphone portable, et y afficha la photographie en question, qu’il avait lui-même prise en photo avec sa propre caméra. Puis il fit glisser l’appareil jusqu’aux deux adolescents. Leur réaction fut, comment dire… particulière.
Marinette fronça les sourcils. En distinguant la silhouette de la jeune femme, ses yeux s’agrandirent comme deux billes, et elle manqua de hurler, mais opta plutôt pour un grognement à moitié étouffé.
Adrien, quant à lui, semblait tout bonnement choqué. Il avait porté la main à sa bouche, qu’on devinait grande ouverte sous la stupeur. Il refusait tout bonnement de croire à ce qu’il avait sous les yeux. Et pourtant… Il se souvenait avoir vu le bracelet sur le poignet de la jeune femme… Non, il y avait forcément une erreur.
« J’imagine donc que vous la connaissez ? sourit Fu ; en voyant les acquiescements des adolescents, ses lèvres s’étirèrent un peu plus. Pensez-vous que ça puisse être cette demoiselle ?
– Je ne pense pas, articula difficilement Adrien dont la gorge s’asséchait. Valentine est bien trop gentille, elle n’a rien à voir avec Tigresse… Elle ne ferait jamais de mal à ses élèves !
– C’est votre professeur ?
– Elle est assistante, pour le cours d’anglais, expliqua Marinette. Et honnêtement, ça ne m’étonnerait pas que ce soit bien elle. J’ai déjà vu un bracelet qui pourrait ressembler au Miraculous du Tigre à son poignet, et surtout… Parfois, quand elle me regarde, j’ai l’impression qu’elle serait prête à me tuer. »
Fu observa longuement les deux adolescents. Si la brunette semblait sûre d’elle en affirmant que la jeune femme, cette « Valentine », pouvait être un danger, ça n’était absolument pas le cas d’Adrien, dont la mine abattue faisait peine à voir.
« Ça ne reste qu’une supposition. Mais j’ai reçu la visite de cette jeune femme quelques jours à peine avant que Roarr ne soit volée, et donc que Tigresse ne fasse son apparition. Connaissant Roarr, elle a dû lui raconter bon nombre de choses, dont la manière de camoufler son apparence. Mais nous ne pouvons pas non plus exclure l’idée que Roarr soit sous son emprise. Nous ignorons ce qui se trame dans les coulisses.
– Vous voulez qu’on intervienne ? Ou au moins que l’on enquête pour être sûr que ce soit bien elle ?
– Approchez-la doucement. Je vais tâcher de tenter ma chance de mon côté. Dites-moi tout ce que vous savez sur elle, toutes les adresses où elle a l’habitude de se rendre à votre connaissance. Nous devons remettre la main sur Roarr avant qu’elle ne fasse plus de dégâts. »
Adrien écouta d’une oreille distraite la voix de Marinette tandis qu’elle listait tout ce qu’elle pouvait. Fu notait en même temps chacune de ces informations, l’oreille attentive. Et pendant ce temps, le blondinet sentait la panique le gagner.
Ils devaient se tromper. Il devait forcément y avoir une erreur ! Valentine était protectrice envers lui. Si elle voulait vraiment lui nuire comme l’avait fait Tigresse, alors pourquoi s’être laissée akumatiser à sa place ?
Mais une pensée sournoise vint se glisser parmi toutes les autres.
Le jour où Roarr avait rendu visite à Plagg… En y repensant, c’était celui où Valentine avait eu une entrevue avec son père.
Non, impossible. Ce devait forcément être un piège. Il devait protéger la jeune femme, à tout prix.
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* 『未だ消えぬ鮮明な美しき日々の色と
幾ら願ってみても決して叶わない事
分かっているが時は絶えた既に手遅れ
だからいっそ全部忘れて眠らせてくれ』
「冷凍睡眠」 - amazarashi