Le Prince & L'Idiot
Chapitre 25 : Venin, crocs, bec, musc & oeil
5509 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 10/11/2016 07:10
VENIN, CROCS, BEC, MUSC & ŒIL
Il fait beau et le soleil réchauffe agréablement leurs épaules, même si le fond de l'air est encore frais comme c'est souvent le cas en cette saison.
Merlin agite un bouchon au bout d'une ficelle pour faire jouer le petit chat à ses pieds.
- J'aimerai bien vivre ici, je crois, dit l'adolescent saltimbanque en croquant à belles dents dans la part de tarte que le serviteur lui a donné.
Ils sont perchés entre les créneaux, sur le chemin de ronde, et savourent l'heure de liberté qu'ils ont réussi à grappiller, l'un après avoir terminé ses corvées du matin, l'autre après avoir terminé ses exercices avec les acrobates.
- J'ai une idée, s'écrie Merlin. "Tu n'as qu'à rester à Camelot, Daegal. L'intendant se plaint toujours qu'il n'y a pas assez de monde, surtout pour s'occuper des chevaux des chevaliers. Et puis Guenièvre voudrait qu'on entraîne un nouveau coursier parce qu'il y a de plus en plus de courrier avec les autres royaumes. Oh, ce serait bien ! Je demanderai à Arthur !"
Daegal sourit à cet enthousiasme, puis se rembrunit.
- Je ne pourrais pas, Merlin… murmure-t-il.
- Pourquoi ?
Le garçon de quatorze ans a soudain l'air beaucoup plus vieux que son interlocuteur de dix ans plus âgé.
- Je ne peux pas te le dire, soupire-t-il. "C'est… compliqué."
- Est-ce que ça te manquerait ? Les cracheurs de feu et puis les papillons magiques et la route et de porter ton capuchon avec des grelots et de faire la fête tous les soirs ?
Daegal secoue la tête, amusé à cette naïveté.
- Je ne fais pas la fête, moi. Je travaille.
- Oh.
L'adolescent se laisse glisser sur le chemin de ronde et s'accroupit pour gratter les oreilles du petit chat.
- Et toi, tu voudrais venir avec nous ? demande-t-il soudain.
Merlin éclate de son rire franc et innocent.
- Oh non ! Je suis trop maladroit, je ne pourrais pas faire des équilibres comme toi ou lancer des couteaux. Et puis, je dois rester avec Arthur. Je le protège.
Daegal hausse un sourcil sceptique.
- Peut-être. Et lui, est-ce qu'il te protège ? C'est le devoir d'un seigneur, non ?
- Arthur veille sur nous tous, assure le serviteur avec ferveur. "Il s'inquiète de chacun, et il nous aime et il pense que personne ne doit être mis de côté et…"
L'adolescent fait la moue.
Il semble sur le point de dire quelque chose quand le chat donne un brusque coup de griffe qui détache le bouchon de la ficelle et l'envoie dégringoler le long des escaliers qui montent aux remparts. Le félin se précipite à sa poursuite et Merlin saute de son perchoir pour le poursuivre.
Daegal leur emboite le pas en riant.
Il n'est ici là que depuis la veille, mais il sent qu'il aime Camelot.
La façon dont les gens sourient dans les rues, ce sentiment rassurant d'un endroit où l'on travaille dur mais prend soin les uns des autres, les belles tours blanches et le roi bienveillant…
Il voudrait rester…
Mais il n'est pas venu pour ça.
Oh non, au contraire.
Il soupire et presse le pas le long des escaliers pour aller rejoindre le serviteur aux yeux bleus rêveurs qui ressemble à un grand frère de conte de fée.
Merlin savoure cette journée où il n'a pas besoin de s'approcher de l'invité qui lui fait peur. Gaius n'était pas là quand il s'est réveillé, appelé aux premières lueurs pour une chute grave dans la ville basse, mais Arthur était de bonne humeur ce matin, s'est moqué gentiment en disant qu'il n'a jamais vu quelqu'un capable de se saouler juste aux vapeurs de vin (le jeune homme n'a pas protesté parce qu'il n'était plus très sûr d'avoir vécu ou rêvé l'affreux moment de la veille), puis lui a donné une liste de tâches qui l'ont tenu loin de la salle où se déroulent les négociations. Et maintenant, le serviteur a même pu bavarder avec Daegal un moment. L'adolescent est assez terne, blond, les yeux un peu tombants. Il a posé des tas de questions sur la vie du château, les habitudes du roi, les corvées de Merlin, et en échange a raconté sa vie de bohème en laissant de côté les privations et les difficultés pour ne parler que de paillettes, de pâtés hauts comme des hommes, de contrées pleines de mystère et d'aventure.
Merlin l'a écouté en ouvrant de grands yeux émerveillés. Ce n'est pas le cas de Guenièvre, cependant, qui est plus qu'excédée par Lady Vivian et n'a pas de temps pour le récit plein d'enthousiasme de son ami.
- Cette espèce de… de… d'oie grincheuse et superficielle, grommelle la jeune femme en hâtant le pas dans les allées, chargée d'un panier de linge sale comme une simple servante. "Que quelqu'un lui apprenne les bonnes manières ! Elle est… raaah !"
- Qu'est-ce qu'elle a encore fait ? demande Merlin sans s'offusquer quand il s'aperçoit qu'elle n'a pas écouté un mot de ce qu'il disait.
- Elle ne peut pas se laver comme n'importe qui, bien sûr ! Il lui faut du lait d'ânesse pour son bain ! Où suis-je supposée trouver une telle quantité de lait, moi ? Mais quelle péronnelle !
Elle s'interrompt en haut des escaliers en spirale, se mord la lèvre inférieure et respire profondément pour se calmer.
- Si seulement elle pouvait au moins arrêter de m'appeler "toi, là" ! siffle-t-elle entre ses dents. "C'est incroyable ! De toutes les dames que j'ai servies, je n'en ai jamais vu une aussi arrogante et aussi mal élevée !"
Merlin cale son propre panier de linge sale sur sa hanche et tend la main pour écarter une mèche frisée qui balaye le front de Guenièvre.
- ça va aller, promet-il. "Ce n'est que pour trois jours encore. Après, tu seras de nouveau traitée comme une vraie dame."
Guenièvre lâche un petit rire amer.
- Ce n'est pas que ça, Merlin… je pourrais le supporter si ce n'était que moi, mais elle a déjà fait fouetter le palefrenier, rendu fous les gardes de son couloir en les prenant pour des garçons de course, et j'ai trouvé Anna en pleurs après qu'elle l'ait giflée en la traitant de "petite gourde". Le problème c'est que si elle n'obtient pas satisfaction pour le moindre de ses caprices, son père sera contrarié…
- … et les négociations en pâtiront, complète Merlin à voix basse.
- Tu as tout compris. Allez, maintenant, file. Donne-moi ton linge et va voir en cuisine, il y a une collation à monter aux invités.
Elle le regarde s'éloigner, un peu surprise par son air soudain rembruni, puis dévale les escaliers en colimaçon en passant en revue tout ce qui lui reste à faire avant de retourner à la chambre de l'insupportable Lady Vivian.
Plus que trois jours. Vite que ça se termine…
Merlin arrive juste à temps pour accompagner Georges à la salle des négociations. Il se cache derrière le serviteur roux à l'air pincé et se faufile entre les piliers sans oser jeter de coups d'œil en direction des cinq souverains.
- Vos requêtes sont notées et seront prises en considération en temps voulu, est en train de dire Arthur. "Dans l'intervalle, y a-t-il quelqu'un qui a d'autres commentaires sur les territoires du Nord ?"
Sa voix forte et grave domine les discussions et il obtient visiblement ce qu'il souhaitait, si l'on en croit la façon droite et fière dont il se tient sur son grand fauteuil.
- Au sujet des barbares, reprend Olaf en fronçant les sourcils. "Que comptez-vous faire ? Leur seule présence est une menace pour l'ensemble de nos royaumes."
Merlin n'entend pas l'argument de la reine Catrina, qui semble aussi s'inquiéter de ce problème, parce qu'il vient de s'apercevoir que le chaton qui jouait ce matin sur les remparts s'est glissé dans la salle.
Arthur tolère les félins que l'on trouve souvent endormis sur les coffres ou les appuis de fenêtres, et même parfois en train de prendre un bain de soleil roulés en boule sur le trône, mais Merlin doute qu'il cautionne le fait que le petit animal vienne de se hisser sur une chaise vide, puis sur la table couverte de parchemins et de cartes.
Georges le fusille du regard et lui intime silencieusement d'aller immédiatement récupérer son chat avant que quelqu'un ne tourne la tête vers le bout de la table où le minet curieux trempe ses moustaches dans un encrier.
- Il ne suffit pas seulement de s'en protéger, est en train d'expliquer le Sarrum de sa grosse voix. "Il faut marquer les esprits, transmettre un message clair. Une fois qu'ils ont compris, ils ne reviennent pas. Et ils rampent devant vous."
Merlin plaide silencieusement pour que Georges vienne l'aider, mais celui-ci, les bras croisés à côté du buffet, ne fait pas mine de bouger.
Le chaton trottine vers le milieu de la table, donne quelques coups de pattes à une plume, saute sur une carte qui s'aplatit et attire l'attention de toute l'assemblée.
Le roi Olaf lève un sourcil désapprobateur. La reine Catrina dissimule un petit rire ironique et Alined s'humecte les lèvres en découvrant le jeune serviteur à quelques pas de son fauteuil. Arthur réprime un soupir agacé et se penche pour attraper l'animal et les en débarrasser, mais le Sarrum est plus rapide que lui.
Il referme sa poigne de fer sur le corps délicat du chaton et le soulève.
- Voilà ce que je disais, continue-t-il avec un éclat de rire cruel. "Leur insolence n'a pas de limites, jusqu'à ce que vous leur montriez que vous êtes le maître."
Le petit chat se débat avec un miaulement aigu, sortant ses griffes minuscules, la queue hérissée de colère.
- Ces vermines n'ont aucun respect pour nos frontières et n'auront de cesse de piller et de lancer des raids sur nos terres. Mais…
Ses doigts massifs brisent d'un seul coup l'une des pattes du chaton qui couine de douleur.
- Si la punition est suffisamment sévère, ils ne reviendront pas à la charge, croyez-moi.
Au son comme une brindille qui se casse, Merlin est devenu tout blanc et Arthur a fermé les paupières un instant. La Reine Catrina a lâché un petit glapissement d'horreur, Olaf a détourné la tête en levant les yeux au ciel et Alined a eu un long frisson.
Le Sarrum ricane en secouant la petite créature flasque dans sa grosse main, puis la lance en direction de Georges qui l'attrape au vol avec une grimace de dégoût.
- Débarrasse-nous de ça, valet. Allons-nous manger, Pendragon ? Il me semble que nous avons assez parloté pour ce matin.
Le roi de Camelot évite soigneusement de regarder en direction de son serviteur et serre le poing sous la table pour contrôler soigneusement sa voix.
- Je pense en effet qu'une pause est de mise.
Du coin de l'œil, il voit Georges tirer Merlin dehors en l'entraînant par la manche. Une fois les portes ouvertes, d'autres serviteurs entrent pour les servir, amenant des bassines d'étain remplies d'eau et de pétales de roses.
- Vous semblez… mal à l'aise, Arthur, dit soudain la voix narquoise du Sarrum à côté du roi.
- Je ne le suis pas.
- Vous faites bien, dit l'homme en essuyant le jus gras qui coule sur son menton. Il mord dans le pilon et continue, la bouche pleine : "Il faut se montrer sans merci. Si vous montrez le moindre signe de faiblesse, vous avez déjà un pied dans la tombe."
Il y a une menace dans la tranquille assurance de cette phrase et Arthur répond par un sourire poli avant de se diriger vers un autre de ses invités.
Il doit rassembler toute sa volonté pour réussir à avaler quelque chose.
Le craquement sinistre continue de résonner à ses oreilles. Les moustaches du chaton ont pointillé d'encre l'un des parchemins et il y a une goutte de bave sur la carte qui était posée devant le Sarrum.
Encore trois jours. Seulement trois jours. Ensuite, tout ira bien.
Arthur doit attendre la fin de la journée, le moment d'aller d'habiller pour le banquet, pour avoir enfin l'occasion de parler à Merlin.
Son serviteur a les yeux rougis à force de pleurer. Gaius a dit que la petite bête resterait estropiée.
- Je suis désolé de ce qui est arrivé à ton chat, dit le roi sincèrement. "Mais il faut vraiment que tu te concentres. On ne doit pas faire d'erreurs. Ils sont dangereux, mais nous n'avons pas le choix. Si nous ne signons pas la paix avec eux, c'est que nous serons en guerre. Je ne peux pas risquer des milliers de vie pour un chaton qui n'aurait jamais dû se trouver là."
Les yeux bleus de Merlin sont remplis d'incompréhension, de colère et de chagrin impuissant.
- Ils sont mauvais, souffle-t-il.
- Voilà une opinion que tu ferais bien de garder pour toi-même, riposte Arthur avec sévérité. "Tu ne manqueras pas de respect à mes invités, c'est hors de question. Ils sont de sang royal et tu dois te tenir à ta place."
Il gronde de peur que Merlin ne s'attire des ennuis, mais son serviteur n'entend qu'une injustice et sort de la chambre en claquant la porte.
- Comme il vous plaira, Sire.
Arthur se contente de soupirer à haute voix. Il est habillé, il n'a plus besoin de lui, de toute façon. Et il y a longtemps qu'il a abandonné l'idée d'expliquer à Merlin que cette attitude le ferait virer par n'importe qui d'autre.
Mais il a le cœur lourd de ne pouvoir se faire comprendre et regarde d'un air blasé, avachi dans son siège, l'ours qui danse au son des cymbales accompagné par une égyptienne, dans une valse de jupons rouges et de bracelets d'or.
Autrefois, en une pareille occasion, Merlin aurait trépigné d'excitation à côté de son siège et fait tout un tas de commentaires auxquels Mithian aurait répondu en gloussant de rire. Elle aurait glissé sa petite main dans celle du roi en entendant les râles féroces de l'ours muselé et retenu son souffle en voyant l'adolescent traverser la grande salle sur une corde tendue loin au-dessus du sol.
Pourquoi ce temps-là s'est-il enfui ?
Merlin n'est même pas dans la salle en train de regarder le spectacle qu'il a tant attendu. Il doit bouder quelque part.
- Quelle tête de mule… grommelle Arthur à mi-voix, perdu dans ses pensées.
- Vous disiez, monseigneur ?
La Reine Catrina le regarde avec un sourire aimable et il se redresse, s'efforce de faire tomber de ses épaules l'impression désagréable.
- Rien, assure-t-il. "J'étais… euh. Distrait. Je vous prie de m'excuser. Vous me parliez, peut-être ?"
Elle rit avec élégance. Ses cheveux auburn sont soigneusement relevés et piqués d'épingles à têtes de diamant qui scintillent aux flammes des bougies, son cou gracieux mis en valeur par une collerette de dentelle immaculée.
- Cela n'a pas d'importance, minaude-t-elle. "Arthur Pendragon, ce doit être si difficile pour vous…"
Il la considère un instant, un peu étonné.
- Que voulez-vous dire ?
- Eh bien, ces fêtes, toute cette joie… C'est une chose terrible de se retrouver seul dans le monde, tout à coup, si cruellement seul. Il doit être dur d'être à la fois roi et père, d'assumer toutes ces responsabilités à vous seul…
Arthur fronce les sourcils, mais elle ne le voit pas, occupée à jouer négligemment avec les cordons de son surcot, penchée sur lui, terriblement proche, son parfum au jasmin intoxiquant.
- Je vous comprends tellement… la guerre m'a pris mon mari, voyez-vous. Mais je suis certaine que vous et moi ne resterons pas seuls pour toujours. Nous trouverons de nouveau l'amour… une âme jumelle avec qui partager le fardeau de cette vie…
Elle bat des cils, levant ses yeux de biche brillants et humides, une touche de rose sur ses joues de satin, la poitrine palpitante dans son décolleté bordé d'un galon doré.
Arthur la contemple d'un air stupéfait pendant quelques instants, puis se redresse en se raclant la gorge. Il enlève avec douceur les doigts du col de sa chemise, les ramène sur l'accoudoir de la chaise voisine.
- Je vous remercie de ces aimables pensées, ma Dame, dit-il d'une voix posée, en essayant d'adoucir la froideur qu'il sent monter dans son ton. "Je vous souhaite de trouver consolation et soutien auprès des vôtres, comme ce fut le cas pour moi. Camelot est une famille pour celui qui honore son amitié. Quant à l'amour courtois ou au mariage… ils sont bien loin de mon esprit."
Lady Catrina répond par un sourire contrit et prétexte une soudaine migraine pour s'éclipser de la table, quelques minutes plus tard.
Arthur ne se rend pas compte de son air sombre jusqu'à ce que le roi Alined, qui est placé à sa gauche ce soir-là, se penche sur lui et lui demande ce qui le contrarie.
- Ce n'est rien. Des soucis domestiques, dit-il distraitement.
- Oh.
Alined sourit et tamponne son cou avec sa serviette.
- Pourtant vos serviteurs sont d'une grande efficacité, dit-il avec désinvolture. "Ce… quel était son nom, déjà ? Ah. Merlin. Il s'est montré d'une excellence rare pour me servir, hier soir à table."
Le moral d'Arthur remonte un peu et il se permet de pouffer de rire.
- Merlin ? Vous devez faire erreur. C'est le serviteur le plus maladroit du château !
Il le cherche machinalement des yeux dans le brouhaha des ménestrels, des effluves de cerf mariné et de sauces au thym, mais ne le trouve pas.
- Vraiment ? s'étonne Alined avec ingénuité. "Pourtant je l'ai trouvé tout à fait… parfait. C'est tellement inhabituel de nos jours, que je voulais vous demander de l'affecter à mon service pendant mon séjour à Camelot. Mon laquais est d'une incompétence telle que j'ai dû le renvoyer de toute urgence."
Arthur réfléchit quelques instants.
- Eh bien… Merlin est mon valet personnel, mais…
- Oh, répète Alined. "Je ne savais pas. Bien sûr, je ne voudrais pas vous priver d'une telle… satisfaction."
Le roi se gratte la nuque.
Merlin est fâché par l'histoire du chat, mais Guenièvre lui a fait la leçon et Arthur sait que son serviteur s'appliquera pour ne pas nuire aux négociations. Peut-être n'est-ce pas si mal de se séparer de lui pour quelques jours…
Alined est très secret et assez ironique quand il parle, mais il semblerait qu'il ait bon cœur, finalement.
Après tout, qui complimenterait Merlin sans être habitué à lui, sinon une âme sincère ?
Arthur hoche la tête et fait signe à Georges.
- Tu diras à l'Intendant et à Guenièvre que Merlin sera au service personnel du Roi Alined pour le reste de son séjour.
Il se penche pour chuchoter à l'oreille du serviteur exemplaire.
- Et trouve-le rapidement. Je parie qu'il boude dans un coin au lieu de travailler. Dis-lui que je ne supporterai pas cette insolence plus longtemps.
Georges acquiesce et s'en va rapidement.
Arthur se sent un peu mieux et se met à apprécier le banquet. Ce soir-là, il se couche rapidement, plein d'espoir à l'idée des négociations du lendemain, sans se douter qu'une scène pénible a lieu à l'autre bout du château.
Merlin a été atterré en apprenant qu'il devait se rendre aux appartements du Roi Alined sur l'ordre d'Arthur. Il a tenté de protester, mais Guenièvre n'avait pas le temps de s'occuper de lui, surchargée d'impérieuses requêtes de Lady Vivian, et l'intendant a refusé tout net de l'écouter. Il a fini par monter à la chambre et s'est entendu ordonner de préparer un bain. Les allers-retours avec les seaux lui ont pris un certain temps, puis il a bien fallu refermer la porte et rester seul avec l'homme au sourire sinueux si inquiétant.
Peut-être était-ce le sort du petit chat et la colère qui grondait sous ses côtes de voir Arthur négliger l'incident, mais cette fois-ci, Merlin ne s'est pas laissé faire. Quand l'homme installé dans le bain a commencé à le caresser pendant qu'il ajoutait de l'eau, il lui a versé l'intégralité du seau sur la tête et s'est sauvé sans écouter les piaillements furieux.
Gaius n'était pas dans ses appartements et, les nerfs à fleur de peau, Merlin n'a pas supporté l'idée d'attendre seul. Il a ramassé le panier capitonné de chiffons dans lequel dormait le petit chat estropié et s'est réfugié aussi loin que possible, tout au fond du château, dans les geôles. Le soldat qui était de garde, occupé à jouer aux dés avec Myror, le grand saltimbanque à la boucle d'oreille, n'avait pas envie de se lancer dans une longue argumentation. Il a ouvert la cellule de Numéro Quatre et l'a laissé entrer avant de verrouiller de nouveau et de s'en retourner à l'entrée où l'attendaient une outre de bon vin et des restes du banquet.
Derian ne dormait pas, dans l'étroit cachot baigné d'une lueur bleuâtre par la lune qui se glissait à travers la meurtrière. Il s'est redressé, surpris.
Merlin s'est recroquevillé dans un coin, le chaton sur ses genoux, et lui a parlé pendant un bon moment, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'une boule de frustration et de tristesse, à bout de fatigue et de questions sans réponses.
Il a fini par s'endormir sous le regard sombre du prisonnier et ne s'est réveillé qu'au moment où Perceval est venu chercher Numéro Quatre pour un duel, en fin de matinée.
Arthur a parlé de leur expédition à Ismere pendant les négociations et les invités souhaitent voir de leurs yeux la force de cette menace que Camelot a vaincue.
Le panier de son chaton dans les bras, Merlin se faufile à l'arrière-plan en évitant soigneusement de se faire remarquer, derrière les membres de la Cour et les quelques baladins sélectionnés pour fournir un divertissement à ceux que le duel n'intéresse pas, et tombe nez à nez avec Georges qui a l'air furieux.
- Tu étais où ? siffle-t-il en l'entrainant à l'écart. "Le roi Alined a dit que tu n'étais jamais venu l'aider à se coucher et que tu n'as pas non plus daigné aller le réveiller ! L'intendant va te punir, il était vert de rage, je te préviens. En plus, j'ai dû te remplacer !"
- Et ? demande Merlin presque malgré lui.
Georges le fixe un instant, estomaqué.
- Et rien, idiot ! A quoi tu t'attendais ? Tu es irrécupérable. Je sais que Sa Majesté est outrageusement indulgente avec toi, mais tu as dépassé les bornes. Ce seigneur est plus poli que bien d'autres et ce n'était vraiment pas difficile de le servir. Qu'est-ce qui t'a pris de le contrarier ?
L'incompréhension dans les yeux bleus le rend encore plus perplexe que la désobéissance de Merlin. Ce n'est pas le style du jeune serviteur d'ignorer un ordre direct d'Arthur…
- Tu es sûr que tu vas bien ? demande-t-il en se radoucissant un peu. "Tu es bizarre en ce moment. Qu'est-ce qui t'arrive ? Je comprendrais si tu ne voulais pas servir le Sarrum, mais Son Altesse Alined n'est pas si horrible…"
- Il l'est, murmure Merlin. "Et je ne l'aime pas."
Les sourcils épars de Georges se croisent avec désapprobation sous son casque de cheveux roux.
- Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule, soupire-t-il en soufflant par une narine. "Maintenant ramène ton pauvre chat chez Maître Gaius et dépêche-toi d'aller nettoyer la grande salle avec les autres, il y aura un autre banquet ce soir."
- 'Font que d'se bourrer la panse… bougonne Merlin.
- Tais-toi.
Le jeune homme s'éloigne et Georges lâche un autre soupir excédé avant de reprendre son attitude la plus remarquablement polie pour offrir des rafraichissements aux nobles spectateurs. La Reine Catrina roucoule de plaisir en acceptant la fleur que Myror vient de faire apparaître pour elle, plus charmant que jamais dans sa cape aubergine.
L'Ombre Blanche est debout au milieu du terrain et fait face à l'un des guerriers d'Amata.
- Quand ce duel sera terminé, j'aimerai vous affronter, Pendragon, dit celui-ci avec un sourire qui ressemble à des babines retroussées sur des crocs.
Perceval explique les règles du combat, puis se recule après un dernier regard un peu surpris vers Derian.
Il a le sentiment que Numéro Quatre ne l'a pas écouté. Les yeux de l'ancien guerrier Dorocha étaient fixés sur quelque chose au-delà de son épaule – froids et implacables.
Mais derrière Perceval, il n'a qu'une seule chose et c'est bien ce qui inquiète le géant.
La rangée de sièges des cinq souverains.
Peut-être que c'était une très mauvaise idée de céder à ce caprice des invités… ou est-ce Arthur qui a perdu de vue son objectif et se montre arrogant ?
Pourquoi sortir le loup de sa cage maintenant ? Ce n'est ni sage, ni justifié.
Et le regard de Derian n'est pas celui de l'homme que Perceval affronte tous les jours depuis plus d'un an…
Les deux hommes lèvent les bâtons cerclés de fer qui ne sont pas des armes d'entrainement et se saluent. Puis le combat commence.
Merlin emmène son chaton dans les communs où il obtient sans peine un bol de lait pour le petit animal et un gros morceau de lard sur un quignon de pain frotté à l'ail pour lui, qu'il déguste perché sur un tabouret. Les poings sur ses hanches opulentes, la cuisinière marmonne avec mauvaise humeur pendant un bon moment contre "ces s'gneurs sans cœur qu'viennent mett'e l'bazar dans not'e bon Cam'lot qu'c'est une pitié qu'Sa Maj'sté soite pas encore rev'nue d'son chagrin pa'ce qu'permett'ait j'mais c'gen'e d'choses si l'tait dans son bon sens", en secouant son visage rougeaud sous son bonnet de coton dont s'échappent des mèches filasse.
Réconforté par cette halte dans la pièce bruyante et chaleureuse, Merlin lui embrasse la joue avant de quitter les cuisines pour aller aider les autres à la grande salle.
Mais il n'arrive jamais jusque-là, parce que des clameurs éclatent sur le terrain d'entraînement et que tout le monde se hâte dans cette direction dans une bousculade anxieuse.
- Il parait que quelqu'un a tué le roi !
A SUIVRE…