Sous l'affiche d'un film pornographique
Chapitre XVI
Puisque les séparations sont toujours tristes,
nous feignons de nous séparer.
C’est un jeu d’aurevoirs.
C’est un jeu où on se leurre en se disant
Que nous pourrons nous revoir à coup sûr un jour.
Que nous pourrons nous revoir à coup sûr un jour… *
– Jouer aux aurevoirs – amazarashi
Lorsque Ladybug arriva sur le lieu du rendez-vous, Chat Noir nota son air grave et bien trop sérieux.
Il avait aisément deviné que quelque chose d’important avait eu lieu lorsque Tigresse l’avait isolé dans cette prison de pierre, mais il n’avait su sonder l’esprit de sa camarade, à son plus grand regret. Il comptait désormais pour ce petit rendez-vous secret pour en apprendre plus sur ce qu’il avait raté.
« Ravi de te revoir, ma Lady, lui dit-il en faisant une courbette comme il les affectionnait tant.
– Chat Noir, je suis désolée, mais tu risques de ne pas aimer cette discussion. »
Il posa sur elle des yeux verts inquisiteurs ; elle ne soutint pas son regard, et baissa les yeux. Gardant le silence quelques instants de plus, elle se dirigea vers le bord du toit, et surplomba la ville. En bas, elle voyait les routes sur lesquelles passaient quelques véhicules, dont beaucoup de taxis. Quelques cyclistes et piétons se rendaient ici et là, chacun à son rythme. Les lampadaires projetaient leurs ombres sur l’asphalte, assombrissant un peu plus son habituel gris terne. L’éclairage de la ville, couplé aux innombrables nuages qui s’étaient réunis ce soir-là, empêchait de distinguer la moindre étoile.
Elle s’assit sur le rebord de pierre, et laissa ses jambes pendre dans le vide. C’était peut-être la dernière fois qu’elle utiliserait son Miraculous. C’était peut-être la dernière fois qu’elle verrait Chat Noir en tant que partenaire.
« Tigresse est bien plus dangereuse que ce que l’on pensait, articula-t-elle. J’ignore comment elle a fait, mais elle a ordonné à Tikki de me dé-transformer, alors qu’elle n’était pas censée connaître son nom. Et Tikki lui a obéi. »
Il voulut la rejoindre, prendre place à ses côtés, mais elle l’en dissuada.
« Personne ne nous observe, alors je vais te montrer comment elle a fait. Reste dans mon dos, tu veux bien ?
– Tu me promets de ne pas regarder ? » demanda le blondinet, sa gêne transparaissant dans sa voix.
Marinette trouva cette situation ironique ; lui qui quelques temps auparavant voulait se révéler à elle sous sa véritable identité, voilà qu’il semblait pudique à l’idée qu’elle sût qui se cachait sous son masque.
« Je te le promets. Je ne compte pas découvrir qui tu es.
– Dans ce cas, je veux bien que tu m’expliques. »
Il s’installa dos à elle, sentant presque sa chaleur se transmettre à travers leurs tenues générées par les pouvoirs de leurs kwamis. Il tendit l’oreille, prêt à entendre tout ce qu’elle avait à lui dire.
« Plagg, dé-transforme-le, » articula Ladybug, ses paupières fermement closes.
Un éclat lumineux entoura l’adolescent, avant de révéler un Adrien désemparé. Son kwami virevolta autour d’eux, l’air quelque peu songeur, jusqu’à comprendre ce qui venait de se passer, et haussa les épaules.
« Je vois que vous avez compris les limites de cette incantation, souffla-t-il. Ce devait bien arriver un jour ou l’autre.
– Plagg, pourquoi as-tu obéi ? vociféra Adrien. Je suis censé être ton porteur ! »
Le sentiment d’humiliation qui commençait à le gagner le fit trépigner. Quelque chose n’était pas normale.
« Si tu veux, tu peux essayer par toi-même, souffla Ladybug. Ordonne à mon kwami de me rendre mon apparence de civile.
– Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. Tu te rends compte Ladybug, de ce que ça signifie ? N’importe qui peut nous faire redevenir… banal.
– Ordonne à Tikki de me dé-transformer, répéta la brunette, d’un ton un peu plus autoritaire. Nous avons besoin d’elle pour réfléchir à un plan d’attaque. »
Il obéit, à contrecœur. L’instant d’après, le kwami de la Coccinelle se joignait à eux.
« C’est un peu bizarre de se retrouver comme ça tous les quatre, sourit tristement la petite créature. C’est que quelque chose de grave se passe, non ?
– Tigresse connaît mon identité, annonça Marinette.
– Attends, quoi ? s’étonna Adrien en se crispant.
– Quelque chose me dit que ça sent mauvais pour nous, grogna Plagg comme pour lui-même.
– Elle a fait comme ça. Elle a trouvé le nom de Tikki, et lui a ordonné de me dé-transformer. Exactement comme Chat Noir vient de le faire. »
Il y eut un silence.
« Je ne peux plus être Ladybug, conclut-elle en retenant ses larmes. J’irai voir le Gardien pour lui remettre mon Miraculous, et nous ne pouvons qu’espérer que la prochaine Coccinelle soit aussi douée que moi pour finir ce combat.
– Tu ne peux pas faire ça, s’énerva Adrien. Tu es ma partenaire, tu es Ladybug ! Je ne veux pas n’importe qui comme alliée ! »
Sous le coup de la colère et de la déception, il s’était levé et faisait les cent pas sur le toit plat du collège. Il lui fallait lutter contre lui-même pour ne pas regarder en direction de sa future ex-partenaire – il fallait qu’il l’empêchât de rendre les armes ! – par respect de son identité secrète.
« Il n’y a que toi, ajouta-t-il, ça a toujours été toi et moi. Ladybug et Chat Noir. Tu connais tes pouvoirs, tu les maîtrises, et tu connais nos ennemis. Si une nouvelle arrivante débarquait là, tout de suite, maintenant, il faudrait tout reprendre à zéro. Je t’en prie, n’abandonne pas.
– Et que ferons-nous le jour où Tigresse dévoilera mon secret ? Je ne peux pas décevoir mes parents, ma famille, mes amis. Je ne peux pas te décevoir. Alors je la laisse gagner. Toi et ma remplaçante me ferez justice en l’anéantissant. »
Il tapa nerveusement du pied sur le sol.
« Comment ça, tu ne veux pas me décevoir ? Comment tu pourrais me décevoir, ma Lady ? »
Marinette poussa un soupir, et frotta ses mains l’une contre l’autre.
« Chat Noir, je connais tes sentiments envers moi. Et tu connais les miens. Je ne veux pas détruire l’image que tu as de moi en te révélant qui je suis. Et si celle qui se cache sous le masque de Ladybug était une de tes connaissances ? Une de tes ennemies ? Et si la « vraie » Ladybug était loin d’être aussi formidable que ce qu’elle paraît être ? Je ne veux pas que tu perdes cette belle image que tu as de moi. »
C’était rageant que de ne pouvoir la réconforter. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, au moins lui prendre la main ; un peu de contact physique ne pouvait que lui remonter le moral. Et puisqu’ils n’étaient pas transformés, il ne pouvait rien de ça.
« Je ne relèverai pas cet affront que tu me fais. Je ne suis pas superficiel. Je me moque de savoir qui tu es réellement ; tu es Ladybug, tu es ma partenaire. Point final. »
S’il avait été télépathe, il aurait sûrement pu entendre les supplications de Marinette, priant pour qu’il mît fin à son discours avant qu’elle ne pleurât. Par chance, il s’était arrêté à temps ; elle n’aurait pas pu supporter quelques phrases de plus.
« Écoute, il faut que l’on trouve un moyen de piéger Tigresse, finit-elle par dire, revenant au sujet premier de leur entrevue. Lorsqu’elle m’a dé-transformée de force, j’ai voulu lui faire la même chose, mais Roarr ne m’a pas obéi, même si je l’ai appelée par son nom. Elle a trouvé une parade.
– Je crois que je n’ai pas d’autre choix que de vous expliquer, » soupira Tikki, qui, visiblement, en avait tant qu’assez de rester spectatrice.
Le silence se fit, les oreilles se tendirent. Toute l’attention était concentrée sur elle, elle n’avait pas à les décevoir.
« Pour commencer, vous n’êtes pas sans savoir qu’un Mage a créé les bijoux pour que nous communiquions ensemble. En réalité, il voulait nous asservir, par le biais des Miraculous. C’est pour ça qu’il nous a nommés en même temps qu’il nous a enchâssés dans nos bijoux ; c’était sa manière à lui de mettre la main sur nos pouvoirs.
– Donc vos noms… Tikki et Plagg, et tous les autres, ne sont pas vos vrais noms ? interrogea Adrien, qui ne croyait pas en ce qu’il venait d’apprendre.
– C’est ça. Notre nom véritable est enfoui dans notre mémoire, et à moins que vous ne le découvriez, jamais nous ne nous en souviendrons. Je suis Tikki, ils sont Plagg, Wayzz, Roarr et tant d’autres. Mais nous avons oublié qui nous étions autrefois.
– Et que se passerait-il, si on vous appelle par votre « nom véritable » ? »
Les perspectives que cela impliquait n’enchantait guère Marinette. Si cela débloquait une puissance sans pareille, alors il ne fallait surtout pas que le Papillon, Mayura ou encore Tigresse ne l’apprît. Quant à elle et Chat Noir… Seraient-ils capables d’apprivoiser ce pouvoir qui s’offrirait à eux ?
« Je l’ignore. J’ai oublié lorsque je suis devenue Tikki. Je ne suis plus qu’une fraction de ce que j’étais ; lorsqu’un kwami est libre, il a une possibilité d’action presque infinie, pour peu que cela concerne sa raison d’être. Je pourrais créer un univers entier si je le désirais, et Plagg pourrait causer n’importe quelle catastrophe, ou encore détruire le monde d’un simple claquement de doigts. Aujourd’hui nous sommes limités à ce que nous sommes : de petites créatures aux pouvoirs atrophiés. »
Les adolescents l’écoutaient en silence. Qui aurait cru qu’il y avait eu de telles histoires derrière la création des Miraculous ? Eux qui pensaient que ces bijoux avaient été façonnés comme un simple pont entre le monde divin et le monde mortel, voilà qu’en réalité ce n’était qu’un vestige de l’arrogance d’un homme bien trop puissant.
« Nos noms sont semblables à une incantation. Comme – elle réfléchit un instant – dans ce livre avec des sorciers que tu lis. Il faut qu’ils annoncent leur sort pour le produire. Les kwamis sont comme ça : pour les asservir, il faut leur donner des ordres en les obligeant à obéir en appelant leur nom.
– Comme lorsqu’on vous demande de nous transformer ?
– Exactement. C’est notre « incantation », dirons-nous.
– Je n’en reviens pas. »
Adrien fit de nouveau les cent pas, dessinant de ses piétinements un cercle imaginaire sur le toit du bâtiment. Lui qui pensait former une alliance avec Plagg, voilà qu’il réalisait qu’il ne faisait que lui donner des ordres depuis le début.
« Est-ce que ça vous déplaît, quand on vous donne des ordres comme ça ? Vous obéissez à contrecœur ?
– Nous ne pouvons pas refuser le moindre ordre dès lors que notre nom est prononcé, répondit Plagg. Sauf s’il entre en contradiction avec un autre.
– Comme nous sommes des alliés, nous n’agissons pas sous la contrainte. Nous avons le même but que vous : arrêter le Papillon et ramener Nooroo auprès des siens. Pour ma part, je ne rechigne pas à la tâche !
– Ça me rassure, souffla le blondinet. Mais je tiens à m’excuser tout de même pour toutes ces fois où je vous ai commandés…
– Il n’y a aucun problème, » sourirent les deux kwamis.
Marinette, qui s’était faite silencieuse depuis tout ce temps, finit par se faire entendre.
« Sauf si l’ordre en contredit un autre, c’est bien ça ? Donc Tigresse a ordonné à Roarr de ne pas nous obéir. C’était sa manière de se protéger contre nous au cas où on voulait utiliser sa technique contre elle.
– Cette femme est redoutable, grommela Plagg. Elle nous a bernés jusqu’au bout. »
Il sembla avoir un éclair de génie ; un détail lui revint soudainement en mémoire, et la panique commença à le gagner.
« La traîtresse. Maudite Roarr ! éructa-t-il en volant à toute vitesse, comme si les frictions du vent lui permettraient de se rafraîchir l’esprit.
– Qu’est-ce qui se passe, Plagg ?
– Roarr est venue chez toi, Chat Noir, grogna-t-il. Elle est venue, et elle m’a parlé, elle m’a dit qu’elle était là par pur hasard, que sa porteuse la laissait se promener… Je suis sûr qu’elle obéissait à ses ordres : elle voulait savoir qui tu es.
– Tigresse a deviné qui je suis, moi aussi, admit Adrien. Mais je ne sais toujours pas comment elle a pu faire.
– Voilà ta réponse. Elle s’est infiltrée chez toi par le biais de Roarr. Cette sale traîtresse. Et dire que je l’ai crue. Elle m’avait promis qu’elle ne révélerait pas ton nom. Et je l’ai crue ! Quel idiot ! »
Plus Plagg sortait de ses gonds et plus Adrien craignait qu’il ne dégainât son cataclysme sans le vouloir. D’un autre côté, lui-même était bien trop en colère pour lui demander de se calmer. Cette situation, cette odieuse femme, le mettait hors de lui.
« Attends un peu… Tikki, tu ne m’avais pas dit que les promesses étaient inviolables pour vous kwamis ?
– Si, acquiesça la coccinelle, toute promesse faite par un kwami se doit d’être tenue. Nous ne pouvons ne pas la respecter.
– Donc Roarr n’a pas pu dire à sa porteuse qui était le porteur du Chat Noir, déduisit Marinette.
– Je n’aime pas du tout ce que tout ça implique, grommela Plagg.
– Est-ce que ça voudrait dire… que Tigresse me connaît de près ou de loin, et qu’elle a déduit que j’étais Chat Noir ? »
La réponse unanime des trois autres confirma son hypothèse ; tous étaient de cet avis, et ce n’était pas une idée très rassurante.
« Je ne peux quand même pas me mettre à douter de mon entourage ! s’offusqua le blondinet. Est-ce que je devrais me méfier de ma famille, de mes amis, et même de mes professeurs ?
– Il faut surtout que tu restes impassible, conseilla Marinette, en pleine réflexion quant à la conduite à adopter. Si tu montres que tu es méfiant, Tigresse pourrait en profiter, peut-être pour te mettre d’autres personnes à dos. On ne connaît pas son lien avec le Papillon, peut-être essaie-t-elle de te forcer à être akumatisé.
– J’ai déjà fait cette erreur une fois, je ne suis pas près de recommencer. »
Il laissa s’échapper un grognement agacé, et reprit sa ronde incessante pas à pas. Plagg virevoltait autour de lui, comme s’il espérait pouvoir l’aider à se calmer.
« Est-ce que nous pourrions rester seul à seule ? demanda Marinette en se tournant vers son kwami. J’aimerais pouvoir lui parler en face à face.
– Tu sais ce qu’il te reste à faire, sourit tristement Tikki, inquiète à l’idée de ce dont pourrait être capable sa porteuse.
– Dans ce cas, Tikki, transforme-moi. »
L’éclat lumineux qui suivit fit comprendre à Adrien qu’il devait en faire de même ; l’instant d’après, Chat Noir faisait face à Ladybug.
« Il ne faut surtout pas qu’elle nous force à nous dé-transformer en plein combat, et c’est valable pour tous les autres kwamis auxquels nous pourrions faire appel. Lorsque tu seras rentré chez toi, ordonne à Plagg de n’obéir qu’à toi. Je n’aime pas jouer comme ça, mais c’est notre seule manière de riposter.
– J’y penserai, souffla-t-il sans pouvoir détacher son regard de celui de sa partenaire. Je le ferai dès que je serai rentré. »
Elle lui sourit ; il sentit une petite vague d’espoir déferler dans son cœur. Tout ce qu’il espérait fut qu’elle ne disparût pas de sitôt.
« Dis, bredouilla-t-il, qu’est-ce qu’on va devenir ? Qui te remplacera, si tu rends les armes ?
– J’ai peut-être une idée de la personne qui pourrait me succéder. Je dois d’abord en parler au Gardien, mais s’il accepte mon choix, alors tu peux être sûr que tu auras une excellente alliée.
– Elle ne sera pas aussi efficace que toi, lâcha–t-il tristement.
– Laisse-lui une chance, s’il te plaît. »
Il acquiesça. Elle savoura une dernière fois ce regard qu’elle ne côtoierait plus d’aussi près. Ce vert émeraude lui manquerait assurément. Sans parler de cette tignasse qu’elle reconnaîtrait entre mille. D’ailleurs, était-ce un épi qu’elle distinguait là, s’extirpant du sommet du crâne ? Cette constatation la fit sourire ; elle aurait beaucoup aimé pouvoir le rencontrer sans son masque. Peut-être auraient-ils pu devenir amis ? Il ne semblait pas spécialement plus jeune ou plus âgé qu’elle, même s’il avait parfois laissé entendre qu’il était au lycée. Ce garçon était décidément plein de mystères, mais peut-être pensait-il la même chose d’elle après tout.
« Désolée de ne pas avoir été celle que tu espérais, s’excusa-t-elle ; ses sourcils tombant sur les côtés approfondissaient son expression chagrinée. Tu aurais sûrement voulu que je ressente la même chose pour toi.
– Pas du tout ! Enfin, si, mais ne t’excuses pas pour ça, voyons. C’est normal, ça ne se contrôle pas, et puis… »
Son sourire amusé laissa place à un air peiné.
« Celui que tu aimes… doit certainement être meilleur que moi. »
Il y eut un long silence. Si Tikki et Plagg avaient été là, peut-être leurs chamailleries amicales auraient-elles pu changer l’ambiance et la rendre un peu plus gaie.
Tous deux détournèrent le regard, incapable de soutenir celui de l’autre. Seraient-ce donc là leurs derniers échanges, amers et penauds ?
« Chat Noir, je tiens à te remercier du fond du cœur pour tout ce que tu as pu faire pour moi. Tu as été un compagnon formidable, je suis sûre que nous nous serions bien entendus sans ces masques. Alors pour ne pas que je parte en te laissant quelques regrets… »
Elle s’approcha de lui d’un pas mal assuré. Lorsqu’elle se retrouva à quelques centimètres de lui, elle tendit son visage vers le sien, et vint déposer un timide baiser sur ses lèvres. Avant même qu’il ne pût réagir, elle se recula, et afficha un large sourire dévoilant ses dents blanches ; ses joues rougies par la gêne embellissaient son teint.
« Tu auras eu le premier baiser de Ladybug. »
Il eut à peine le temps de réfléchir, et se retrouva quelques secondes plus tard à la serrer de toutes ses forces dans ses bras. Il tremblait, et pour peu il pleurerait. Mais il fallait qu’il restât fort, il ne voulait pas perdre la face devant elle. Alors il inspira une dernière fois la délicieuse odeur fruitée qui se dégageait de ses cheveux d’ébène, et se sépara d’elle.
« Merci pour tout, ma Lady. Merci infiniment. »
Elle prépara son yoyo afin de rentrer chez elle. Alors qu’elle s’apprêtait à s’élancer après un énième « au revoir », il lui fit de grands signes.
« Si tu te sens triste et que tu as besoin de moi, n’hésite pas à venir me voir. Avec ou sans ton masque, tu resteras ma Lady ! »
Cette innocence et cette pureté qui n’appartenaient qu’à lui arrachèrent à la brune un sourire ; elle dissimula les larmes qui commençaient à monter, et s’élança à travers la nuit. Elle disparut rapidement entre deux toits, pour ne plus jamais revenir.
Chat Noir resta quelques instants seul. N’en pouvant plus, il regagna à son tour sa demeure.
Ce ne fut qu’une fois étendu dans son lit qu’il se laissa pleurer. La joie de la compagnie de sa Lady avait soudainement laissé un creux en lui, le même que le vide qu’elle avait laissé en abandonnant son rôle. Il tenta de se consoler en repensant à ce baiser presque volé, mais cela ne fit qu’agrandir la déchirure de son cœur.
*
Lorsque Thomas reçut un texto de Valentine l’invitant à boire un coup au Dickens, il hésita un instant avant de lui répondre.
« En quel honneur ?
– Comme ça, une envie de boire. Et je préfère être accompagnée.
– Il y a un sous-entendu ? »
Il avait attendu une réponse sans vraiment savoir ce qu’il espérait. Son téléphone vibra, une nouvelle notification apparut. « Nouveau message de Val » disait la petite bulle rectangulaire. Il l’ouvrit.
« Toi.
Moi.
Dickens.
19h30.
Ca te va ? »
Il réfléchit à peine avant d’appuyer sur les touches de trois voyelles, avant de presser le bouton d’envoi.
Il la retrouva en terrasse, déjà attablée et servie. Pour être honnête, il ne restait déjà plus grand-chose de sa bière dans la pinte. Mais malgré cela, elle l’accueillit en toute sobriété, un immense sourire aux lèvres et l’air plus radieux que jamais.
Était-ce parce qu’elle avait dégagé de son visage les cheveux qui y tombaient habituellement, en les tressant sur les côtés du crâne et en les retenant avec de petites pinces ? Ou bien était-ce grâce à son union d’une jupe foncée à motifs floraux et d’une chemise blanche sans manches, dont les couleurs chatoyantes s’harmonisaient avec son maquillage ? Non, il y avait encore autre chose…
« J’ai failli attendre, lança-t-elle, pique amicale au but de salutation.
– Je vois ça. Pourtant tu m’avais dit dix-huit heures, répondit-il en prenant place en face d’elle.
– J’avais très soif. Tu me connais. »
Le petit rire qu’elle étouffa fit sourire le jeune homme. Oui, elle resplendissait. Un miracle avait permis à la fleur fanée de bourgeonner de nouveau, et voilà qu’elle dévoilait timidement ses pétales encore plus sublimes qu’auparavant.
« Je t’invite, ajouta-t-elle de plus belle. Prends tout ce que tu veux.
– Tu me prends un peu au dépourvu, gémit-il en se saisissant de la carte. J’ai pas l’habitude de ce genre de sorties. »
Le rire contagieux de Valentine l’accompagna dans son choix, et ne se tut qu’un instant, lorsque le serveur vint prendre leur commande. Elle en profita pour engloutir le reste de son verre – ce fut à ce moment-là que Thomas remarqua son poignet.
Elle ne portait qu’un fin bracelet en or blanc, une chaînette qui tintait lorsqu’elle entrait en collision avec la table. Mais sur la peau, il n’y avait ni bandage, ni pansement, ni maquillage. Juste des petites striures blanchâtres, vaguement dissimulées avec du maquillage, seules cicatrices extérieures de son mal-être, et qui semblaient guéries depuis quelques temps.
Il sourit, peut-être un peu bêtement. C’était donc pour ça qu’elle lui semblait être si bien ; elle semblait avoir tourné la page, et dépassé cette envie – ce besoin – de se faire du mal. Il était ravi qu’elle allât enfin de l’avant, bien qu’il ignorât toujours sur quel fragment de son passé elle s’attardait autant depuis qu’il la connaissait.
« On dirait que tu vas mieux, fit-il finalement. Tout se passe bien ?
– J’ai réglé quelques problèmes, répondit-elle en secouant sa tête, faisant onduler les mèches libres. Et le reste ne sera bientôt qu’un mauvais souvenir.
– Ton histoire de traque, où c’en est ? Tu as fini, tu es toujours dedans, ou bien tu as totalement abandonné ?
– Oh ça ? J’ai abandonné. Ça n’a plus aucun intérêt, ce n’était que des jeux de gosses.
– Je vois. »
La désinvolture dont elle faisait preuve étonna un peu Thomas ; elle qui parlait si sérieusement de ses missions d’infiltration, voilà qu’elle avait laissé tomber ? Il repensa à cette personne chez qui elle s’était introduite en mentant ; il espéra que Valentine n’avait pas causé de problèmes graves, ni même de problèmes tout court.
La serveuse leur apporta leur commande, deux pintes au sommet couvert de mousse, une blanche pour la jeune femme, et une brune pour son compagnon. Il sourit légèrement en réalisant soudainement que, quoi qu’elle bût, Valentine choisissait toujours un alcool catégorisé comme blanc lorsqu’il s’agissait de vin ou de bière ; les seules exceptions avaient été les cocktails qu’il lui avait parfois offerts lors de soirées dans des bars. Là encore, elle le surprenait : elle qui n’aimait pas la nourriture épicée, qu’elle jugeait trop agressive pour son palais, elle mêlait pourtant une grande quantité de tabasco dans ses verres de bloody mary. La vodka dissimulait-elle les épices de la sauce piquante ? Il l’ignorait, bien trop peu intéressé par le mélange pour oser y tremper les lèvres.
Il fut tiré de sa rêverie par le bruit de verres s’entrechoquant ; comme pour le ramener sur la Terre, Valentine avait faussement trinqué avec lui. Le message était clair, elle avait soif et n’en pouvait plus d’attendre. Son sourire s’élargit, et il saisit la poignée de sa pinte pour cogner gentiment celle de son amie.
Le vibreur du téléphone de cette dernière s’activa, résonnant contre la table, et accompagné de quelques notes de musique. Lorsqu’elle y jeta un œil, elle vit un message de Ash, rédigé en un anglais difficilement lisible ; les abréviations mêlées à des mots de français mal écrits lui demandèrent un certain temps pour comprendre le texte qui lui était adressé, et elle ne put se retenir de rire.
Thomas la regarda taper sa réponse, ses incisives et canines droites mordillant doucement la lèvre recouverte de rouge. Il ne l’avait jamais vue sourire ainsi, ce devait être un correspondant spécial.
« Tu as rencontré quelqu’un ? »
Elle releva la tête, il regretta d’avoir laissé ses mots dépasser sa pensée.
« Pardon ? »
Et voilà qu’il frottait machinalement ses cheveux bruns, comme il le faisait à chaque fois qu’il ressentait une gêne forçant son mutisme.
« Qu’est-ce que tu t’imagines encore ? soupira-t-elle. C’était que Ash, elle me parlait des infos. Apparemment on a vu Tigresse se battre contre Ladybug et Chat Noir, et ça devait pas être beau à voir.
– Et ça te fait sourire ? Ces deux-là nous protègent.
– J’ai du mal à croire que deux gamins comme eux puissent protéger quoi que ce soit, siffla-t-elle en buvant quelques gorgées. Et là n’est pas la question. Qu’est-ce que ça peut te faire que je me trouve quelqu’un ? Tu n’as pas l’exclusivité, je te signale. »
Elle croisa les bras. La discussion était close. Mais Thomas, lui, ne voulait pas que cela se finît comme cela. Et pourtant…
« Tu n’as jamais voulu plus que du cul ?
– De quoi tu parles ? De nous ? C’était un accord, un contrat. Toi et moi, ça ne peut pas marcher de toute manière. »
Voilà que ses beaux yeux bleus lui jetaient des éclairs d’un air accusateur. Il voulut soutenir son regard, mais son courage l’abandonna, et il ne put que boire une gorgée amère afin de ne pas rester immobile.
« De toute façon, tu es comme les autres, grinça-t-elle à mi-voix. À prendre sans rien donner.
– Moi ? Prendre sans rien donner ? »
L’étonnement lui avait fait cogner son poing sur la table ; les verres émirent un petit bruit de surprise, tout comme Valentine qui ne s’attendait visiblement aucunement à une réaction aussi vive de sa part. Elle afficha, l’espace d’une fraction de seconde, un air terrifié, mais se reprit aussitôt.
« Qui était là quand tu pleurais ? Qui restait à tes côtés quand tu te taillais les veines ? Combien de fois j’ai veillé pendant des heures pour m’assurer que tu t’endormais après tes murges pour oublier tes problèmes ? »
Sa propre voix le stupéfia ; il ne s’était jamais entendu gronder si fort, pas même devant les collégiens les plus turbulents, pas même devant ses plus jeunes frères qui étaient tout autant imbuvables par moments. Autour d’eux, les gens installés en terrasse se turent, importunés par les éclats de voix de cette sorte de couple, ou alors bien trop curieux et avides de potins et ragots. À cette réalisation, Thomas voulut couper court à leur vaine dispute, mais Valentine renchérit, se levant de son siège, et plaquant vivement à son tour ses paumes contre la surface plastique de la table, le buste incliné vers lui.
« Et tu étais là quand j’ai vu mon père tomber en poussière ? Je ne crois pas ! Tu ne sais rien de moi. »
Elle attrapa son sac à main posé sur le dossier de sa chaise, et passa la lanière sur son épaule. Fouillant dans son porte-monnaie, elle en sortit de quoi payer sa part de la note, et adressa quelques derniers mots au jeune homme.
« Toi et moi, c’est fini. Trouve-toi une autre meuf pour te vider, je n’en veux plus. Tu n’as jamais été à la hauteur. »
Il vit la jeune femme tourner les talons, s’éloignant pas à pas de lui, en direction d’un croisement voisin. Il voulut se lever et l’appeler, mais son corps lui désobéit ; elle n’aurait de toute manière pas daigné se retourner ou répondre à son appel. Passant sa main sur son visage, il laissa ses doigts jouer nerveusement avec sa courte barbe. Ses yeux ne pouvaient se détacher de l’endroit où il vit Valentine disparaître.
« Putain, » lâcha-t-il finalement.
Il fouilla à son tour dans ses poches, et laissa la monnaie sur la table, avant de quitter lui aussi les lieux, rentrant chez lui d’un pas lent, l’air presque absent.
La pièce d’entrée, sombre et vide, le ramena à la réalité. Il sentit alors son cœur se serrer, et pour peu, il se serait mis à pleurer.
Valentine était partie. Et il ne saurait probablement jamais comment la récupérer.
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*『別れは何度目でも相変わらず悲しいから
別れるふりをするんだよ
さよならの遊びだよ
いつか必ず会えるって
自分を騙す遊びだよ
(いつか必ず会えるって)』
「さよならごっこ」 - amazarashi