Le Prince & L'Idiot

Chapitre 22 : PROMESSES (Partie II)

7510 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 20:25

 

PROMESSES

(Partie II)

 

 

Tout le château bruisse d'anticipation joyeuse et la nouvelle se communique rapidement à travers tout le royaume, comme un vent de fleurs.

Arthur ne peut plus tenir ses audiences sous le grand chêne sans que de vieilles paysannes ne l'abreuvent de conseils : "n'la laissez point manger d'câpres, des gousses de cardamone, Vot'e Seigneurie, n'y a qu'ça !" Les gardes le saluent en claquant des talons comme s'il partait en guerre et les conseillers soupirent dès qu'il montre une minute d'inattention. Quant aux chevaliers, ils ne le laissent pas une seconde en paix avec leurs taquineries.

Merlin, lui, a fort à faire entre ses tâches quotidiennes habituelles et les courses que lui réclament Guenièvre et Gaius à tout bout de champ.

- Merlin ! Où étais-tu encore passé ? Je n'ai pas de chaussettes, pas de culotte et une leçon de tir à l'arbalète à mener dans une heure !

- Oh, Merlin, s'il te plaît, pourrais-tu passer chez le huchier et voir si le fauteuil à bascule est enfin prêt ?

- Mon garçon, ce n'est pas le moment de dormir dans ta soupe, voyons ! J'ai besoin que tu ailles cueillir des feuilles de framboisier. Il me faut la tisane prête pour tout à l'heure quand je monterai voir la reine.

- Merlin, où est passé mon discours pour la guilde des polisseurs de harnais ? Et tu crois vraiment qu'une prune et un quignon de pain me suffiront pour déjeuner ?

- Merlin, sois gentil, va échanger ces chandelles, elles fument horriblement.

- Mais mon garçon, enfin, comment peux-tu encore confondre mélisse et menthe ! Elles n'ont pas du tout la même odeur ! Et la menthe serait tout à fait néfaste pour la reine ! Retourne-y. Et ne te perds pas dans les bois encore une fois !

- MERLIIIN ! J'attends !

Il trébuche en montant les escaliers et s'écorche le menton, dévale les rues de la vieille ville avec des pots et des paniers, arpente le sous-bois en s'usant les yeux à la recherche des plantes, s'écroule à la fin de la journée sur son lit étroit sans avoir la force d'ôter ses bottes.

Mithian se glisse dans les appartements du vieux médecin lorsque la nuit tombe.

- Est-ce que Merlin est là ?

- Oui, répond Gaius en indiquant la soupente d'un sourcil broussailleux. "Vous devez vous reposer, Votre Majesté. Est-ce que le roi sait que vous êtes ici ?"

La jeune femme se mordille les lèvres, joue avec le ruban noué sous sa poitrine, sous lequel sa robe opaline commence à prendre une douce courbe.

- Arthur a un conseil qui se terminera tard, dit-elle en traversant la pièce.

- Une autre bonne raison pour que vous retourniez à votre chambre. Il s'inquiétera s'il ne vous y trouve pas.

Elle ne l'écoute pas, ramasse ses amples jupes de percale et grimpe légèrement les quelques marches. Elle roucoule avec attendrissement en poussant la petite porte.

- Oh, Merlin…

Gaius se racle la gorge.

- Qu'y a-t-il, Votre Altesse ?

La reine se faufile jusqu'au lit, enlève ses bottes au serviteur qui ronfle, étalé à plat-ventre, la bouche entrouverte. Le vieil homme apparait dans l'embrasure et sourit malgré lui, les mains croisées sur sa panse.

- Il n'a pas une minute de repos, lui… dit la jeune femme avec affection, en s'asseyant à la tête du matelas. "Il est si heureux de pouvoir aider, il ne dit jamais non. Je l'ai à peine vu, aujourd'hui… il n'a pas cessé de faire des courses pour tout le monde. Il m'a manqué…"

- C'est un bon garçon.

La soirée est agréablement fraiche après la chaude journée de ce début d'été. Les criquets chantent par la fenêtre ouverte et quelqu'un joue de la vielle dans le lointain, une mélodie mélancolique sous les étoiles.

Le sourire de Mithian se fane un peu et elle pose sa main sur son ventre rond.

- Gaius ? Est-ce que… est-ce que mon bébé pourrait naître… comme Merlin ?

Ses cils palpitent anxieusement quand elle lève ses grands yeux d'ambre.

- Les dames de la cour… et d'autres, dans la ville basse… elles disent que s'il reste trop près de moi, l'enfant pourrait être… atteint.

Elle mord sa lèvre inférieure d'un ton presque coupable.

- Ce sont des inepties, ma Dame, grogne Gaius avec un reniflement d'impatience à l'idée de ce que des gens mal intentionnés ou mal éduqués peuvent dire. "La condition de Merlin n'est pas contagieuse."

Mithian hoche la tête, l'air rassuré.

Elle enlève un brin de paille sur la pommette anguleuse mâchurée de terre, glisse ses doigts fins dans les cheveux noirs du jeune homme endormi, chantonne une berceuse.

Le vieil homme toussote.

- Si l'enfant naissait ainsi, l'aimeriez-vous moins ?

- Non, murmure farouchement la reine. "Je l'aimerais… peu importe comment il vient. Fille ou garçon. Qu'il aime lire ou manier l'épée, qu'il soit blond ou brun. Mais… Arthur… il parle toujours de comment il va apprendre à son fils à monter à cheval, et organiser des tournois tous les ans à son anniversaire et…"

Sa voix s'étouffe de nouveau.

- Si le bébé n'est pas ce qu'il espère… il sera si déçu… si triste…"

Gaius s'approche et lui soulève le menton avec délicatesse.

- Cessez de penser à ce qui pourrait arriver, Votre Majesté. S'inquiéter est mauvais pour votre santé. Je recommande d'ailleurs que vous continuiez de passer du temps avec mon étourdi de petit-fils. Le sourire de Merlin ne peut que vous faire du bien.

Mithian acquiesce.

- Oui, souffle-t-elle.

- Et maintenant, retournez dans vos appartements avant que Guenièvre ne déclenche le tocsin.

La reine pouffe de rire.

- ça n'arrivera pas. Guenièvre est en congé ce soir, dit-elle. "Et j'ai renvoyé mes autres servantes. Oh, Gaius, ne puis-je pas rester un peu ici ? Vous avez dit que c'était bon pour moi."

Pris à son propre piège, le vieil homme est obligé de céder. Il retourne dans la pièce principale et pile des herbes en marmonnant pour lui-même. Il ne voit pas le temps passer, plongé dans ses grimoires et ses fioles. Lorsqu'on frappe à la porte, il se redresse et s'aperçoit que sa bougie est presque entièrement consumée. Il pousse ses lunettes au bout de son nez et s'apprête à dire "entrez" lorsque le battant est poussé.

- J'ai perdu ma femme, annonce le roi en entrant. "Et accessoirement aussi, mon valet."

Il bâille, visiblement fatigué par l'interminable réunion, mais n'a pas l'air fâché. Gaius lui indique la soupente.

- J'ai bien peur qu'ils ne soient tous les deux ici, Sire. C'est ma faute. J'aurais dû raccompagner la reine à ses appartements…

Arthur disperse les excuses d'un bref geste de la main et gravit les quelques marches en bois avant de s'arrêter avec un petit rire ironique.

- Eh bien, marmonne-t-il, "si je ne les connaissais pas, je pourrais être jaloux."

Gaius le regarde contourner le lit sur lequel est toujours avachi Merlin, profondément endormi, et se pencher pour soulever dans ses bras la jeune femme qui somnole contre le mur, sa main maternelle posée sur les boucles noires.

Mithian n'ouvre pas les yeux, mais blottit sa joue contre l'épaule de son mari.

- Ar'th'r… bredouille-t-elle.

- Au moins, elle rêve de moi, grommelle le roi en passant devant le vieux médecin avec son précieux fardeau.

Gaius étouffe un sourire et raccompagne le souverain jusqu'à la porte où il l'arrête.

- Sire.

- Qu'est-ce, Gaius ? Vous faut-il une herbe spéciale pour prendre soin de la reine ? J'irais la quérir jusqu'au plus profond des cavernes de la forêt de Balor. Je connais le chemin, ajoute-t-il avec bonne humeur après un instant de réflexion.

- Nul besoin d'une telle quête, Votre Majesté. La grossesse de la reine est tout ce qu'il y a de plus normal. Mais je me demandais… Son Altesse s'est plainte…

- De qui ? De quoi ? Parlez !

Arthur a presque élevé la voix et Mithian tressaille dans ses bras. Il la cale un peu mieux contre lui, froissant la percale opaline de sa robe, embrasse son front pour la rassurer dans son sommeil. Elle est si petite et si légère, malgré l'enfant qui grandit en elle.

- Je crois, dit Gaius en fronçant son sourcil de l'autorité, "qu'il serait bien que vous allégiez un peu les tâches de Merlin pour quelques semaines. La reine aime être avec lui et il n'est pas bon qu'elle s'ennuie ou se sente seule. Vous êtes, bien sûr, occupé avec les affaires de l'état, et Guenièvre fait de son mieux, mais elle assiste souvent aux conseils en lieu et place de la reine. Lady Mithian a besoin de la compagnie de Merlin. Il la calme et il faut qu'elle reste aussi sereine que possible."

Le roi se mordille les lèvres un moment, pensif, puis se racle la gorge.

- Très bien, dit-il finalement.

Il fait un pas vers le couloir, puis se ravise.

- Gaius ?

- Oui, Sire ?

- L'enfant… je sais qu'il n'y a jamais rien eu de tel dans nos familles… qu'il n'y a aucun danger tant que la reine est en bonne santé, mais… ces maladies-là surgissent parfois de nulle part, n'est-ce pas ? L'enfant… pourrait-il naître avec la même condition que Merlin ?

Gaius penche la tête de côté, ses yeux ronds et sombres fixés sur Arthur.

- Cela se pourrait, en effet, répond-t-il simplement. "Cela changerait-il quelque chose, Votre Majesté ?"

Le roi absorbe l'information, puis relève ses yeux bleus.

- Je ne sais pas, souffle-t-il avec honnêteté. Ses cheveux blonds lui tombent un peu sur le front, comme le jeune prince qui ignorait comment trouver sa voie, il y a des années. "Je ne sais pas."

Le vieux médecin hoche le menton sans trahir ce qu'il pense.

- Je veux dire… il ne pourrait pas être l'héritier du trône, si c'était le cas. Et je… je ne sais pas comment je… je lui ferais face. Ce n'est pas comme avec Merlin, nous avons choisi de l'accepter comme il l'était et… et-et nous l'aimons comme ça. Mais… si c'était mon fils… s'il naissait… avec…"

Il respire profondément, essaie de caler les battements de son cœur sur le rythme régulier de celui de Mithian.

Il repense à Balinor qui disparait dans la forêt après avoir appris que l'idiot est son fils.

Il repense à son propre père, si exigeant.

C'est une chose de créer un monde où Merlin et les siens puissent vivre sans être inquiétés, mais est-il assez fort pour aimer et protéger un enfant qui lui ressemblerait mais serait incapable d'atteindre les standards ?

Il contemple le visage endormi de Mithian sur son épaule et réalise tout à coup pourquoi la reine s'est faufilée jusqu'aux appartements du médecin alors que celui-ci l'examine tous les jours dans la chambre royale.

- Elle… elle a peur de ce que je vais penser de l'enfant, murmure-t-il. "Elle craint de me déplaire."

Un frisson glacé court entre ses épaules.

Il ne veut pas être son père. Il ne l'est pas. Donne-t-il vraiment l'impression qu'il va l'être ?

Gaius lui pose la main sur le bras, très légèrement.

- Tout ira bien, Votre Majesté. Maintenant, ramenez la reine à vos appartements et ménagez un peu de temps pour être avec elle demain.

Il sourit de cet air de vieux grand-père qui passe parfois sur son visage imperturbable d'homme de sciences.

- Une dernière chose, si je puis me permettre, Sire. Parfois… seulement parfois, ce sera suffisant. Rappelez-vous que l'enfant pourrait être une princesse. La reine aimerait sûrement partager avec vous cette idée.

- Oh, dit Arthur.

L'idée ne lui avait pas traversé l'esprit.

Mais il s'applique à mettre en action les conseils de Gaius et s'assure que Merlin a moins de charge de travail. Il n'a pas besoin de faire la leçon à son serviteur. Celui-ci n'est que trop heureux de pouvoir passer du temps dans les jardins avec la reine.

Tant que Mithian le peut encore, elle s'agenouille au bord des massifs et replante les rosiers, sans se soucier de mettre du terreau sur sa robe, pieds nus pour sentir la fraicheur de la terre noire entre ses orteils.

Il fait chaud et elle est souvent à bout de souffle, alors que l'été continue et que son ventre s'arrondit.

Merlin court lui chercher de l'eau, l'aide à se rasseoir sous les ombrages, dans le fauteuil à bascule fabriqué spécialement pour elle, puis s'installe à côté d'elle dans la pelouse, les jambes pliées en tailleur. Guenièvre tricote une très fine laine pour habiller le bébé cet hiver, en les surveillant avec attendrissement.

- Aurais-je un jour un bébé comme vous ? demande Merlin en posant sa tête contre le pli rebondi de la robe – un geste d'une haute indécence que même Arthur n'autorise que difficilement, mais que les deux femmes n'empêchent jamais.

Il n'y a rien de plus adorable que la vue du grand serviteur maigre en train de chuchoter des mots de bienvenue à l'enfant caché sous les plis de soie rose poudré.

- Eh bien, répond Mithian très sérieusement. "Si tu trouves ton véritable amour et que tu te maries avec elle, tu pourras."

- Je l'ai trouvée, dit pensivement le jeune homme aux yeux bleus rêveurs. Il se rembrunit. "Mais elle est partie, maintenant. Elle a promis qu'elle reviendrait un jour, mais elle ne peut pas, n'est-ce pas ? On ne revient pas d'Avalon…"

Il glisse un coup d'œil un peu inquiet en direction de Guenièvre, de peur de la peiner, mais elle écoute tranquillement tout en continuant de croiser et décroiser ses aiguilles.

- Oh, Merlin, je ne savais pas, s'écrie Mithian, attristée. "Comment s'appelait-elle ?"

- Freya, dit le serviteur dont le visage s'éclaire. "Elle était tellement jolie et quand elle souriait, c'était comme d'être bien heureux, bien chaudé, bien nourri."

- Je suis sûre que c'était vraiment une gentille fille, si elle t'aimait, dit la reine.

Elle reste un instant silencieuse, perdue dans ses pensées, et Guenièvre note mentalement de lui expliquer plus tard comment Freya est morte, en prenant des gants pour qu'elle ne l'apprenne pas abruptement.

Le soleil passe à travers le feuillage dense de l'arbre et mouchette de lumière l'herbe épaisse.

- Pourquoi Arthur est-il votre amour véritable ? demande encore Merlin en penchant la tête de côté et en fronçant un sourcil intrigué d'une façon qui ressemble terriblement à son grand-père. "Il ronfle comme une bûche et son haleine du matin pourrait tuer un troll et il n'est jamais aimable quand il a faim. Ce n'est pas très… princier."

Les deux femmes éclatent de rire.

- C'est vrai. Mais ça ne compte pas vraiment, tout ça, dit finalement Mithian, en essuyant ses yeux qui pétillent. "J'aime Arthur parce qu'il rêve en grand. J'aime Arthur parce qu'il ose dire quand il a peur. J'aime ses cheveux blonds, et ses yeux bleus et ses dents de souris ! Je l'aime parce que son cœur est encore plus fort que son épée. Parce qu'il est fidèle à ses amis et à son devoir. Je l'aime même s'il ne sait pas cueillir des fleurs sans les abimer, même s'il sait mieux écrire un traité de paix qu'un poème. Je l'aime, voilà. Ça ne s'explique pas, tu sais", conclut-elle, les joues roses.

- Ah, dit Merlin gravement. "Je comprends. C'est un mystère."

Guenièvre pouffe derrière son tricot.

- Voilà. Y-a-t-il d'autres mystères sur lesquels tu souhaiterais qu'on t'éclaire, Merlin ?

Le serviteur se gratte la tête.

- Oui, dit-il au bout d'un moment. "Comment est-ce que le bébé va sortir de votre ventre ?"

- Tu n'as jamais aidé Gaius lors d'un accouchement, Merlin ? demande Guenièvre après avoir échangé un coup d'œil avec la reine qui a un peu blêmi à la question indélicate.

- Nope. Il a dit que j'étais trop maladroit et que mes oreilles feraient si peur au bébé qu'il se cacherait et refuserait de sortir.

Il a l'air douloureusement peiné à cette idée et elles sourient.

- Eh bien, les bébés sont un peu timides, c'est sûr, dit Mithian d'une voix mal assurée, en réarrangeant les plis de sa robe rose sur la courbe volumineuse de son ventre. "Mais celui-ci t'aimera sûrement beaucoup."

- Est-ce que…

- Merlin, va chercher la collation en cuisine, veux-tu, interrompt Guenièvre. "Et ensuite tu iras voir si le roi a besoin de toi."

C'est Perceval qui lui donne la réponse à sa question, plus tard dans la journée – fort de sa triple expérience d'oncle, bien qu'il n'ait jamais été présent sur les lieux aux moments-clés.

- Le bébé viendra au monde comme n'importe quel autre animal, dit-il en dessellant son cheval pendant que le serviteur nettoie les écuries. "Comme quand tes chats font des petits."

- Aouch, grimace Merlin. "Ce n'est pas une affaire très drôle."

Il comprend mieux pourquoi Guenièvre lui a fait les gros yeux et s'applique encore plus pour servir la reine.

Vient la fin de l'été, les moissons, les vendanges, puis les premières couleurs enflammées de l'automne.

Le soleil couchant illumine les arcades blanches de Camelot, entre à flots par les fenêtres de la nurserie.

Tout est y est préparé, y compris le petit dragon de bois de Merlin en face de celui d'Arthur sur la cheminée. Il y a un cheval-bâton fabriqué par Perceval (avec une vraie crinière !), un jeu d'osselets dans une bourse en velours offert par Sir Léon, des livres aux belles enluminures que Gaius et Geoffroy ont choisis avec soin, un ourson en tissu confectionné par… Gwaine (et il n'a pas fini d'en entendre parler, surtout que les coutures ressemblent à des points de suture maladroits).

Les coffres et les armoires sont pleins de petites chemises et de langes. Un pot de sel attend avec un autre de miel sur la table, à côté d'une bassine d'étain et d'une aiguière.

Le berceau est tendu de fin lin et de couvertures tricotées dans une laine moelleuse. Il se dresse au milieu de la pièce, comme un petit bateau en bois de chêne dont la voile protège la nacelle décorée de gravures d'étoiles et de guirlandes de laurier.

Le roi et la reine le contemplent en se tenant par la main. La robe dorée de la jeune femme cascade en plis amples sur son ventre arrondi, et elle n'a jamais été aussi belle, appuyée contre l'épaule de son mari dont la tunique bleu océan est assortie à ses yeux.

- Etes-vous prête pour votre bataille ? chuchote Arthur.

- Oui, murmure résolument Mithian.

Leurs doigts entrelacés se serrent plus étroitement.

- J'aimerai pouvoir vous prêter une de mes armures, soupire-t-il en embrassant la chevelure châtaine de son épouse.

 

 

oOoOoOo

 

 

Quelques jours plus tard, lorsque les premières douleurs saisissent la reine, le roi est en plein conseil et se contente de hocher la tête quand le serviteur venu l'en informer termine de marmonner à son oreille.

Guenièvre quitte précipitamment la salle et Arthur continue de parler, d'une voix à peine un peu enrouée.

Il connait sa leçon. Il ne sera pas admis dans la chambre. Ça n'empêche pas qu'il lui semble absolument nécessaire de faire les cent pas dans le couloir.

Quand il arrive, Merlin est déjà là, l'oreille collée contre l'épais battant de bois.

- Le b-bébé, bredouille-t-il en voyant le roi. "Il v-va naître."

- Non, vraiment, Merlin ? riposte Arthur.

Les heures passent à une lenteur exaspérante et, de temps en temps, les frisettes désordonnées de Guenièvre apparaissent dans l'embrasure. Son visage fatigué et dégoulinant de sueur leur adresse une grimace encourageante.

- Comment va-t-elle ? demande le roi d'une voix rauque, en retenant Merlin d'une main ferme sur l'épaule pour qu'il ne s'infiltre pas dans la chambre.

- Le travail avance bien, Sire, est la réponse laconique.

Ils n'entendent pas de cris et ne voient rien, mais les gémissements étouffés qui s'échappent quand la porte s'entrouvre les effraient beaucoup.

- Est-ce qu'Arthur est là ? a demandé une fois Mithian, les dents serrées.

- Oui, Votre Majesté, a répondu doucement Gaius en épongeant les jeunes épaules luisantes de transpiration.

- C'est bien, a haleté la jeune reine.

Et elle est retournée au combat.

Le soir vient et l'enfant n'est toujours pas là. Le roi fait toujours les cent pas, les mains sur les hanches, et Merlin est assis sur le bord d'une fenêtre, les yeux au sol, ses longues jambes étalées sur les dalles. Ils sont allés manger – du bout des dents – et Arthur a signé quelques rapports avant de se dépêcher de retourner dans le couloir qui s'assombrit. En bas, dans la cour, les serviteurs passent et repassent, les gardes échangent leurs tours, des nobles se promènent dans la tiède soirée d'automne, les chevaliers rentrent de patrouille.

Tout le château vaque à ses occupations, mais chacun lève les yeux de temps à autre vers l'étage des appartements royaux.

Le loquet craque en les faisant sursauter et ce qui ressemble à un miaulement déchirant leur saute aux oreilles.

Guenièvre se faufile à l'extérieur et ils la contemplent, pétrifiés.

Son tablier est maculé de sang, elle est échevelée et elle pleure avec un grand sourire.

- Vous êtes père, bafouille-t-elle à l'attention du roi. "C'est une fille."

- Oooh, souffle Merlin.

Elle saute au cou du serviteur, émerveillée et surexcitée, et il hésite avant de la serrer contre lui, un peu effrayé par l'aspect de sa robe.

- Elle est absolument magnifique ! La sage-femme m'a autorisée à l'aider à la laver et à la frictionner avec des pétales de rose et – oh, elle est si parfaite et si petite !

- Est-ce que Mithian va bien ? balbutie Arthur.

La porte s'ouvre une nouvelle fois et Gaius sort de la chambre d'un pas lourd. Ses cheveux blancs sont plaqués sur son haut front ridé, la peau fine de son visage marqué de taches de vieillesse blême de fatigue et ses sourcils broussailleux se creusent profondément. Il enlève machinalement la sur-robe brune qui protège sa longue tunique bordeaux et s'humecte les lèvres.

- Est-ce qu'on peut entrer et les voir ? pépie Merlin.

- Gaius ? croasse le roi.

Le vieil homme les considère l'un après l'autre gravement, puis il se tourne vers Guenièvre.

- Va aider la matrone à baigner la reine et à la rhabiller, ordonne-t-il.

La jeune femme acquiesce et disparait.

- Merlin, les trompettes, dit Arthur en prenant une soudaine grande respiration, comme si son cerveau venait seulement de se remettre en fonction. "Va leur dire d'annoncer que…"

- Un instant, Sire, coupe le vieux médecin.

Son petit-fils s'arrête dans son élan.

- Qu'il y a-t-il, Gaius ? demande le roi. "Pourquoi… est-ce qu'il y a un problème avec l'enfant ?"

- Non, Sire. La princesse est en parfaite santé. Je… c'est la reine, Votre Majesté.

Arthur pâlit et Merlin se rapproche de lui.

- Elle est très faible. Je… elle a perdu beaucoup de sang. Elle… je crains qu'elle ne passe pas la nuit, Sire.

Le roi le fixe.

- Qu'est-ce que vous racontez ?

Gaius ferme les yeux, puis les rouvre. Il déglutit, pose sa vieille main sur l'épaule de l'homme qu'il a vu grandir.

- Je ferai tout mon possible, Sire, mais vous devez vous préparer… au pire…

- Non, souffle la voix étouffée de Merlin.

Arthur trébuche comme s'il allait perdre l'équilibre, puis se redresse, les poings fermés.

- Non, répète-t-il. "Pourquoi cela arriverait-il ? Nous… Tout s'est bien passé jusque-là, vous aviez dit que Mithian était en bonne santé. Il n'y a pas de raison pour qu'… qu'avez-vous fait ? De qui est-ce la faute ?"

- Ce sont des choses qui arrivent, Votre Altesse, interrompt doucement le médecin. "Le monde est ainsi fait que nous ne pouvons l'empêcher de tourner à sa guise… S'il vous plait. Entrez dans cette chambre. La reine a besoin de vous."

Il pousse la porte et elle grince sur ses gonds.

Les appartements royaux sont plongés dans l'obscurité, malgré les dizaines et les dizaines de chandelles allumées sur tous les meubles. Il y fait étouffant. Le parfum des roses se mêle à l'odeur du sang, lourde, écœurante, si différente de celle d'un champ de bataille.

Le bassin d'étain dans lequel le bébé a été lavé est posé sur la table, à côté d'une pile de chiffons mouillés et souillés. Il y a de l'eau sur les dalles, scintillante à la lueur des bougies.

Les longs rideaux de brocart sont noués aux quatre coins du lit à baldaquin et Guenièvre termine de border des draps frais sous le matelas. La sage-femme fait la révérence en voyant s'approcher le roi et s'esquive pour lui laisser la place.

Mithian est appuyée contre les oreillers brodés, sa longue chevelure châtaine tressée d'un ruban, propre et vêtue de sa chemise de nuit bordée de volants en dentelle. Son visage est gris de fatigue, mais débordant de reconnaissance alors qu'elle contemple le paquet de langes blotti contre elle.

Arthur s'assoit avec précaution sur le bord du lit et elle lève les yeux, lui sourit.

- Regardez… souffle-t-elle. "C'est notre enfant."

Il n'accorde qu'un regard rapide à la minuscule frimousse rouge et fripée, tend la main pour saisir les longs doigts fins de la jeune femme.

- Mithian…

- Je sais que ce n'est pas un garçon, dit la reine d'une voix un peu précipitée. "Mais… Arthur, vous l'aimerez, j'en suis sûre. Elle est si belle ! Elle a votre bouche et vos sourcils."

- Mithian…

Les yeux d'ambre de la jeune femme se remplissent de larmes.

- Ne voulez-vous pas la prendre dans vos bras ?

Arthur accepte parce qu'il ne sait plus ce qu'il doit faire, parce qu'il a peur d'éclater en sanglots ou de se mettre en quête de son épée, parce que ce n'est juste pas possible – pas possible que…

Il tient le paquet de langes maladroitement, embarrassé, se concentre davantage sur le visage émerveillé de Mithian qui les contemple, plutôt que sur cette tête d'oignon rosâtre qui est supposé lui ressembler.

Le bébé est doux et chaud… comme un petit chat.

Il respire profondément, cherche son serviteur des yeux.

La main de Merlin se pose sur son épaule.

- C'est vrai que sa bouche ressemble un peu à la vôtre, Sire. Oh-oh. Elle fait la grimace… ah. Là, c'est tout à fait vous quand vous n'avez pas assez mangé.

Arthur lâche un rire étranglé. Mithian glousse, mais elle n'a pas réussi à se soulever pour voir.

Gaius les observe depuis l'autre côté du lit. Guenièvre est à côté de lui et toute son excitation d'un peu plus tôt est retombée pour laisser place à une expression consternée. Elle est allée se changer et la sage-femme a quitté la pièce.

Au-dessus du château, la nuit est remplie d'étoiles.

Le roi replace délicatement le nouveau-né dans le creux des bras de sa mère et tend la main pour écarter une mèche ondulée du front de sa jeune épouse.

- Reposez-vous, mon amour.

Elle fait non du menton.

- Merlin, approche-toi.

Le grand serviteur maigre s'agenouille à côté du lit pour être à la hauteur de la reine, pose ses coudes sur le drap. Son épaule touche le genou d'Arthur.

- Qu''est-ce que je peux faire pour vous, ma Dame ? demande-t-il. "Est-ce que vous avez mal ? Ou soif ? Je peux aller vous chercher…"

Mithian lui sourit.

- Reste juste là. J'ai quelque chose à te dire.

Elle lui caresse la joue.

- Merlin… tu sais… je… je vais m'en aller…

Elle évite le regard d'Arthur, à la fois dur et implorant, fixé sur elle, se concentre à la place sur les prunelles bleues qui s'embuent.

- Je ne vais pas revenir… on ne revient pas d'Avalon, tu avais raison… alors… ne pleure pas, Merlin. Je suis si contente de t'avoir rencontré…

- Je ne veux pas que vous partiez, souffle le jeune homme d'une voix suppliante.

Elle emmêle les boucles noires sur son front, du geste familier dont elle a l'habitude.

- Apprends à mon bébé à regarder le monde comme tu le fais, tu veux bien ? A aimer les gens et à croire aux rêves…

Elle sourit encore, se soulève avec difficulté – vite soutenue par Gaius qui se penche de l'autre côté du lit – et embrasse le front du serviteur.

- Je t'aime, Merlin.

Il attend qu'elle soit de nouveau couchée, puis penche la tête de côté, ses yeux bleus brillants.

- Moi aussi je vous aime, chuchote-t-il.

- Merlin, grogne Arthur à côté de lui. "Je suis là."

Mithian pouffe de rire tout doucement. Ses lèvres décolorées sont à peine teintées d'un point rose et ses joues sont diaphanes à la lueur des bougies.

Gaius fronce les sourcils et contourne le lit.

- Sire. Je voudrais l'examiner de nouveau. Pouvez-vous sortir un moment ? Toi aussi, Merlin.

Lorsque la porte se referme sur les deux hommes, le vieux médecin soulève rapidement les couvertures au bout du lit.

Mithian a fermé les yeux, épuisée, le bébé toujours blotti dans ses bras.

- Gaius ? dit Guenièvre d'une voix tremblante.

Le vieillard baisse sa tête chenue.

- Le saignement continue, murmure-t-il. "Je ne crois pas qu'elle verra l'aurore… quelle pitié…"

La dame de compagnie joint les mains devant sa bouche.

- Je pensais… je croyais que vous pourriez encore…

- C'est au-dessus de mes compétences, mon enfant… Je vais préparer d'autres compresses d'ortie et vous feriez bien de changer ces linges tant que le roi n'est pas là.

La jeune femme s'active, puis revient près de la reine avec une infusion de fleurs d'agripaume. La boule dans sa gorge se gonfle encore en regardant Mithian pelotonnée dans les grands oreillers brodés, la toute petite princesse nichée contre sa poitrine.

- Votre Majesté…

Les yeux d'ambre frangés de longs cils s'ouvrent difficilement.

- Buvez ceci, ça va vous faire du bien…

La reine obéit docilement, puis attrape le poignet de son amie avant que celle-ci n'aille chercher le souverain.

- Guenièvre…

- Oui, ma Dame ?

Elle s'assoit au bord du lit, ses prunelles noisette posées avec chaleur sur l'héritière de Nemeth.

- Promets-moi… ma fille… prends soin d'elle… donne-lui… tout ce dont elle a besoin…

Le visage de porcelaine se contracte de chagrin, de douleur, de détresse devant la vie injuste qui lui reprend son rêve au moment où elle allait le tenir dans ses bras. Les larmes roulent le long de ses joues.

- S'il te plaît… Guenièvre… chuchote Mithian. "Promets-moi… que tu seras… comme une mère pour elle… que tu l'aimeras… qu'elle ne se sentira jamais seule…"

La dame de compagnie hoche le menton, le nez crispé pour retenir son émotion.

- Promets…

- Je vous le jure, articule Guenièvre avec difficulté.

- Merci, souffle la jeune reine à bout de forces.

Gaius se penche pour prendre son pouls et ses sourcils se froncent encore plus si c'est possible.

- Vous ne devez pas vous agiter, votre Majesté, gronde-t-il doucement. "Reposez-vous…"

Les yeux d'ambre le regardent jusqu'au plus profond de son âme.

- Laissez-moi parler à Arthur, d'abord.

Il incline la tête.

- Très bien, votre Altesse.

Guenièvre entraîne Merlin avant qu'il ne se glisse de nouveau dans la pièce et Gaius se retire pour laisser les deux souverains en tête à tête.

Dans la cour d'honneur, des centaines de gens se sont rassemblés avec des bougies. La sage-femme a dû laisser échapper la rumeur. Le vieil homme marche lentement, les bras dans le dos, jusqu'aux remparts, espérant que l'air frais de la nuit va l'apaiser un peu.

Pourquoi faut-il que la tragédie frappe encore Camelot ?

Pourquoi Arthur ? N'a-t-il pas assez souffert, assez sacrifié, pour construire le royaume où tous seront heureux ?

Ne peut-il pas être épargné ? Seulement cette fois-ci… au moins cette fois-ci…

Il pose ses mains âgées sur les pierres anciennes des créneaux et la vue lui coupe le souffle.

Ce n'est pas seulement dans la cour du château.

C'est aussi dans la ville basse et même au-delà des bois, dans les villages alentours. Comme si des milliers d'étoiles étaient tombées sur la terre.

Partout dans le pays qui s'étend sous un ciel d'encre, les gens ont allumé des lumières pour veiller la reine.

Arthur prend la main de Mithian en essayant en vain de refouler ses larmes.

- Ne m'abandonnez pas, supplie-t-il. "Battez-vous, je vous en prie. Nous pouvons encore… il y a tant à faire et… tout seul…"

- Vous n'êtes pas seul, proteste doucement la reine. "Il y a Merlin, il y a Guenièvre et tous les chevaliers, il y a les conseillers et Gaius et le peuple…"

- Ce n'est pas pareil, gémit le roi entre ses dents.

Elle caresse les cheveux blonds, touche la joue de son mari, sourit comme elle seule sait le faire – si malicieuse et si aimante à la fois.

- Grâce à vous, j'ai su ce qu'était être aimée… murmure-t-elle. "Vous m'avez tant donné, Arthur…"

Sa tête fragile s'enfonce dans l'oreiller brodé.

- Je suis… je suis désolée… j'ai perdu… la seule bataille que j'avais combattre…

Il secoue vivement la tête, passe sa main libre sur son visage pour l'essuyer, crispe ses mâchoires pour recomposer son visage de roi.

- Vous vous êtes montrée extrêmement courageuse. Je suis… fier de vous.

Elle contemple le petit bébé, puis son regard d'ambre cherche de nouveau l'approbation des yeux de lin.

- Notre enfant…

- Je la chérirai et je la protégerai, promet Arthur vivement. "Je vous remercie de me l'avoir donnée."

Mithian rayonne aux mots maladroits et protocolaires derrière lesquels elle devine l'émotion réelle, déchirante. Elle se blottit un peu plus sous la couverture, enveloppe le bébé dans le cocon de ses bras, chantonne la berceuse que Merlin lui a appris – celle que sa mère lui chantait.

- Puis-je lui donner son nom ? demande-t-elle. "Vous aviez tant de prénoms choisis pour un prince, mais nous n'avons pas décidé pour une fille…"

Arthur acquiesce, la gorge étranglée.

Mithian touche du bout des doigts le petit nez rond du nouveau-né, les lèvres en bouton, les minuscules arcades sourcilières un peu froncées.

- Elle était mon rêve, Arthur, dit-elle doucement. "Je voulais la porter… l'embrasser… tenir sa petite main et l'accompagner sur les chemins de notre royaume… je voulais la voir jouer avec Merlin et courir vers vous et savoir qu'elle est… l'héritière de Camelot… un précieux désir devenu réalité…"

Elle pose un baiser sur la joue si fine de son bébé, puis pousse un profond soupir. Elle pleure silencieusement quand elle relève la tête.

- Albion. Votre rêve et mon rêve… pour toujours… Sire.

- Pour l'amour de Camelot, répond le roi. "Pour l'amour d'Albion."

Lorsque l'aube étend ses rayons d'or sur les tours blanches du château et que le ciel se drape de couleurs tendres, les cloches résonnent à travers Camelot, lentes et solennelles.

La reine est morte.

Une nuée de colombes s'envole au-dessus des toits en ardoise, deux papillons virevoltent dans les roses trémières du jardin scintillant de gouttelettes.

Un petit chaton noir dort roulé en boule sur les créneaux.

 

 

A SUIVRE...

 

 

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