Le Prince & L'Idiot

Chapitre 26 : Tu n'es rien

7015 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/11/2016 04:29

 

TU N'ES RIEN

 

 

Tout le monde dit la sienne et personne ne comprend rien.

- Il fallait s'y attendre !

- Ce sera la guerre !

- Ce n'est pas le roi, c'est un des rois !

- Bon débarras !

- Un monstre !

- Mon aïeux, quelle histoire !

- Je l'avais dit !

- On va tous mourir par sa faute !

- Comment est-ce possible ?

Merlin s'est frayé un passage derrière les badauds et écarquille les yeux, horrifié, en découvrant une demi-douzaine de gardes qui maintiennent Derian au sol, leurs lances pointées sur lui, tandis que Perceval et Gwaine font face à Arthur qui a l'air hors de lui et dont le surcot de cérémonie est couvert de boue. Georges est en train d'offrir à boire à Alined qui est blême. Le Sarrum rit aux éclats sur son banc en se tapant les cuisses, tandis que la Reine Catrina et Olaf ont l'air plutôt prêts à annuler toutes négociations. Il y a un homme étendu mort sur la pelouse – celui qui se préparait à affronter Numéro Quatre un peu plus tôt.

Sir Léon disperse les badauds avec sévérité.

- Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demande Merlin dès qu'il y a moins de monde.

- Le guerrier Dorocha vient de prouver qu'on n'aurait jamais dû lui faire confiance, siffle le chevalier, ses yeux bleus lançant des éclairs sous ses frisettes blondes humides de sueur. "Il a fallu six hommes pour le maîtriser ! Il attendait son heure, le vicieux ! Un peu plus et nous entrions en guerre à l'instant. Voilà pourquoi on n'aurait jamais dû le laisser en vie. S'il a ruiné des années de travail, je…"

- Mais qu'est-ce qu'il a fait ? insiste le jeune homme sans comprendre, inquiet de cette rage bouillonnante.

- Il a attaqué le roi Alined ! Tué son adversaire – il ne fallait pas s'attendre à de la chevalerie de sa part, ça c'était couru – et foncé sur les souverains sans prévenir, avec cet air de folie meurtrière, comme si l'homme lui avait personnellement causé offense ! Et si Sa Majesté ne s'était pas jeté sur lui pour l'en empêcher…

Merlin étouffe un hoquet de détresse en comprenant.

- Il faut que je parle à Arthur !

Sir Léon l'attrape par le bras.

- Ho là, pas maintenant, Merlin ! Retourne à tes corvées. Tu n'arrangeras rien – et fais-toi une raison. Je ne sais pas pourquoi tu t'étais attaché à cette bête sauvage, mais il est grand temps de faire face à la réalité. Il doit mourir, c'est tout ce qu'il mérite.

- NON ! crie le serviteur, et le chevalier lui lâche le bras, surpris par cette véhémence.

Merlin en profite pour se ruer en direction de Numéro Quatre.

- Comment se fait-il que personne n'aie vu venir l'assaut ? Suis-je entouré d'incapables ? est en train de fulminer Arthur. "Vous ne savez donc pas qu'il s'agit d'un prisonnier de guerre ? Dois-je faire la sécurité moi-même ? C'est inadmissible !"

- Je suis sûr qu'il avait une idée précise en tête ! Si nous pouvions seulement l'interroger, Sire, nous comprendrions, proteste Perceval. "Je ne peux pas croire qu'il fasse une chose pareille sans y avoir réfléchi. Il n'a jamais cherché à causer le moindre mal pendant plus d'un an, ce n'…"

- Eh bien il semblerait que la patience soit la première de ses vertus ! riposte amèrement le roi. "Il n'y a rien à comprendre ! Je me suis montré par trop indulgent ! Je veux qu'on l'exécute séance tenante !"

- Altesse, laissez-moi faire mon enquête, intervient Gwaine. "Je suis de votre avis, il doit payer de sa vie cette tentative d'assassinat, mais je vou…"

- Non ! hurle Merlin en se jetant au milieu d'eux. "S'il vous plait, Arthur ! Ne lui faites pas de mal !"

Le visage du roi devient encore plus pâle qu'auparavant et sa bouche s'amincit en une ligne inflexible.

- Merlin, va-t'en, articule-t-il entre ses dents.

Le serviteur secoue frénétiquement la tête.

- Non ! Vous ne comprenez pas. Il ne voulait pas vous causer du tort, il… il était triste et fâché, c'est tout. Il ne s'y est pas pris comme il faut, il regrette.

- Oh, et sans doute devrais-je me préoccuper des états d'âme des prisonniers, maintenant ? cingle Arthur d'un ton sarcastique. "Merlin, je ne le répèterai pas. Va-t'en."

Perceval et Gwaine contemplent d'un air atterré le jeune homme aux yeux bleus exorbités d'inquiétude qui se tord les mains au milieu du cercle.

Les gens de la cour chuchotent entre eux en observant la scène, dissimulant à peine leurs expressions choquées. Le rire du Sarrum est dangereusement ironique, Olaf et Catrina sont outragés, Alined tique avec indignation.

Les genoux enfoncés dans la boue du terrain d'entrainement, Numéro Quatre relève la tête malgré les lames appuyées sur son cou. Deux hommes lui tiennent les bras tirés en arrière et les autres sont prêts à le transpercer avec leurs lances.

Sur son visage aux traits burinés, rien. Mais dans ses yeux noirs, un feu brûlant de haine.

- Je vous en prie, Arthur, plaide Merlin en se mordant les lèvres. "Laissez-le vivre. Je vous en prie…"

Sir Léon se rapproche, essaie d'entrainer le serviteur.

- Nous lui avions donné sa chance, il ne l'a pas prise… c'est trop tard, dit-il, troublé.

Pourquoi Merlin crée-t-il un scandale maintenant ? Ne voit-il pas à quel point il embarrasse le roi ?

- Ne laissez pas mourir un innocent, supplie le jeune homme. "Sire, s'il vous plait, attendez avant de faire quelque chose d'irréfléchi !"

- D'irréfléchi ! répète Arthur comme s'il venait d'être piqué par une guêpe. "Tiens ta langue, Merlin, si tu ne veux pas savoir ce que je pourrais faire d'irréfléchi."

Le mot le perce comme le regard de son père autrefois et se reflète dans les yeux des quatre souverains qui l'observent et sont aux premières loges pour constater le peu d'autorité qu'il a sur un simple valet.

D'abord un prisonnier tente de tuer l'un de ses invités, maintenant un serviteur l'humilie en public.

Les doigts d'Arthur vibrent de colère et de honte et il les cache dans ses poings.

- Il suffit. Emmenez-le, ordonne-t-il aux gardes qui maintiennent Numéro Quatre au sol, en faisant un pas en avant. "Et appelez le bourreau. Alined, mon ami, vous assisterez cette après-midi à l'exécution de l'homme qui a osé s'en prendre à vous. Catrina, très chère, ne craignez pas pour votre sécurité."

Olaf incline la tête en se radoucissant à peine et le Sarrum lâche un reniflement sarcastique.

- Nonnononon, bredouille Merlin en se plaçant devant le prisonnier, les bras écartés, ses pommettes proéminentes et le bout de ses grandes oreilles enflammés, ses yeux bleu saphir résolus. "Arthur ! Il essayait juste de… il voulait… je… c'est ma faute… il ne faut pas… ne le tuez pas !"

Les yeux de lin deviennent étroits et sombres comme ceux d'Uther.

- J'ai dit "il suffit", gronde le roi.

- Ecoutez-moi ! implore Merlin.

Gwaine lui pose la main sur l'épaule.

- Viens, enlève-toi d'ici, chuchote-t-il avec inquiétude. "Tu vas t'attirer des ennuis."

Le serviteur se dégage farouchement.

- Vous ne m'écoutez pas ! Vous n'écoutez rien ! Vous vous trompez d'ennemi ! Vous faites confiance à n'importe qui ! Depuis trois jours vous vous comportez comme un-

- TU VAS TE TAIRE ? rugit le roi en faisant volte-face.

Perceval, qui s'était penché pour fermer des menottes d'acier sur les poignets de Numéro Quatre et l'enchainer à ses propres chevilles, l'empêchant ainsi de faire plus d'un pas à la fois sans risquer de tomber, se relève et lance un coup d'œil affolé au jeune homme agité qui se dresse furieusement en face du roi, sans se soucier de la foule qui les observe en chuchotant.

- Vous allez vous allier à des gens qui n'ont aucune de vos valeurs, qui sont méchants ! crie Merlin. "Vous leur faites des courbettes et des festins alors que ce sont des ennemis !"

- Qu'est-ce que tu voudrais ? feule Arthur, frémissant de rage. "Que je marche sur les royaumes voisins avec une armée et que des milliers meurent au nom d'un rêve ? Je bâtis la paix, Merlin ! Albion n'est pas une chimère sans ancrage dans la réalité !"

- Ce n'est pas la paix que vous bâtissez ! Ça, ce n'est pas Albion ! Ça ne le sera jamais ! Ces alliances-là renient tout ce en quoi on croyait !

Sir Léon jette des regards éperdus autour de lui, effrayé par le sourire cruel du Sarrum, l'air profondément déçu d'Olaf, celui ennuyé de Catrina et la façon dont Alined pince les narines avec dégoût. La cour ne se prive pas de commentaires non plus et désapprouve visiblement le spectacle déplorable de cette dispute.

- Sire, tente le chevalier blond.

Les mots s'étranglent dans la gorge d'Arthur qui, pendant un instant, semble réaliser où il se trouve.

- Un moment, mes seigneurs, mes dames, que je règle cette affaire, jette-t-il en faisant un effort démesuré sur sa voix.

Il attrape le jeune homme dégingandé par le bras et quitte le terrain d'entrainement en le tirant derrière lui, sans restreindre rien de cette force qu'il a acquise au fil des années.

- Vous ne vous souvenez plus de pourquoi on a commencé à unifier le pays ! croasse Merlin en grimaçant de douleur à cette poigne implacable sur son bras, trébuchant à chaque nouvelle secousse quand il essaie de ralentir et de résister. "Depuis la mort de Mithian, vous êtes différent ! Vous êtes vide ! Vous ne voyez pas ce qui est vraiment important ! Vous vous en fichez de la princesse et de moi…"

Arthur s'arrête net et se retourne. Ses dents grincent dans ses mâchoires et ses yeux sont consumés par l'humiliation, l'irritation et la souffrance que les mots lui infligent.

- Et pourquoi devrais-je me préoccuper de toi ? Tu n'es qu'un serviteur ! lâche-t-il d'un ton glacial. "Tu n'es rien."

Ils sont seuls au monde sous l'arcade blanche qui marque l'entrée de la cour d'honneur et pourtant des dizaines d'yeux les regardent, depuis le coin du terrain d'entrainement derrière eux, le long du mur, jusque sur les remparts.

- Ce n'est pas vrai, proteste Merlin, au bord des larmes.

Arthur éprouve un étrange plaisir à entendre les phrases immondes qui se précipitent sur ses lèvres, comme si le ciel entier s'était assombri et que, dans cette fournaise qui fouaille ses entrailles, leur froideur était un soulagement.

- Je suis le roi et tu passes ton temps à l'oublier. Tu ne comprends pas les enjeux de la vraie vie et tu te crois capable de t'en mêler, mais tu ne sais rien. J'en ai assez de devoir gérer tes bêtises. Tu crois que ça me plait de condamner à mort un ennemi auquel tu t'es attaché sans aucune raison ? Pourquoi tu me mets toujours dans de telles situations, Merlin ? Ma vie serait plus facile sans toi.

Le jeune homme chancelle et des larmes roulent sur ses pommettes anguleuses. Il bat des cils pour éclaircir ses yeux bleus obscurcis par la blessure morale comme par un coup de poignard.

- Ce n'est pas vrai, balbutie-t-il faiblement.

- C'est la pure vérité et il est grand temps que tu grandisses et que tu l'entendes, continue Arthur, presque étourdi par le déferlement de fureur qui le secoue. "Je te l'ai dit depuis le début des négociations. Tiens-toi à ta place. Tu vas causer la ruine de Camelot si tu continues. Maintenant va-t'en."

- Arthur…

- C'est VOTRE MAJESTE, gronde sourdement le roi.

Merlin hoquette. Son bras est libre mais engourdi par la douleur là où il a été empoigné. Il est si pâle qu'il a l'air sur le point de s'évanouir.

- Numéro Quatre voulait seulement me défendre… murmure-t-il.

- Nous en avons déjà discuté, réplique Arthur sans écouter. "Hors de ma vue, Merlin."

Il bouscule délibérément l'épaule maigre de son serviteur en retournant vers le terrain d'entrainement, ne lance pas un regard en arrière.

Il a l'impression de tomber dans un puits sans fond, emporté par un tourbillon qu'il ne peut pas enrayer et lutte désespérément pour reprendre le contrôle de son esprit, des traits crispés de son visage.

- Sire ?

Il reconnait la voix, s'arrête machinalement et cligne des yeux.

Ah. C'est Gaius.

Le vieillard a l'air tout perturbé et un peu hors d'haleine.

- Sire, êtes-vous blessé ? On m'a appelé de toute urgence, mais…

Arthur secoue le menton.

- Je suis indemne, répond-t-il d'une voix enrouée.

- Quelqu'un est mort ? Les rumeurs vont bon train, continue le médecin de la cour en jetant de fréquents coups d'œil autour de lui. "J'ai entendu… est-ce que les invités vont bien ? Il y a eu un incident ?"

Le roi se raidit.

- Fort heureusement, ils sont saufs. J'espère seulement qu'ils n'ont pas déjà renoncé à cette alliance après cette scène pitoyable. Merlin a fait du beau travail, ça oui !

Gaius avale sa salive.

- Je suis désolé, Sire, marmonne-t-il.

Quelque chose se brise sous la cage thoracique d'Arthur, plantant de minuscules dards dans ses poumons, et lui coupe la respiration pendant un instant.

- Pas autant que moi, Gaius, murmure-t-il. "Pas autant que moi."

Quand il tourne pour entrer sur le terrain d'entrainement, ses yeux glissent malgré lui vers l'arcade blanche.

Mais Merlin a disparu.

 

oOoOoOo

 

Gwaine jette le trousseau de clés sur la table dans la salle des gardes et s'assoit lourdement, prenant sa tête dans ses mains.

- Il y a quelque chose qui m'échappe… marmonne-t-il.

Perceval enjambe le banc et s'installe en face de lui, l'air tendu.

- Derian ne veut pas expliquer son attitude. Il y a une raison, pourtant. Merlin était hystérique, ajoute-t-il tristement.

Sir Léon s'appuie contre le chambranle de la porte, les bras croisés, les sourcils froncés sous ses frisettes blondes.

- Il faut tenir bon, dit-il à voix basse. "Plus que deux jours, et ce sera terminé."

Les trois chevaliers échangent un regard las, puis Gwaine frotte ses paumes contre ses orbites fatiguées.

- J'espère juste qu'on sera encore tous là dans deux jours, soupire-t-il.

Dans le cachot qui sent la paille moisie, l'Ombre Blanche est debout contre le mur, la tête levée sous le soupirail, comme pour flairer l'ennemi qui erre en liberté.

De l'autre côté de la grille, le bourreau aiguise sa hache.

 

oOoOoOo

 

Merlin s'est retrouvé au lavoir sans trop savoir comment et a été embauché pour frotter les chaussettes sales du roi – les lavandières estiment qu'il y a des limites à ce qu'on peut leur imposer. Dans la pièce remplie d'échos, d'un brouillard de gouttelettes d'eau chaude et de bulles de savon, il brosse la boulette de linge sur la planche machinalement, presque à s'écorcher la peau des poignets, les manches retroussées pour ne pas se mouiller. Il n'est pas vraiment là, perdu dans son esprit où tournoient en boucle les mots d'Arthur.

"Tu n'es rien."

" Ma vie serait plus facile sans toi."

Les femmes autour de lui commentent les évènements de la journée, évidemment, même si elles ne l'incluent pas dans la discussion par sympathie.

Tout le monde sait l'adoration de Merlin pour le roi et l'indulgence immense de celui-ci envers le serviteur le plus maladroit de Camelot.

La mémorable dispute est presque aussi glosée que la tentative d'assassinat du guerrier Dorocha sur la personne de… eh bien, les avis sont partagés.

Certaines pensent qu'il attaquait vraiment Alined, d'autres qu'il en voulait à la vie d'Arthur depuis le début. Elles s'accordent cependant pour dire que les négociations ont bien failli échouer, si ce n'était pour les efforts monumentaux du roi pour apaiser ses invités.

La guerre n'est pas passée loin. Mais tout va bien, maintenant.

Il parait que finalement l'Ombre Blanche sera exécutée demain matin aux premières heures du jour.

Le soir tombe, le soleil couchant baigne la pièce aux murs blancs d'une lumière parcheminée, scintillant à la surface des lavoirs.

Les femmes s'en vont et le silence s'installe.

Merlin frotte toujours la même paire de chaussettes.

Peut-être devrait-il aller voir Arthur ? S'il demande pardon d'avoir crié et tempêté, le roi le laissera sûrement revenir…

Une bulle dorée éclate dans l'eau devenue froide.

"Hors de ma vue, Merlin."

Il étouffe un sanglot.

Il est allé trop loin. Il a déçu Arthur, l'a blessé. Il ne sera plus jamais autorisé à rester à ses côtés. Peut-être qu'il devrait partir de Camelot. Partir avec Daegal, loin, vivre comme un baladin…

Il prend une grande respiration, se mouche dans sa manche.

Il va emmener le petit chat estropié et un gros morceau de fromage et aussi sa cape d'hiver.

Oh – Gaius. Il faut qu'il dise adieu à Gaius.

Il laisse les chaussettes couler au fond du lavoir sombre, consterné.

Il ne peut pas laisser son grand-père qui est si vieux et qui a besoin de lui pour aller chercher toutes les herbes dans la forêt, et ramener du bois sec pour la réserve et pour nettoyer le bac à sangsues.

Le bac à sangsues ne lui manquera pas, il décide. Et peut-être que Daegal acceptera que Gaius fasse partie de la troupe.

Le médecin de la cour pourrait faire des tours avec des pièces d'or ou inventer des potions qui font péter. Ce serait utile pour attirer les foules sur les places de marché.

Il quitte le lavoir en comptant sur ses doigts ce dont il aura besoin, repoussant tout au fond de son cœur l'idée de ne plus voir Arthur tous les jours, de ne plus l'aider à retrouver ses affaires, de ne plus rire avec lui, ni l'écouter raconter ses rêves, ni construire avec lui Albion, le meilleur endroit de toute la terre.

Il n'y a personne dans la grande salle que l'on prépare déjà pour le banquet de cette nuit, alors il se faufile derrière le rideau tendu au fond pour ménager une coulisse aux artistes. Il fait sombre et cela sent le blanc de céruse, la cendre de hérisson et la mûre écrasée, l'huile qui fait briller les cheveux noirs de l'égyptienne. Les tuniques aux couleurs vives, ornées de grelots et de rubans, les petits chapeaux aux longues plumes et le fouet qui fait obéir l'ours sont soigneusement préparés. Mais il n'y a personne, pas un bruit… ou seulement un chuchotement, dans un coin.

Deux voix fébriles, qu'il ne reconnait pas, l'une grave, l'autre plus claire.

- … demain…

- … tuer le roi…

- … la dague en pleine poitrine…

- … seule chance…

- … attend au château…

Merlin butte contre le pied d'un banc et les cymbales tombent avec un ruissellement de sons métalliques.

- Il y a quelqu'un !

- Tue-le.

Il sursaute et s'enfuit à toutes jambes dans les couloirs vides. Personne ne le rattrape et il finit par s'arrêter, le cœur battant à tout rompre, à côté des cuisines.

La cuisinière est en train d'houspiller les gâte-sauces et l'odeur du dîner se répand par la porte entrouverte.

Tout va bien, il est sauf.

Quelqu'un pose une main sur son épaule.

- Merlin ?

Il fait un bond puis sourit faiblement, soulagé, en s'apercevant que ce n'est que Daegal.

- Tu vas bien ? On dirait que tu as vu le diable.

Il hoche le menton, prêt à parler du complot surpris derrière le grand rideau, se rappelle qu'il veut aussi demander s'il peut partir avec les baladins et – oh, est-ce une bonne idée ? Peut-être que les conspirateurs font partie de la troupe ? Daegal serait en danger s'il savait…

- Je… commence-t-il.

- Merlin ! s'écrie Guenièvre en fonçant sur lui à ce moment-là. "Tu étais passé où ? Je me suis fait un sang d'encre."

Elle sortait de la cuisine avec un plateau sur lequel est posé le repas de la Dolma : Arthur a ordonné que la nourrice reste dans les appartements de la princesse pendant toute la durée des négociations.

- Ne t'inquiète pas, d'accord ? Tu sais comment il est quand il est sous pression. Il ne pensait pas la moitié des choses qu'il a dites, j'en suis sûre.

Merlin ne répond pas, parce qu'il voudrait bien la croire, mais qu'il sait qu'elle a tort.

Elle n'a pas vu le regard d'Arthur pendant qu'il parlait.

La jeune femme pousse un long soupir.

- En tout cas, je serais vraiment soulagée quand ils seront tous partis loin de Camelot.

Elle sourit à Daegal.

- Pas toi, bien sûr. As-tu mangé ? Il y aura des tas de restes, mais je te garderai de la tarte aux pommes. Je sais que tu l'aimes, Merlin me l'a dit.

Ses yeux noisette reviennent sur le grand serviteur dégingandé et elle lui fourre le plateau dans les bras après un instant de réflexion.

- Tiens, monte ça à la Dolma. Tu ne vas pas aller au banquet, ce serait ridicule. Profite-en pour te coucher tôt et oublier cette horrible journée. Ah, et dis à la Dolma que je passerai plus tard pour voir la princesse.

Comme d'habitude, Guenièvre fait preuve d'une autorité maternelle impossible à esquiver et Merlin hoche la tête, reconnaissant d'avoir quelque chose à faire. Il chuchote à Daegal qu'il viendra lui parler plus tard, puis s'en va en direction des escaliers.

La nuit est presque tombée, mais les derniers rayons de la journée, couleur safran, se faufilent encore par les fenêtres. Merlin s'applique à chaque marche pour ne pas faire chavirer le contenu du plateau, respirant la bonne odeur de carpe grillée et de persil.

Il est au niveau de l'étage sous la nurserie quand il entend qu'on l'appelle d'une voix étouffée. Il s'avance dans le couloir à la recherche de la personne qui a besoin de lui.

- Georges ?

Mais ce n'est pas Georges qui émerge de derrière un pilier.

C'est le roi de Deorham.

Merlin se fige en le voyant, épouvanté.

Ensuite, tout se passe très vite.

Alined le refoule dans un coin sombre, lui enfonce son genou dans l'estomac, le punaise contre le mur avec son coude, l'étouffe d'une main pour l'empêcher de crier.

- Tu seras mien, mon mignon, éructe-t-il d'une voix basse et rauque, son souffle chaud pantelant dans le cou de Merlin. "Ne crois pas que tu puisses m'échapper indéfiniment. Ton roi est suffisamment furieux pour te donner à moi sans hésitation. Tu vois ? J'obtiens toujours ce que je veux."

Le plateau dégringole sur le sol et son contenu s'éparpille tandis que Merlin se débat, essayant désespérément de repousser la main qui fourrage sous sa chemise pour défaire les lacets de son pantalon, les doigts moites qui pétrissent la peau de son bas-ventre.

Il tourne la tête avec un gémissement plaintif pour échapper aux lèvres brûlantes qui s'écrasent sur sa bouche, donne des coups de pieds sans réussir à se libérer, aveuglé par la terreur.

Puis tout s'arrête soudain.

Quelqu'un a attrapé le roi par son col bordé de fourrures et l'a tiré en arrière d'une poigne puissante.

Des points noirs dansent devant les yeux de Merlin qui n'arrive pas à reprendre sa respiration, toujours plaqué contre le mur. Il a du mal à distinguer la personne qui fait face au souverain furieux d'avoir été interrompu.

- Alined, dit une voix grave et mécontente. "Ce n'est pas ma place de juger ou non vos… inclinations, mais ce jeune homme ne me semble pas consentant."

- C'est lui qui m'a fait des avances, piaille le roi de Deorham.

- Je ne crois pas, non, dit fermement l'homme aux épaules carrées, vêtu d'un surcot bleu clair et d'une cotte de mailles. "Et je ne pense pas que vous devriez faire ceci. Arthur Pendragon tient visiblement à ce serviteur. Je ne vous laisserai pas ruiner des négociations qui apporteront la paix à mon royaume simplement parce que vous avez voulu satisfaire vos passions."

Le roi Olaf se tourne vers Merlin et son visage aux traits rustiques se radoucit.

- Je suis désolé que ton plateau ait été renversé, mon garçon, dit-il avec une sorte de douceur paternelle un peu bourrue. "Mais sois en heureux, c'est ce bruit qui m'a tiré de ma chambre. Maintenant, va."

Merlin obéit sans trop s'en rendre compte et sort du coin derrière le pilier en rasant le mur. Il trébuche en direction de l'escalier de l'autre côté de l'étage, jetant de temps à autre un regard en arrière.

Olaf a enlevé sa main du col en fourrures mais son expression est devenue très dure.

- Soyez certain que je n'hésiterai pas à reporter cet incident au Roi Arthur si je vous surprends à vous en prendre de nouveau à ce gamin, dit-il d'une voix basse et menaçante. "Vous ne faites pas le poids face à nos deux royaumes réunis, Alined. Vous seriez dispersé comme un fétu de paille. Alors tenez-vous à carreau jusqu'à la fin des négociations. Est-ce bien clair ?"

L'homme au menton fuyant renifle avec mépris et redresse ses vêtements chiffonnés avant de s'en aller. Olaf secoue la tête avec dégoût, puis retourne dans ses appartements.

Le plateau renversé gît sur le sol à côté du gobelet qui déverse un filet de vin rouge dans les rainures des dalles.

Merlin titube en montant les escaliers, une main appuyée contre le mur. Tout son corps tremble et ses jambes flageolent sous lui. Il est submergé par une sensation de froid qui le fait grelotter et pourtant des gouttes de sueur dégoulinent le long de ses tempes.

Ou peut-être est-ce des larmes.

Il ne sait pas, il ne sait plus.

Tout est sombre et ses oreilles bourdonnent. Ses bras lui font mal, une douleur sourde palpite au creux de son ventre. Ses entrailles se tordent soudain et il vomit le contenu de son estomac sur les marches, jusqu'à ce qu'il ait le souffle court, un goût de sang et de bile au fond de la gorge. Il essuie son visage d'un revers de manche, tressaille en touchant sa lèvre enflée, étouffe un sanglot.

La tête lui tourne, tout est si confus.

Il ne peut pas rester là. Il doit… il doit…

Il se relève péniblement, sent à peine le genou qu'il a écorché en tombant à moitié quand la nausée l'a pris.

Il ne sait pas trop comment il arrive jusqu'à la porte de la nurserie, dans un brouillard où les paroles d'Arthur se mélangent aux mots susurrés par Alined.

- Merlin ? dit la voix éraillée de la Dolma, suivie presque aussitôt d'une exclamation inquiète. "Mais qu'est-ce qui t'est ârrivé ?"

Il la distingue à peine, qui se précipite vers lui dans sa robe noire, avant qu'un vertige ne le fasse vaciller sur ses longues jambes.

Elle le rattrape avant qu'il ne tombe, le soutient jusqu'au fauteuil à bascule en marmonnant dans les trois poils de barbe qui poussent sur son menton en galoche, puis l'examine en ouvrant de grands yeux horrifiés.

Les vêtements troussés, les lacets défaits à la ceinture, cette marque rouge et gonflée au coin de la bouche, la respiration chaotique et la terreur toujours inscrite sur le visage anguleux blanc comme un linge…

Oh, elle sait bien ce qui s'est passé…

Elle joint les mains

- Qui ? souffle-t-elle.

Les yeux bleus voilés essaient de se fixer sur elle, les cils battent pour lutter contre le choc qui a saisi le corps maltraité.

Elle s'assure que le bébé dort toujours profondément dans son berceau, puis remplit une timbale d'eau à la marmite qui pend dans la cheminée, ajoute une cuillérée de miel et quelques feuilles de mélisse.

- Bois, Merlin, chuchote-t-elle en l'aidant à tenir le récipient dans ses mains secouées de frissons.

Elle l'entoure d'une couverture et, mot après mot, à force de patience et de douceur, obtient assez d'informations pour reconstituer la scène.

Le soulagement qui l'envahit en apprenant l'intervention juste à temps d'Olaf n'est pas assez fort pour éteindre la colère qui bouillonne en elle, cependant.

- Tu vâs rester ici pour l'instant, décide-t-elle. "Quand Guenièvre viendrâ, je l'enverrai chercher ton grand-père. Nous verrons âprès."

Merlin hoche le menton machinalement.

Elle lui sourit avec affection et toute sa laideur disparait derrière cette expression de tendresse.

- Tu ne crains rien avec lâ Dolmâ.

La voile du bateau de chêne s'agite et le gazouillis du bébé bulle dans le berceau. La peur recule un peu dans les yeux bleus et le jeune homme tourne la tête dans cette direction. La nourrice lui enlève la timbale vide. Elle va chercher la petite princesse, la change en roucoulant à mi-voix, puis la ramène près de la cheminée et la pose avec délicatesse dans les bras de Merlin.

- Voilàâ, dit-elle avec un petit rire joyeux. "Le meilleur remède contre lâ nôirceur du monde."

La petite fille a cinq mois et tient bien sa tête, maintenant. Ses yeux ont commencé à prendre la teinte ambrée qui sera la leur quand elle grandira. Sous son bonnet de dentelle, ses joues sont rondes et douces comme des pêches. Elle bave à qui mieux-mieux en mâchouillant l'oreille du nounours en tissu de Gwaine et regarde Merlin avec attention en émettant des trilles heureuses de "arheu" qu'imite la Dolma d'un air stupide plein d'amour.

Le jeune homme chatouille les fossettes du bébé qui ouvre immédiatement la bouche en losange, comme un oisillon en quête de nourriture, puis lui embrasse le bout du nez.

- Albion… murmure-t-il.

- Agheu ? répond la princesse occupée à étriper la peluche.

Il sourit malgré lui, joue avec elle un moment en fredonnant les paroles de la berceuse.

Tout est si paisible dans la pièce, comme si le vrai cœur de Camelot était resté préservé, intact, ici.

- Les oiseaux chantent, dilly dilly, les agneaux jouent…

La Dolma enveloppe ses deux enfants d'un regard farouchement protecteur, déterminée à dire ses quatre vérités au roi qui les néglige bien trop souvent à son goût.

- … et nous serons, dilly dilly, bien à l'abri…

La voix du jeune homme s'étrangle et il se met à pleurer.

La Dolma se rapproche et surveille qu'il ne lâche pas l'enfant tout en lui massant doucement le dos.

- Pourquoi ? hoquette Merlin. "Art'hur… ne veut p-plus… me v-voir… et… pour-quoi… Ali-ned… m'a fait m-mal… et pour-quoi… mon chat… et… c'est… p-pas juste…"

- Les hommes sont méchants, mon grand changelin, murmure la femme. "C'est comme çâ. Mais tôi, tu n'âs rien fait de mâl."

Elle imprime un mouvement de bascule au fauteuil, très doucement, caresse le front encore humide de sueur et de peur, jouant dans les boucles noires comme Mithian le faisait autrefois.

Merlin se blottit sous cette paume chaude et rassurante, la tête soyeuse du bébé pressée contre lui, comme pour effacer le souvenir de l'empoignade terrifiante, et ferme les yeux.

- Tout irâ bien, poulet, je te protège…

Il sursaute soudain dans la quiétude qui l'enveloppait.

"Protéger."

Arthur !

Les bribes de la conversation entendue derrière le rideau se frayent un passage dans son esprit fiévreux et il se redresse.

- Oh. Je dois partir, dit-il d'un ton fébrile, en tendant le bébé à la Dolma qui le prend en fronçant ses sourcils invisibles.

- Pourquôi ? exige-t-elle.

- Arthur est en danger, explique-t-il en se levant.

Il oscille un peu sur ses longues jambes, retrouve vite son équilibre.

- Où tu vâs ? Çâ ne peut pâs âttendre que Guenièvre ârrive ? Le banquet ne vâ pâs durer éternellement. Reste, Merlin.

Il secoue la tête avec un sourire d'excuse, grimace en renouant maladroitement les lacets de ses braies.

Oubliée l'épreuve, la peur, les contusions – même les mots qui lui ont brisé le cœur.

Il se sent mieux.

Et son compas interne est de nouveau pointé sur ce qu'il doit faire.

Protéger Arthur.

La Dolma pince les lèvres et le bébé lâche un gloussement de rire sur son épaule comme si la grimace n'était là que pour l'amuser.

Merlin se penche pour lui tapoter le bout du nez, ce qui la fait loucher. La nourrice en profite pour rectifier le col de sa tunique qui est encore froissé.

Elle voit bien qu'elle ne réussira qu'à l'énerver et l'angoisser encore plus en l'empêchant de suivre cet instinct impérieux.

- Reviens vite, dit-elle d'un ton revêche.

- Promis, dit le jeune homme très sérieusement, avant de se glisser hors de la pièce.

Il va juste aller à la salle des gardes et raconter à Gwaine ce qu'il a entendu. Et puis… s'il explique à Perceval pourquoi Numéro Quatre s'est mis en rage, peut-être que cela suffira pour sauver Derian…

Il descend prudemment les escaliers, en jetant des coups d'œil anxieux autour de lui.

La lueur des torches est effrayante et jette des ombres sur les murs. Ses jambes ne sont pas très solides et son corps est toujours parcouru de tremblements irrépressibles.

Mais il doit faire son devoir et – ensuite – il reviendra se pelotonner dans le cocon de la nurserie et s'y cachera jusqu'à la fin des négociations.

Et tout ira bien.

Sauf que Merlin n'a pas compté sur la main qui plaque soudain sur sa bouche un chiffon imbibé d'un liquide qui empeste et qui lui fait perdre connaissance presque immédiatement.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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