Sous l'affiche d'un film pornographique
Chapitre XXIII
D'une façon ou d'une autre, notre quotidien nous a été volé.
Le futur que nous avions dessiné s'est fissuré ; et c'en est un fragment.
Les insultes et l'irritation de nos explosions de colère
sont la famille d'accueil de notre dégoût de soi.
Si la suspicion voit des monstres dans l’ombre,
c'est justement celle de nos cœurs qui est notre Terre Sainte. *
– Temps couvert – amazarashi
La routine était assourdissante. Répéter encore et toujours les mêmes mouvements, se rendre aux mêmes endroits et voir les mêmes visages, c’était très vite insupportable.
Valentine remit correctement la lanière de son sac sur son épaule ; la douleur de ses muscles tiraillés par le poids de son bagage s’unissait à celle de sa cicatrice, bien qu’elle se résorbât suffisamment pour ne plus être aussi dérangeante qu’auparavant.
Elle parvint au collège plus tôt que prévu ; pour un lundi matin, elle s’était levée bien trop tôt.
Elle n’avait plus eu de nouvelles de Thomas depuis leur seconde rencontre en tant que Tigresse, et avait poursuivi sa petite vie insignifiante, entre la fac et le travail. Elle redevenait une personne ordinaire, sans histoire. Seul le petit démon qui s’installait sur son épaule en secret lui rappelait combien elle était spéciale. Et son objectif, lui non plus, ne la quittait plus.
Valentine s’était décidée.
Elle passerait bientôt à l’action et, cette fois-ci, ce serait pour de bon.
« Bonjour à tous, salua Mme Bustier en tapant dans ses mains tandis que les élèves poursuivaient leur raffut dans la salle de classe, comme à chaque début de cours. Ne sortez pas vos affaires tout de suite, nous allons faire un petit test surprise. »
Quelques râles désapprobateurs s’élevèrent, mais tous les élèves sortirent le strict nécessaire : leur trousse, et une copie double.
Caline chargea Valentine de distribuer les polycopiés préparés pour l’occasion. Un simple test de vocabulaire, en rapport avec la séquence sur laquelle ils travaillaient. Rien de bien compliqué, à vrai dire. Ce serait tout à fait rapide à corriger, si toutefois cette charge lui revenait.
« Je vous laisse un quart d’heure, à partir de maintenant, sourit l’enseignante en regardant rapidement sa montre. Bon courage. »
Valentine s’installa sur une chaise, croisa les bras et les genoux, et balaya du regard la salle. Cette classe de sixièmes était assez turbulente en début et fin de cours, elle restait tout de même agréable à supporter pendant les séances. Comme partout, il y avait des petits malins qui s’amusaient à faire le pitre pour amuser la galerie, et leur niveau était désastreux, mais le super-pouvoir de Caline lui permettait de les amadouer en un rien de temps.
Incapable de rester en place plus longtemps, elle se leva, et parcourut la pièce d’un pas tranquille. Ses mains jointes dans son dos, elle jetait des regards sur les copies des élèves, et se retenait de leur faire remarquer les petites fautes qui s’étaient glissées sous leurs plumes. Quelque chose attira son œil, de l’autre côté de la fenêtre, et elle manqua de trébucher sur un cartable mal rangé dans le rang tant elle ne parvenait à détacher son regard de la scène qui se jouait en contrebas.
Elle n’avait pas rêvé. Elle avait bien vu Adrien et Marinette se réfugier dans un bâtiment, juste tous les deux. L’adolescent avait tiré derrière lui la brunette, comme s’il l’entraînait avec lui pour se cacher des regards. Oui, c’était bien ça. Ils se cachaient des autres.
En y repensant, n’avait-elle pas été témoin d’une scène similaire le vendredi précédent, à la fin de la journée de cours ? Si elle se le remémorait bien, elle était certaine de les avoir vus se tenir la main.
Non, impossible.
Ces deux-là sortaient ensemble, alors ?
Parfait.
Ce ne pouvait que l’aider à mieux les briser.
L’idée naissait et grossissait dans son esprit. Il ne lui faudrait plus grand-chose pour parvenir à mettre la main sur les Miraculous, et à atteindre son objectif. Cette idée la combla de joie.
« Tu vas bien ? lui glissa Caline lorsqu’elle se rassit à sa place.
– Bien sûr, répondit-elle avec un large sourire amusé. J’ai un peu rêvé, et je n’ai pas fait attention. »
Devait-elle faire une apparition magistrale au collège pour détruire un peu plus Marinette ? La simple idée que cette insolente eût droit au bonheur faisait gronder une rage sourde dans la poitrine de Valentine.
Ce serait fort amusant de la saisir entre ses griffes, et de crier face à ce grand public qu’étaient les collégiens et camarades de classe de l’adolescente qui elle était vraiment. La jeune femme s’imaginait déjà scandant mille et un reproches. « Votre amie, de par son incompétence, a mis en danger la vie d’autrui, et en a mené d’autres à la mort. » Comment réagiraient-ils face à cela ? Elle serait tellement dévastée… Oh, comme ce serait amusant !
Elle sentit son téléphone vibrer dans sa poche ; un message reçu, envoyé par un numéro inconnu qui ne s’affichait pas. Étrange. Pourtant, Valentine l’ouvrit.
Il n’y avait qu’une pièce jointe, deux photos prises à la volée, discrètement. Sur la première, elle trinquait avec Thomas au Dickens. On voyait bien leurs visages, ils étaient facilement reconnaissables. Sur la seconde, qui datait de quelques jours à peine, c’était Tigresse qui se tenait face au jeune homme. Pourtant, il n’y avait eu personne lors de leur rencontre près de son appartement. C’était bizarre.
Elle préféra ne pas y prêter attention, ce n’était qu’une mauvaise blague. Personne n’aurait pu comprendre que c’était elle sous l’apparence de Tigresse.
Mais sitôt eût-elle rangé son portable qu’il vibra de nouveau. Un message plutôt court s’afficha alors.
« Il n’est pas celui qu’il prétend être. Il en voit d’autres en plus de toi. »
Elle se retint de ricaner amèrement. L’expéditeur de ces messages savait-il seulement à qui il parlait ? Cela n’atteignait nullement Valentine.
Le quart d’heure s’était écoulé. Caline ramassa les copies, et fit son cours comme d’habitude. La routine reprenait, brièvement interrompue par ce petit contrôle surprise qui avait déplu à la majorité.
La fin de journée approchait à grands pas. Valentine n’avait qu’attendu avec impatience le moment de la délivrance. Elle avait bien reçu d’autres messages de cet expéditeur inconnu, mais avait préféré les ignorer, peu inquiétée par ces pseudo-menaces sans fondement. Si la personne à l’origine de ces photographies et SMS pensait l’inquiéter, elle se trompait grandement.
Elle songeait déjà à ses plans pour la suite. Comment elle s’y prendrait pour détruire Marinette et Adrien pour de bon, pour les forcer à lui remettre les Miraculous de la Coccinelle et du Chat Noir. Certes, Marinette n’avait plus les boucles d’oreille, mais il serait facile de remonter jusqu’à leur nouvelle détentrice. Et une fois qu’elle les aurait en sa possession, elle amalgamerait les Miraculous et leurs kwamis comme le lui avait appris Roarr, et à ce moment-là…
« Mademoiselle Leclerc ? Dans mon bureau, maintenant. »
Alors qu’elle passait par l’aile des bureaux de l’administration – c’était sur sa route, elle avait des documents à récupérer –, le directeur, monsieur Damoclès, l’interpella. Ce devait être suffisamment important pour qu’il vînt la chercher lui-même sans envoyer un de ses sbires de l’administration lui coller. Une petite voix lui dit de s’inquiéter, mais elle l’ignora. Que pouvait-il lui arriver ?
Elle le suivit jusque dans son antre. Éclairée par l’immense fenêtre qui se dressait derrière le siège au haut dossier de l’homme, la pièce lui parut tel le repaire d’un monstre. Le genre d’antre qu’elle s’imaginait quand son père lui lisait des histoires le soir, le genre d’histoires où le chevalier devait sauver la princesse retenue captive par un dragon ou tout autre monstre légendaire possiblement terrifiant pour la petite fille qu’elle était alors.
Et il fallait avouer que l’homme assis face à elle, à demi éclairé et à contre-jour à cause de cet éclairage douteux, avait quelque chose d’inquiétant, voire d’effrayant, de sa perspective.
« Vous savez pourquoi je vous ai faite venir ?
– Non, monsieur.
– J’ai entendu des choses à votre sujet, mademoiselle. Et ça n’a rien de plaisant. »
Allons bon. Qu’allait-il lui sortir ? Avait-ce un lien avec les messages reçus dans la journée ? Si ça n’était pas le cas, cette coïncidence aurait été trop grosse pour être purement fortuite.
« Je parle de ça. »
Il fit glisser jusqu’à elle, sur la table du bureau, une série de photocopies. Les feuilles blanches A4 étaient recouvertes de captures d’écran de téléphone. C’était un échange de messages, ou plutôt une conversation à sens unique. Il y avait là une grande quantité de SMS, plutôt courts, et tous ayant le même discours : des insultes, des mots rabaissant le ou la destinataire, et rien de très positif dans tout ça.
« De quoi s‘agit-il ? demanda-t-elle en relevant le nez vers l’homme qui l’observait avec une mine grave et ses gros sourcils épais froncés.
– Ne jouez pas l’innocente. Vous n’avez pas honte de harceler vos élèves ainsi ?
– Mes élèves ? »
Valentine se pencha un peu plus sur les conversations. Jamais elle n’avait envoyé de tels messages ; ce n’était même pas son numéro qui figurait sur ces captures d’écrans !
En revanche, elle identifia vite la cible de ces messages dévalorisants. La pauvre Lila n’avait pas dû comprendre pourquoi quelqu’un venait s’acharner sur elle. Elle ne l’appréciait pas, certes, mais de là à l’insulter gratuitement alors qu’elle n’avait rien fait, ça paraissait un peu trop gros.
« Je n’ai jamais envoyé de tels messages, répliqua-t-elle en s’enfonçant dans le dossier de sa chaise, et en croisant les bras sur sa poitrine, et encore moins à Lila Rossi. J’ignore qui vous a transmis ça, mais ces accusations sont fausses.
– C’est pourtant le numéro que vous avez renseigné sur votre fiche de contact.
– Impossible. Je n’ai jamais fait ça, ça ne peut pas être moi.
– Ne jouez pas à ça avec moi, mademoiselle Leclerc ! »
Il avait haussé le ton et tapé du poing sur le bureau. Le pot à crayons rebondit et émit un petit cri de protestation en retombant à sa place. Pour la première fois, il inspira à Valentine une réelle terreur.
« Vous faites honte à notre établissement ! »
Elle déglutit.
« Il en va de notre réputation. Nous ne pouvons tolérer de tels agissements. Je me vois dans l’obligation de vous renvoyer, mademoiselle Leclerc, et sachez que votre université sera tenue au courant de cette histoire. »
Elle voulut protester, mais se ravisa. À quoi bon ? Borné comme il était, jamais Damoclès n’écouterait sa défense. Les preuves étaient trop concrètes. Cela ressemblait bel et bien à du sabotage ; était-ce un mirage de Rena Rouge, ou bien un coup du Papillon ? Non, ils n’avaient aucun intérêt à l’attaquer ainsi.
Mais si ce n’était pas eux, qui se cachait derrière ça ?
« Pensez à votre famille. Vos parents ne seraient-ils pas déçus de voir leur fille qui jusque-là nous semblait à tous honnête – il insista clairement sur ce mot – être renvoyée de son établissement scolaire et perdre ses bourses d’études pour cause de harcèlement sur mineur, dont elle a la charge en plus ?
– Je comprends, monsieur Damoclès, répondit-elle simplement en baissant les yeux. Je suis désolée d’avoir nui à votre réputation, je tâcherai de réparer mes erreurs.
– Commencez par quitter ces lieux au plus vite, grogna-t-il, son regard mauvais fixé sur Valentine la terrifiait. Je vous recontacterai pour les procédures.
– Très bien. Excusez-moi pour cette histoire. Transmettez à mademoiselle Rossi mes plus plates excuses. »
Sans demander son reste, et faisant profil bas, Valentine s’empressa de récupérer ses affaires. Finalement, un détour dans la salle des professeurs était obligé, et elle se hâta de vider le petit casier qui lui avait été remis. Damoclès la suivait, surveillant ses moindres faits et gestes. Il attendait d’elle qu’elle lui rendît clés, cartes et autres affaires prêtées par la direction le temps de son contrat ; celui-ci arrivant prématurément à son terme, elle lui tendit à bout de bras tout ce qu’il réclamait.
Le claquement du portail qui se referma derrière son passage par la force mécanique acheva. Le dernier clou enfoncé pour clore le cercueil.
Pour peu, Valentine se serait mise à pleurer.
Ce poste, elle l’avait obtenu en se battant, et elle n’avait jamais cessé de se battre, ni d’y croire, puisque son père avait toujours été là pour l’encourager, l’aider. C’était comme l’ultime cadeau qu’il lui avait laissé avant de finir en cendres. La tristesse d’avoir perdu cette chance se retrouva vite remplacée par une rage indescriptible ; c’était comme un rappel à l’ordre, comme si le destin – si tant fût qu’une telle chose existât – lui forçait la main pour la remettre dans le droit chemin.
C’était décidé. Elle passerait à l’action dès demain.
Demain commencerait la grande bataille pour mettre la main sur les Miraculous. Elle ne s’arrêterait jamais tant qu’elle n’aurait pas mis la main dessus.
Bientôt, toute cette histoire prendrait fin, et ne serait plus qu’un désagréable souvenir.
*
« Alors ? Comment se sont passées les choses ?
– Encore mieux que tout ce que j’aurais pu espérer, sourit l’adolescente en observant sa victime quitter l’établissement scolaire en traînant du pied. Elle est à votre merci, Papillon.
– Non, ma chère Volpina, pas encore. Il faut laisser la vengeance mûrir, le plus beau des fruits. Et nous le cueillerons lorsque sera venu le moment. »
Elle acquiesça, bien que son correspondant ne pût le voir. Du haut de son promontoire, le toit du collège, elle observait avec grande joie Valentine disparaître dans un coin de rue.
« Voulez-vous que je la suive ? Je pourrais encore plus l’écraser.
– Non, ça suffira pour aujourd’hui. Volpina, trouve un endroit où nul ne te verra. Je vais récupérer l’akuma.
– À vos ordres. »
La jeune fille effectua un grand bond, qui l’amena quelques toits plus loin, et descendit les étages en glissant le long des gouttières, avant de se glisser dans une ruelle où nul ne passait. Après qu’elle eut informé son acolyte qu’elle était à l’abri des regards, le Papillon ordonna à son émissaire de quitter son hôte, avant de le faire disparaître.
Lila observa la petite créature ailée se fondre en poussière. Le Papillon était un homme formidable. Il lui permettait d’agir à sa guise et de piéger ceux à qui elle voulait causer du tort. Monsieur Agreste sera ravi d’apprendre qu’elle avait pu évincer l’assistante de langue ; elle se hâta de lui envoyer un message pour lui faire son rapport.
C’était comme si l’homme aux akuma avait tout de suite su qu’elle avait besoin de lui. Ses capacités en tant que Volpina étaient tout bonnement incroyables. Comme si elle était une copie de Rena Rouge, ou de tout porteur du Miraculous du Renard, elle pouvait créer des illusions plus vraies que natures, bien qu’elles disparussent au premier coup de vent. Par chance, faire croire au proviseur, monsieur Damoclès, que Lila Rossi lui avait remis des preuves d’un harcèlement qu’elle subissait ne risquait rien. Elle avait observé la scène, elle avait tout entendu. Et c’était formidable de voir que cette femme avait perdu de sa crédibilité.
Entre ça et les messages aux photos volées qu’elle lui avait envoyés depuis un portable à la carte prépayée, elle était sûre d’elle et de son coup. Peut-être devrait-elle réitérer l’expérience, et éloigner pour de bon cette petite sotte de Marinette ? Tout le monde la croyait et lui faisait confiance autour d’elle ; au moindre mensonge, ils avalaient toutes les couleuvres qu’elle pouvait trouver. Elle avait tant de pouvoir que c’en était effrayant ; elle tremblait presque. Mais était-ce par impatience, ou par réelle crainte d’elle-même ?
Lila rangea son téléphone, et resserra la lanière de son sac de cours sur son épaule. Elle risqua un coup d’œil hors de la ruelle, s’assurant que personne de sa connaissance ne l’avait vue, et quitta les lieux du méfait comme si de rien n’était. Son pas léger la ramena tranquillement chez elle ; son fredonnement trahissant toute l’allégresse qui l’habitait.
*
« Roarr, il faut qu’on parle.
– Dis-moi tout. »
Le tigre n’avait pas mis longtemps à réagir. Le ton sérieux emprunté par Valentine trahissait toutes les émotions qui l’animaient. Une tristesse que Roarr lui connaissait si bien, couplée à une rage de vaincre ravivée. Un incendie sur lequel quelqu’un avait jeté de l’essence.
« Il me faut le moyen de vaincre à coup sûr. Un coup, un seul, qui m’assurerait la victoire écrasante sur mes ennemis.
– Tu t’es décidée à passer à l’action ?
– Je veux connaître toutes les cartes que je peux avoir en main avant de me lancer. C’est là que tu entres en jeu. »
Le kwami avait affiché un large sourire ravi. L’heure de la délivrance avait sonné. L’heure des confidences aussi.
« Mon savoir contre tes secrets, Val, » lança-t-elle en plissant les yeux d’un air presque mauvais.
Face à la mine irritée et surprise de la jeune femme, elle s’expliqua un peu plus.
« Si tu n’es pas toi-même, si tu n’es pas au meilleur de ta forme, qui sait ce que le pouvoir véritable de mon essence te fera ? Si tu n’es animée que par des émotions négatives, tu sais bien que ce maudit Papillon viendra te faire la peau. Je veux être sûre que si je te dis ce qu’il te reste à savoir, tu ne risques pas de te perdre toi-même. »
Roarr soupira, et virevolta d’agacement.
« Je tiens à toi. Tu es ma porteuse. Je ne veux pas te perdre parce que tu as été trop avide de connaissances, ou de pouvoir. J’ai ma responsabilité dans tout ça. C’est pour ton bien, Val. »
Elle sembla irritée. Mais cela n’empêcha pas le tigre de poursuivre.
« J’en ai perdu plus d’un à cause de ça. J’ai été trop stupide pour leur faire entendre raison. Je ne veux plus recommencer. Promets-moi de ne pas perdre la tête. »
Valentine lâcha un long soupir, et se laissa tomber sur son canapé. La tasse de thé qu’elle s’était préparée fumait paisiblement, et emplissait l’air de la pièce d’une délicieuse odeur de fruits rouges. Elle croisa les bras sur sa poitrine, et secoua la tête, comme si elle réfléchissait et qu’elle acquiesçait à ses propres idées évoquées mentalement. Puis, au terme de cette longue réflexion silencieuse, elle rouvrit ses yeux glacés et les posa sur le kwami, qui avait enfin cessé de voler, et s’était assis sur la table basse, en face d’elle.
« Très bien. J’accepte de te dire ce que tu veux savoir. Mais tu as intérêt à me donner le meilleur atout que tu as en échange.
– Tu as ma parole de kwami. Tu ne seras pas déçue. »
La jeune femme se pencha en avant, tendant le bras vers sa tasse encore brûlante. Elle en avala goulûment quelques gorgées, sans grimacer.
« Qu’est-ce que tu veux savoir ? souffla-t-elle en reposant le mug sur la table basse.
– Ce qui t’a fait ça. Qui t’a blessée ?
– Tu parles de la cicatrice ? grimaça Valentine en montrant du doigt son ventre.
– Pas celle-là. Celle de ton cœur. »
La gentillesse qui émana de la voix de Roarr surprit quelque peu sa porteuse. Elle ne s’était pas attendue à un tel élan de compassion et de sympathie. Pour peu, elle aurait presque cru que le kwami comprenait ses sentiments, comme si une créature divine enchâssée dans un pauvre bijou pouvait ressentir la même peine que celle qui écrasait parfois le cœur des Hommes.
« Tu veux vraiment savoir ça ? À quoi ça te mènerait ?
– Je veux juste t’aider. Ne sommes-nous pas amies, toi et moi ? »
Cela sonnait étrangement faux aux oreilles de Valentine. Elle se sentit incapable de savoir si le kwami la menait en bateau, ou si c’était par pure sincérité qu’elle dévoilait de tels sentiments amicaux. Elle se doutait facilement que Roarr pouvait ressentir une forme d’amertume ; Valentine était son oppresseur, dans un sens, à utiliser ses pouvoirs d’une telle manière.
« Je te dois bien ça, pour toutes les fois où tu m’as sauvé la peau. Très bien, je vais te raconter. »
Elle invita le kwami à se rapprocher d’elle, prétextant que ça ressemblerait bien trop à une séance chez un psychologue sinon, et elle détestait ça. Sans comprendre tout ce qu’elle voulait dire par-là, Roarr s’exécuta, et vint se lover contre son cou, dès que Valentine eût fini de s’installer sur le dos, étendue de tout son long sur son canapé. Le regard tourné vers le plafond, elle commença à se confier.
« J’ai deux petits frères. L’un a quatre ans de moins que moi, l’autre, sept. Ça leur fait dix-sept et quatorze ans. Ce sont encore des enfants, des bébés, ils ne connaissent rien à ce monde. Et ils n’ont jamais connu mes parents quand ils s’aimaient encore. Ma mère a quitté mon père quand j’étais au lycée. Ça a éclaté du jour au lendemain, je ne m’y attendais pas. Elle l’a menacé de toutes sortes de choses, a pris ses valises, mes deux frères et moi, et nous a emmenés loin de lui. Elle nous interdisait de lui parler, nous interdisait de le voir, mais ne vérifiait pas mon téléphone, ni mes sorties. Elle devenait paranoïaque, croyait que dès que je rentrais un peu plus tard des cours, c’était parce que j’étais allée le voir. Jusqu’à ce qu’il déménage sur Paris, elle ne m’a plus jamais laissée tranquille. »
Roarr acquiesçait, écoutant attentivement tout ce qui se racontait. Elle n’en perdait pas une miette, enregistrant dans un coin de sa mémoire toutes ces informations, toutes ces confidences.
« Elle s’est vite trouvé quelqu’un. À la maison elle ne disait que du mal de mon père. Alors qu’il a toujours été là pour moi. Il m’a toujours guidée, m’a tout appris, c’était à lui que je me confiais. Elle a tout fait pour m’éloigner de la personne la plus importante pour moi. C’est pour ça que dès que j’ai pu, je suis partie de là-bas, de cette ville maudite. Je suis venue à Paris, mon père m’a accueillie, m’a donné tout ce qu’il pouvait. Cet appartement, c’était le sien. Quand il a su que j’aurais besoin d’un toit, il me l’a donné, et est parti s’en trouver un autre. Il disait qu’il ne voulait pas me déranger dans mes études, c’est pour ça qu’il voulait me laisser vivre seule dans mon coin. Mais on se voyait si souvent, j’étais si heureuse de le retrouver.
« C’est là que je me suis rendue compte que ma mère avait brisé quelque chose en moi. Avant ça, j’étais dans le déni. J’avais déjà commencé à me faire du mal, j’ai encore les cicatrices de mes coupures là, sur mes cuisses, mais ça me paraissait « normal », à l’époque. Et pour la première fois de ma vie, j’ai menti à mon père. Je lui ai caché tout ça, je lui ai caché que j’allais mal. Je vivais avec, je tenais bon. J’avais mes amis de la fac, on se faisait des soirées, l’alcool aidait à oublier. Mais parfois, le soir, quand je rentrais complètement bourrée des bars, il m’arrivait de m’effondrer sur mon lit et de pleurer. Et il m’arrivait de me faire encore du mal. »
Bien qu’elle ne le montrât pas clairement, Valentine était toute retournée par sa confession. Roarr le sentait clairement, elle était presque dans un état de détresse. Elle serrait le poing, et clignait plus fréquemment des yeux, comme pour chasser les larmes qui montaient et menaçaient de couler.
« Mon père était tout pour moi. Un confident, un pilier, il m’a toujours soutenue et m’a toujours guidée. Il me protégeait de tout, m’accompagnait quand j’avais besoin de soutien… C’est à peine si ma mère se soucie de moi, à côté. Elle voulait juste nous avoir pour elle, pour détruire un peu plus mon père. Elle ne sait même pas dans quel domaine j’étudie, c’est dire ! »
La jeune femme se reprit, respirant un bon coup. Elle laissa un temps de silence, clignant des yeux et déglutissant.
« Le jour où il est mort… on avait rendez-vous. On se voyait souvent, on déjeunait ou prenait des cafés ensemble. Il me posait beaucoup de questions sur les études, me parlait beaucoup du futur. Il me disait toujours en riant, et en grattant sa barbe, que j’avais encore tout le temps devant moi, que si je ne savais pas quoi faire après ma licence, j’avais encore du temps pour réfléchir. Que je pouvais repiquer, me réorienter, que je pouvais arrêter… Il a toujours été compréhensif, il ne m’a jamais mis la pression.
« Maintenant qu’il n’est plus là, je ne sais plus quoi faire. Je n’ai pas pu lui dire ce que j’avais sur le cœur. Je n’ai jamais pu lui dire combien je l’aimais. Et maintenant, il est parti, je ne pourrai plus le revoir, à moins de mettre la main sur ces maudits bijoux… »
Roarr avait bien cru que Valentine se serait mise à pleurer. Mais la tristesse avait été balayée par la tempête qui faisait rage en elle.
« Avec leur pouvoir, j’accomplirai l’impossible. Je le ramènerai, empêcherai sa mort. Rien de ce qui s’est passé n’aura eu lieu, comme ça, j’aurai juste réparé leur erreur à ces deux stupides gamins. »
Elle se releva, et fit quelques pas dans la pièce, jusqu’à la cuisine, où elle remit de l’eau à chauffer dans la bouilloire.
« Je leur en veux, oui. C’est de leur faute après tout. Ils n’ont pas rempli leur mission, l’un comme l’autre. Je vais leur faire payer. Mais si je parviens à tout remettre dans l’ordre, à le faire revenir, je n’aurais plus de raison de leur en vouloir. Je ne sais pas si je pourrai leur pardonner. Ils m’ont fait vivre un enfer. Mais si leur erreur est réparée… Je pense que je peux fermer les yeux sur ce qu’ils m’ont fait. »
La bouilloire émit un petit bruit ; l’eau était chaude. Valentine se hâta de récupérer sa tasse, et de la remplir, avant d’y faire glisser un petit sachet d’herbes. Une odeur de cannelle s’échappa à travers la pièce, emplissant les narines du tigre qui alla flotter dans les airs. Elle jeta un œil par la fenêtre, surveillant le passage dans la rue en contrebas comme par réflexe.
Puis, lorsque la jeune femme se rassit sur le canapé, les jambes croisées et la tisane entre ses doigts, elle s’en rapprocha. Elle semblait s’être remise de ses émotions, et gardait un air songeur. À quoi pensait-elle ? Elle devait peut-être s’en vouloir de s’être confiée, mais attendait sûrement avec impatience que Roarr remplît sa part du contrat. Qu’à cela ne tienne, le tigre n’avait qu’une parole. Une promesse était une promesse, se dit-elle et se figeant dans les airs à hauteur des yeux de sa porteuse.
« À présent, Val, commença-t-elle avec un large sourire, je vais te révéler le plus grand des secrets des kwamis. Il s’agit de nos noms véritables. »
_______________________________
*『とにもかくにも僕らの日常は奪われた
描いた未来ひび割れた その破片がこれだ
八つ当たりの罵倒やいらつき、自己嫌悪の里親
疑心暗鬼にとって心の陰こそがまほろば』
「曇天」 - amazarashi