Sous l'affiche d'un film pornographique

Chapitre 19 : Chapitre XIX

5619 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/01/2021 01:13

Chapitre XIX



À chaque fois où nous n’étions pas aimés,

ou que nous n’avons pas été repayés,

d’innombrables trous ont été creusés dans nos corps.

Et nous avons fini par regretter pour le reste de nos vies

ces choses que nous avons sacrifiées pour les combler,

comme d’abominables blessures fatales. *


Monologue – amazarashi



Malgré la cicatrice qui la lançait encore, Valentine avait trouvé le courage et la force de se rendre au collège en ce début de semaine. Elle avait passé le week-end couchée, à ne se lever qu’en cas de nécessité, assistée par Roarr lorsqu’il fallait se nourrir. Et malgré tout ce repos forcé, elle se sentait encore un peu mal, parfois la douleur se ravivait, et le simple fait de marcher lui arrachait des grimaces.

Alors se rendre sur son lieu de travail en souffrant malgré les analgésiques, cela devait au moins mériter un semblant de hausse de salaire. Si seulement elle ne devait pas taire la cause de sa blessure, et si seulement elle n’était pas qu’une simple assistante de langues dans ce maudit établissement.

Elle trouvait cependant sa force dans l’idée qu’elle reverrait ses victimes en fin d’après-midi. Le matin, elle devait faire face à des sixièmes endormis, puis elle était tranquille jusqu’en milieu de journée. À dix heures, lorsque sonna l’heure de la pause, elle fut entraînée par sa référente en salle de pause, dans un coin à l’écart des autres enseignants venus s’y réfugier pour souffler un peu.

« Vas-y, sers-toi, proposa-t-elle en lui montrant la machine à café qui vrombissait à l’entrée de la pièce. Je t’invite.

– Merci, souffla la jeune femme en prenant la carte que lui tendait l’adulte. Je te prends un truc ?

– Non, ça ira. L’eau me suffit. »

Valentine haussa les épaules, et alla se servir un café à la noisette. Ce distributeur était bien fourni, et regorgeait de goûts en tous genres à essayer. Café aux amandes ou aux noix, pour les plus téméraires, café serré ou au lait pour les plus timorés. Il ne manquait plus que le nuage de lait pour accompagner le tout, mais faute de moyen il n’y avait pas de frigo et de crème dans la salle de pause. Tant pis.

« Tu bois beaucoup moins de café ces temps-ci, Caline, fit-elle en s’asseyant. Tu fais une cure ?

– En fait, j’essaie d’arrêter, répondit la rouquine en réajustant la veste de son tailleur.

– T’as raison, acquiesça Valentine avant de boire une gorgée de café, et de grimacer – trop chaud –. C’est vraiment mauvais pour le corps.

– C’est surtout parce que mon mari et moi essayons d’avoir un enfant. Je n’ai pas envie que la caféine affecte tout ça. Je préfère m’en tenir à des choses plus douces, comme des tisanes. »

La jeune femme resta un instant statique, fixant son interlocutrice sans savoir quoi répondre. Puis la réalisation se fit dans son esprit, comme si une lumière s’était allumée brusquement et avait éclairci toutes les zones d’ombres.

« Vraiment ? Un mini toi ? »

Caline acquiesça. Elle était aux anges.

« Si je m’attendais à ça ! »

Valentine ne savait plus trop où se mettre, et commençait à balbutier ; elle ne savait absolument pas comment réagir, partagée entre la joie pour son mentor – qui était, il fallait l’avouer, la plus adorable des personnes que cette Terre eût porté – et l’angoisse – mais l’angoisse de quoi ? Elle l’ignorait – et se retrouva à relancer la discussion autour de ce futur enfant en prévision sans réellement avoir envie d’en parler.

« Vous avez déjà réfléchi à des noms ? Vous voudriez quoi, un garçon ? Une fille ? Les deux ?

– Commencer par des jumeaux serait un peu excessif, rit légèrement Caline en portant sa main à sa bouche, comme pour la couvrir. Idéalement, j’aimerais une fille. Mais nous avons déjà commencé à établir une liste des prénoms qui nous plaisent, masculins comme féminins. Et quelques-uns sortent déjà du lot. »

Resserrant la queue de cheval retournée qu’elle s’était faite – non sans douleur – ce matin-là, Valentine acquiesça, et demanda quelques exemples.

« Tu vas rire, mais je penche beaucoup pour Valentine, si c’est une fille.

– Valentine ? Ne va pas me faire croire que c’est à cause de moi.

– Oui et non. »

Le large sourire de l’adulte semblait illuminer la pièce. Comment un être pouvait-il être aussi pur ? Il n’y avait pas plus adorable que cette femme.

« C’est un prénom que j’aime beaucoup, mais tu m’as fait l’aimer encore plus.

– Incroyable. Je ne sais pas quoi te dire. »

Avait-elle remarqué le malaise qui saisissait la jeune femme ? Probablement non. Peut-être une gorgée de café viendrait-elle le dissiper. Non, décidément ça ne fonctionnait pas.

« Valentine Bustier… Je ne sais pas quoi en penser, je n’arrive pas à imaginer.

– Rien n’est encore fait. Si ça se trouve, ce sera un garçon, mais il ne s’appellera pas Valentin pour autant. »

Un collègue vint apporter des photocopies à Caline, tirant Valentine de cette discussion désagréable. Prétextant avoir un cours à travailler, elle s’éclipsa sans demander son reste, et prit la direction de son passage secret préféré, sac de cours sur l’épaule, et toujours en grimaçant à cause de la douleur. Derrière elle, la cloche sonna la reprise des cours.

*

À la fin du – long – cours d’histoire, Marinette et Adrien, ainsi que leurs camarades, purent s’échapper le temps d’une pause de dix minutes de l’atmosphère étouffante de la salle de classe. Voyant que les deux adolescents marchaient côte à côte dans la même direction, Alya attrapa Nino par le col et s’engouffra dans un couloir afin que ni l’un ni l’autre ne devînt une possible gêne pour ce couple en devenir.

Voyant qu’ils étaient seuls, Marinette aurait pu paniquer et perdre tous ses moyens. Mais son esprit était encore chamboulé par les événements des jours précédents. Même si elle avait passé tout le week-end avec Alya, à l’aider à s’entraîner et à maîtriser son Miraculous pour mieux affronter Tigresse, elle ne pouvait pas oublier cette sensation d’être incomplète. Sans Tikki, elle n’était qu’une collégienne lambda, et cela lui déplaisait grandement. Mais elle n’avait pas le choix, elle n’avait plus le choix. Alors autant se sortir ces histoires de la tête le temps d’une pause, et de vivre comme n’importe quelle collégienne de son âge.

« Dis, Adrien, lança-t-elle un peu soudainement, est-ce que ça te dirait de venir chez moi mercredi après-midi ? À moins que tu n’aies un entraînement d’escrime encore… ? »

La proposition sembla le surprendre quelque peu, mais il répondit avec un de ses sourires sincères qui lui allaient si bien.

« Je dirai que les devoirs sont plus importants que les activités extra-scolaires. Ça passera. »

Et ce clin d’œil complice la faisait chavirer. Dire qu’il y a peu de temps encore, ils ne se connaissaient qu’à peine. Au final, il avait fallu peu de choses pour qu’ils devinssent de bons amis.

Il continua à la dévisager quelques instants encore. Puis il posa la question, celle à laquelle elle ne s’était pas préparée.

« Tu as changé de boucles d’oreilles ? »

Elle se crispa, et il sembla le remarquer puisqu’il s’excusa presque aussitôt, comprenant que c’était un sujet sensible.

« Non, j’ai justes perdu les anciennes ce week-end. Alors j’en ai mis d’autres, pour varier.

– Oh.

– Mais ne t’en fais pas, sourit-elle. Elles n’avaient pas tant de valeur que ça.

– Je suis désolé pour toi. Elles t’allaient pourtant bien. J’espère vraiment que tu les retrouveras. »

Elle acquiesça timidement. Mais quelque chose en lui disait que ce ne serait pas aussi simple que ce qu’il espérait.

« Tu viens avec nous au CDI ? proposa finalement Marinette, brisant le silence qui pesait de plus en plus entre eux. Puisque le cours de monsieur Dumont a été annulé…

– Je dois aller voir quelqu’un avant. Je vous y rejoindrai après. »

Dix heures sonnaient, ils se séparèrent. Adrien aperçut du coin de l’œil Alya et Nino qui rejoignaient Marinette en direction de la bibliothèque du collège, et alla au dernier étage, cherchant le placard inutilisé. C’était un vieux local abandonné, d’à peine plus qu’un mètre carré de surface, où traînaient quelques vieux balais et serpillères. Caché au fond de la salle, un escabeau attendait d’être déplié, ce qu’il fit sans plus attendre. Une des dalles du plafond se déplaçait, et cachait une petite trappe qui, lorsqu’on l’ouvrait, menait sur le toit plat du bâtiment. Il avait découvert cette sortie dérobée par pur hasard lors d’un combat contre un akumatisé, violemment projeté à travers le plafond. Depuis, il lui arrivait de s’éclipser pendant les pauses, lorsqu’il avait une heure d’étude par exemple, et de s’y réfugier. Il n’avait jamais croisé autrui là-haut ; c’était un peu son petit coin de paradis.

« Tiens ? Je pensais être la seule à savoir comment venir ici, » souffla une voix féminine dans son dos alors qu’il se perdait dans sa contemplation des environs.

Il se retourna brusquement – manquant de se faire mal au cou dans ce mouvement brusque – et dévisagea Valentine qui avançait paisiblement – et un peu péniblement – jusqu’à lui. Un gobelet fumant dans la main gauche, elle tenait de la droite son sac en toile où elle rangeait son ordinateur et ses affaires de cours.

« Je pensais moi aussi être le seul, rit-il légèrement. Comme quoi, on est jamais sûr de rien.

– Tu permets ? »

Il acquiesça ; elle s’assit en tailleurs à ses côtés, prenant tout son temps, presque au ralenti. Il remarqua la grimace de douleur qui se dessina sur son visage pendant l’effort, mais ne prononça pas le moindre mot. Elle avait posé le gobelet entre eux, et fouilla dans son sac à la recherche de comprimés ; elle avala l’un d’eux avec une gorgée de ce qui ressemblait à du thé aux fruits rouges, à en voir la couleur et à en sentir l’odeur, et rangea la plaquette de médicaments à sa place. Il aperçut la boîte bleue sur laquelle était inscrit en grosses lettres blanches le mot « paracétamol ».

« Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il innocemment.

– Tu sais que ça peut être une question indiscrète, posée à une dame ? »

Il cligna des yeux, prenant un air perdu, voire presque stupide. Elle laissa s’échapper un petit rire qui sonna agréablement à ses oreilles.

« Oublie ça, c’est pas important. Je suis juste tombée à vélo ce week-end, rien de grave. J’ai juste encore des douleurs là, expliqua-t-elle en montrant son flanc. Alors je fais passer ça comme je peux. »

Elle tourna son visage vers l’étendue grisâtre des bâtiments alentours. Il en fit de même.

Du coin de l’œil, elle remarqua qu’il tirait une drôle de tête. Il semblait déprimé, presque comme à son habitude. Pour peu, elle se serait réjouie de son malheur, c’était bien mérité, après tout ce qu’il lui avait fait, il fallait bien qu’il eût droit à un retour du bâton. Mais d’un autre côté, elle le prenait en pitié. Ce n’était qu’un enfant, qui avait été projeté dans un monde impitoyable sans vraiment le vouloir. À voir quel type d’adversaire était réellement le Papillon lorsqu’on lui faisait face, Valentine le trouva plutôt courageux ; ce n’était pas simple à cet âge-là d’affronter tous ces problèmes. Déjà que l’adolescence était la pire période pour un enfant.

Ah. Était-ce là des remords qu’elle éprouvait ? Impossible. Elle ne pouvait pas regretter ses actes, il ne lui fallait surtout pas se permettre de tels sentiments.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle finalement avec gentillesse, avant d’avaler une nouvelle gorgée de son thé qui refroidissait à vue d’œil.

– J’ai menti à une amie, articula-t-il après un petit silence. Elle me fait confiance, et je lui ai caché quelque chose de vraiment très important. Et je ne sais pas quand je pourrai la revoir, et si je pourrai me confier à elle. »

Valentine garda ses yeux bleu-vert posés sur le blondinet pendant quelques instants. Elle garda aussi le silence, en même temps.

À coup sûr il parlait de Ladybug. Lui avait-il caché que Tigresse connaissait son identité ? C’était probable. D’ailleurs, il portait toujours la chevalière malgré cela. Ne renonçait-il pas à son kwami malgré le secret levé ?

« Allons-bon. »

Elle avait laissé s’échapper un soupir, un peu contre sa volonté. Puis Adrien sentit la main aux doigts fins et allongés se poser sur son épaule.

« Si ce que tu as fait est vraiment horrible, alors faute avouée à demi pardonnée, non ? Je me demande bien ce qui peut être si grave pour que des gamins de votre âge soient autant travaillés. Marinette aussi fait souvent la moue ces temps-ci. À tout hasard, vous n’auriez pas les mêmes problèmes ? plaisanta-t-elle sur le ton le plus léger qu’elle pût se permettre.

– Impossible, » murmura Adrien comme pour lui-même.

S’il avait tourné son visage vers la jeune femme, il aurait vu le sourire amusé que sa réponse avait fait naître sur son visage. Si tu savais, se dit-elle.

Elle ôta de son épaule sa main aux ongles soigneusement vernis de rouge bordeaux brillant, et reprit le gobelet de plastique, afin de le vider. Il ne restait plus qu’une gorgée, devenue amèrement froide à force de la laisser patienter. Elle réprima une moue dégoûtée, et leva les yeux au ciel.

Les nuages s’effilochaient à travers l’azur. Ce blanc immaculé était poétique, presque relaxant. Cela lui rappelait ses après-midi d’été lorsque, enfant, elle s’étendait dans l’herbe du jardin et contemplait pendant ce qui lui semblait de longues heures cet infini qu’elle ne pourrait jamais atteindre. À l’époque, elle était insouciante, elle n’avait pas conscience du monde étrange qui l’entourait. C’était la belle époque, celle où tout allait bien, celle où ses parents s’entendaient encore parfaitement, l’époque d’avant la déchirure. Un sentiment de nostalgie l’envahit, et pendant quelques secondes elle se sentit vaciller. C’était comme si toutes ses responsabilités lui revenaient en pleine figure en un instant, à la simple contemplation de la voûte étendue au-dessus de ses yeux.

D’ordinaire le calme du ciel n’était perturbé que par des vols de pigeons ou bien par de discrets avions. Mais elle aperçut non pas un volatile de plumes ou de métal, mais un petit papillon aux ailes violacées, qui se laissait presque porter par le vent, bien trop frêle pour lutter contre lui.

Son sang ne fit qu’un tour. Qui d’elle ou d’Adrien en était la cible ? Il était évident que ce papillon avait été envoyé pour l’un d’eux.

Dans son observatoire, le Papillon guettait le moment fatidique, celui où son émissaire établirait un contact entre lui et sa cible.

« Pardonne-moi Adrien, murmura-t-il pour lui-même, conscient que ses paroles n’atteindraient jamais son fils. Je te promets que tout ira bien. »

Lorsqu’il sentit que son papillon avait touché sa pauvre victime, un frisson lui parcourut l’échine.

« Fuis ! »

La voix de Valentine saisit violemment Adrien. Elle ne tremblait pas, elle ne vacillait pas, bien au contraire. Elle s’était élancée droit devant lui, le poussant en arrière afin de l’écarter – même temporairement – du danger. Il se retrouva incapable de bouger, ne pouvant que la regarder avec horreur.

Que pouvait-il faire ?

« Enfuis-toi bon sang ! Ne reste pas là ! »

Il la vit, impuissant, tendre le bras vers le papillon. C’était presque comme si elle s’était jetée sur lui, prête à sauter dans le vide pour se faire posséder plutôt que de le laisser être pris au piège. Ses longs doigts fins se refermèrent en un poing serré, qu’elle entoura de sa main droite afin de l’immobiliser.

« Puisque je te dis de fuir ! hurla-t-elle, sans que la panique ne transparût dans sa voix. Va te cacher, et mets le plus possible les autres en sécurité ! Fonce ! »

Adrien se remit comme il put debout sur ses jambes, et prit la fuite en direction de la trappe. Avant de la refermer derrière lui, il jeta un dernier coup d’œil à la jeune femme qui luttait contre l’akuma, ses lèvres retroussées dévoilant ses dents pointues, et les veines de ses mains apparaissant de plus en plus sous sa peau.

S’assurant d’un rapide regard que le blondinet avait quitté les lieux, Valentine se détendit quelque peu. Elle n’avait pas tellement réfléchi, et avait laissé son corps prendre cette décision héroïque. Quelle vaste blague. Peut-être qu’en se laissant – partiellement, espérait-elle – akumatiser pourrait-elle prendre sa revanche sur cet homme qui l’avait tant faite souffrir, physiquement comme psychologiquement. Peut-être même pourrait-elle le devancer et mettre la main sur les bijoux avant lui.

Roarr profita de cet instant pour sortir de sa cachette, à savoir l’intérieur du sac de Valentine. Voyant la situation dans laquelle s’était fourrée sa porteuse, elle ne put dissimuler ses craintes. La jeune femme vit cet air inquiet sur son petit visage rond, et tenta de la rassurer.

« Ça va aller, souffla-t-elle. Je ne compte pas céder si facilement face à ce lâche ! »

Il était difficile de décrire ce qu’elle ressentait. Le papillon lui brûlait atrocement la main gauche, et sa chaleur irradiait jusqu’à atteindre la droite. Ce violent feu remontait à travers ses veines, se mêlant à son sang, pour gagner son cœur qui s’arrachait de part et d’autre. Chaque cellule, chaque atome de son corps se déchirait en un millier de morceaux. Elle se retenait de crier, mais cela ne faisait que rendre ses souffrances bien pires. Était-ce parce qu’elle résistait autant que cela lui faisait aussi mal ? Si elle se laissait faire, est-ce que tout cesserait ? Voilà que sa conscience lui échappait… Était-ce la voix de sa raison qui résonnait dans sa tête ? Non, c’était un homme qui parlait…

« Je ne pensais pas que tu tiendrais aussi bien, se moquait-il. Mais tu ne pourras pas gagner ce combat, je connais ta haine. »

Une goutte de sueur perla sur son front. Elle ferma les yeux, priant pour que cela apaisât le chaos et la tourmente de son âme. Elle perdait cette bataille, elle ne pouvait plus lutter.

« Tiens bon, souffla Roarr. Peut-être que si tu résistes assez longtemps, on pourra…

– Cache-toi, ne reviens que quand ce papillon aura été détruit, et ne bouge pas tant que je ne suis pas redevenue moi-même. Tu peux le faire ? »

Le tigre acquiesça, et prit la fuite, trouvant refuge dans le sol, où nul ne pourrait en théorie le trouver. Un dernier coup d’œil en direction de Valentine lui indiqua qu’elle perdait son combat pour de bon. Roarr pria intérieurement – mais à qui adressait-elle sa prière ? – pour qu’elle s’en tirât sans problèmes. Mais peut-être en demandait-elle trop.

Dans un élan désespéré, Valentine extirpa de son sac un épais livre qu’elle avait emprunté à la bibliothèque universitaire depuis un moment, et qu’elle comptait à l’origine rendre après sa journée de travail. Pour rien au monde elle ne voulait que ce papillon fusionnât avec elle – et si pour la libérer elle se faisait à son tour détruire par ce stupide adolescent ? –, si bien qu’elle plaqua de toutes ses forces la paume contre la couverture, obligeant la petite créature aux ailes violacées brillantes à s’y infiltrer.

D’un coup, tout son corps se raidit, comme s’il était à l’affût du moindre signe de l’expéditeur de ce petit émissaire volant. Bientôt, une voix résonna dans sa tête. Quelle drôle de sensation. Et quelle dégoût de se retrouver à la solde de cet homme qui avait tenté de la tuer – et qui aurait aisément pu réussir – à peine quelques jours auparavant.

« J’ai failli attendre, rit l’homme – devinait-elle un sourire derrière cette voix ? –, tu t’es bien défendue. À présent, aide-moi, ma chère Apaté. »

Les pouvoirs de transmission du Papillon vinrent l’envelopper d’une douce chaleur réconfortante. C'était étrange, on eût presque dit l'embrassade d'un être aimé. Valentine accueillit cette sensation à bras ouverts, oubliant presque l’espace d’un instant la mission qu’elle s’était donnée.

*

Marinette s’était inquiétée de ne pas voir Adrien les rejoindre à la bibliothèque du collège, même si Nino avait justifié l’absence de son camarade par une certaine manie à toujours disparaître inopinément. Elle avait peur que quelque chose se tramât et arrivât au blondinet. Mais il fallait se rendre à l’évidence, il ne les rejoindrait probablement pas.

Lassée par ses devoirs de mathématiques – il n’y avait rien de plus compliqué à comprendre que le calcul littéral –, Marinette s’était tournée vers la lecture. Cela faisait un petit moment qu’elle ne s’était pas autorisé une pause littéraire, trop accaparée par ses mille et unes obligations. Elle avait erré à travers les rayons, cherchant un titre ou une couverture qui captiverait son regard, et pourquoi pas une quatrième de couverture qui la convaincrait dans son choix. Elle sortait un à un les épais romans jeunesses, les feuilletant dans l’espoir que ce fût le bon.

Elle fut tirée de sa rêverie passagère par le bruit assourdissant d’une porte que l’on claquait.

Lorsqu’elle leva les yeux vers l’entrée du bâtiment, elle vit une silhouette qu’elle pouvait reconnaître entre mille. Chat Noir venait de faire irruption de la manière la plus bruyante et soudaine possible.

Marinette se retourna directement vers Alya, qui lui rendit silencieusement son regard. Il n’y avait que peu d’élèves dans la pièce, mais suffisamment pour qu’un petit brouhaha retentît lorsque tous constatèrent qui était ce nouveau venu peu discret.

« Fuyez tous, cria-t-il, elle arrive !

– Qui ça, elle ? interrogea Marinette en s’avançant vers lui, oubliant presque qu’elle n’était pas – qu’elle n’était plus – Ladybug.

– L’akumatisée. Une prof de votre collège, je crois. »

Il serra les dents ; voilà que la jeune femme approchait tranquillement, ne leur laissant qu’une poignée de secondes avant que la porte ne se retrouvât fracassée en mille morceaux.

« Fuyez ! » ordonna-t-il d’une voix grondante et impressionnante, avant de commencer à déplacer une à une les étagères pour créer une barricade de fortune.

N’hésitant pas plus longtemps, Marinette se rua vers Alya et Nino, et leur saisit le poignet, avant de les entraîner dans le couloir mitoyen. Elles ordonnèrent à Nino de se cacher avec tous les autres fugitifs dans une salle de classe dont ils fermèrent la porte à double tour, avant de se barricader à l’aide des tables et chaises. Lorsqu’il leur demanda ce qu’elles allaient faire de son côté, elles répondirent d’une seule et même voix, sans se concerter :

« Faire diversion ! »

Puis elles reprirent leur course, jusqu’à trouver un endroit caché où Alya, encore un peu fébrile, fit appel à Tikki.

De son côté, Adrien jurait. Seul face à Valentine, il ne ferait jamais le poids. Aidée par le pouvoir de l’akuma, elle semblait redoutable, et force était de constater que sa blessure ne la lançait plus du tout tant elle se déplaçait avec aisance.

Il ne l’avait pas vue se transformer, bien trop occupé à lui-même changer d’apparence – et d’identité – et à trouver un terrain pour l’affronter. Elle l’avait pris par surprise, à son plus grand regret, et il avait vite compris que sans l’aide d’une certaine coccinelle, il ne pourrait jamais la vaincre. C’était à peine s’il avait vu de quoi elle était capable.

Ce qui était le plus curieux chez elle était l’apparence qu’elle avait revêtue. Elle qui avait un physique tout à fait banal pour une Européenne, voilà qu’elle avait pris une allure bien plus majestueuse grâce au simple pouvoir du Papillon. Son corps était recouvert d’un long péplos d’un bleu clair, très clair, et aux motifs semblables à des fresques grecques peints en plusieurs nuances de rouge et jaune juste au-dessus du repli du tissu au niveau du ventre, ainsi que sur le devant. C’était étrange de constater de telles couleurs sur un vêtement qu’Adrien n’avait constaté que sur les statues grecques du Louvre, mais il croyait se souvenir que c’était justement parce que le marbre avait perdu ses couleurs avec le temps qu’on croyait ces robes si immaculées.

Quoi qu’il en fût, Valentine ressemblait désormais à l’une de ces statues de pierre. La ceinture proprement nouée autour de sa taille creusait de nombreux plis qui flottaient autour d’elle de manière surréaliste. Il en allait de même pour la totalité de son corps qui survolait légèrement le sol, ses pieds nus joints pendaient jusqu’à presque toucher le sol. Ses cheveux, ramenés en un chignon, étaient retenus par un petit ruban qui les empêchaient de s’envoler à la moindre brise.

Et dans sa main droite se trouvait cet épais livre qu’elle ne lâchait jamais, tandis que la gauche faisait de temps à autre des mouvements, dessinant des signes qui s’évaporaient aussitôt dans l’air.

« À coup sûr, c’est le livre le réceptacle de l’akuma, fit une voix près de lui.

– Je ne pense pas, répondit-il en se tenant prêt à réagir en cas d’offensive. J’ai croisé un témoin de son akumatisation, et il m’a dit qu’elle l’avait pris à pleine main. »

Il eut un moment d’hésitation. À qui parlait-il au juste ?

« Ah, on s’est pas présentés, » lança la nouvelle venue en se tournant vers lui et en lui tendant la main.

Il eut un mouvement de recul, qui sembla offenser quelque peu son vis-à-vis. Quelque chose chez elle lui sembla familier.

« Je suis Porte-Bonheur, la remplaçante de Ladybug, annonça l’héroïne au costume semblable en tout point à celui de son ancienne acolyte. Ravie de te rencontrer, Chat Noir.

– Moi de même, sourit-il, bien que son cœur se serrât au simple souvenir de sa dernière entrevue avec la brunette.

– Tu dis qu’on a un témoin de son akumatisation ? reprit-elle en jetant un rapide regard à la femme qui se tenait de l’autre côté de la porte, et qui restait immobile, le visage impassible. Il t’a dit quoi ?

– Qu’elle s’est jetée sur l’akuma et l’a empoigné, pour le protéger. Je l’ai mis en sécurité, et j’ai tenté d’appâter cette chère divinité grecque en attendant la venue d’une petite coccinelle. On dirait que j’ai eu de la chance ! »

Porte-Bonheur esquissa un sourire, qui disparut pourtant presque aussitôt. Elle hurla à son « nouveau » compagnon d’armes – ils avaient bien déjà combattu ensemble, mais lui l’ignorait – de se mettre à couvert, avant de se jeter sur lui pour lui éviter de se prendre une des étagères propulsées à pleine vitesse par l’intruse.

« Chat-Noir, détruis l’endroit où s’est logé l’akuma ! ordonna Porte-Bonheur avec autorité. Qu’on en finisse au plus vite !

– Je ne peux pas ! C’est son corps le réceptacle ! Si je fais ça, elle va mourir…

– Puisque je te dis que c’est son livre ! C’est évident ! »

Valentine posa sa main gauche sur le livre, la même main que celle qui avait saisi sans la moindre hésitation le papillon à peine plus tôt. Elle sembla prononcer quelques mots, puisque ses lèvres remuèrent. Et en un mouvement très rapide, elle s’approcha de Chat Noir, et vint plaquer sa main sur son torse.

« Affronte tes erreurs, » dit-elle sur un ton neutre, presque entièrement vidé de toute émotion.

La seconde d’après, Adrien eut comme des visions, des images se projetaient devant ses yeux à une vitesse folle. Non, c’était comme s’il était projeté dans des scènes qui n’évoluaient qu’autour de lui. C’était des scènes très courtes, d’à peine une seconde ou deux, mais leur souvenir lui revenait presque immédiatement. Cette fois où il avait cataclysmé le mauvais objet, rendant la tâche plus ardue. Cette fois où il avait failli détruire bien plus de bâtiments que ce qu’il aurait dû à cause d’une mauvaise chute, cataclysme en main. Cette fois où, en tant que Aspik, il avait tenté et retenté d’aider Ladybug, remontant encore et encore le temps, et échouant à chaque fois. Et cette fois, où il avait tendu la main vers quelqu’un – un homme, semblait-il – qui tomba en poussière presque aussitôt. Mais il était incapable de resituer cet événement ; de quand datait-il ?

Il laissa s’échapper un hurlement de panique. Instinctivement, il appela son cataclysme, et voulut se jeter sur ces images qui lui retournaient la tête. Quelque chose le retint ; il reconnut le fil qui enserrait son torse comme étant celui du yoyo de Ladybug, et qui appartenait à présent à Porte-Bonheur.

« M’abandonne pas maintenant ! vociféra-t-elle. Regarde ton ennemie ! »

En face d’eux, la jeune femme semblait souffrir. Une expression de douleur tira ses traits alors qu’elle reculait. Que lui arrivait-il donc ? Ils l’ignoraient.

Les voix hurlaient dans la tête de Valentine. La sienne, celle de sa conscience, tentait de rivaliser avec l’écrasante présence du Papillon. Qu’il s’en aille ! Qu’il la laisse tranquille ! Elle voulait redevenir elle-même, c’était bien trop dérangeant d’être sous l’emprise d’un pouvoir étranger. Pouvait-elle appeler à l’aide ? L’entendrait-on ? Viendrait-on la sauver ? Le mériterait-elle ? Tiens bon tiens bon tiens bon tiens

« Sors de ma tête ! » cria-t-elle soudainement.

Ne s’attendant pas à cela, les deux adolescents restèrent immobiles un instant. La corde du yoyo de Porte-Bonheur se détendit, et lâcha complètement sa prise.

« C’est le moment pour l’avoir ! Cataclysme-la !

– Je ne cataclysmerai pas un humain ! Si je le fais, elle va mourir ! »

Pourquoi diable sa nouvelle associée s’entêtait-t-elle autant à penser que l’akuma était dans ce livre ? Il l’avait vue attraper dans sa main nue le petit papillon. Que pouvait-il faire ? Il n’avait plus beaucoup de temps…

« Dépêche-toi, avant qu’elle ne se reprenne !! »

La voix pressante de l’héroïne-coccinelle lui hérissait le poil. Ses yeux naviguaient entre sa main griffue, et la pauvre Valentine qui se livrait à une lutte contre elle-même. Que faire ? Que devait-il faire ?...

« Chat Noir !! » hurla-t-on derrière lui.

Il sentit une paire de mains le pousser en direction de l’akumatisée. Et droit devant lui, il tendait ses deux mains avec désespoir.



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*『愛されなかった分や

報われなかった分や

人それぞれの身体に空いた無数の穴ぼこ

埋め合わせる為に犠牲になった何かが

差し詰め生涯悔やむことになる、むごたらしい致命傷』


「独白」 - amazarashi

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