Le Prince & L'Idiot
NUMERO QUATRE
Le ciel est si haut, si bleu, si beau.
Le soleil scintille sur la neige poudreuse et réchauffe doucement leurs visages marbrés par le froid.
Ce soir, ils dormiront à Camelot.
Ce soir, il faudra annoncer à Guenièvre que Lancelot ne reviendra pas de la forteresse d'Ismere.
Arthur serre le poing dans son gant de cuir noir.
C'est comme ça. C'est la vie. Cela aurait pu être n'importe lequel d'entre eux…
Ça n'enlève rien à la culpabilité qui le ronge.
Il enfonce le cou dans la fourrure de son long manteau rouge et jette un coup d'œil en direction du hongre qui chemine à côté de lui sur le chemin qui serpente en pente douce.
Merlin est couché sur l'encolure du cheval, son visage très pâle contre le poil alezan, enveloppé dans une couverture qu'ils ont coincée dans les nœuds qui l'attachent à ses étriers. Il dort malgré les cahotements, malgré la toux qui lui déchire les poumons, et Arthur est reconnaissant pour ce petit miracle, au moins.
Sir Léon remonte la colonne au trot et ralentit sa monture à hauteur du roi.
- Il est toujours là, Sire.
Arthur tire sur les rênes, se retourne, met sa main en visière pour regarder en haut de la colline.
Oui. Un point foncé dans l'étendue immaculée. Un éclat de métal sous les rayons éblouissants.
Sir Léon fronce les sourcils.
- Que faisons-nous ? On ne peut pas le laisser s'approcher plus près de l'intérieur des terres sans s'en occuper. C'est une violation de l'accord avec la Reine Annis !
Le roi secoue la tête.
- Non, je ne pense pas, dit-il sombrement. "Je crois qu'il est là de sa propre volonté. Interpellons-le, Léon. Voyons s'il essaie de s'enfuir. S'il… s'il n'a pas d'intention malfaisante, je crois qu'il se laissera questionner."
- Ce n'est pas comme s'il pouvait vous répondre, grommelle le chevalier blond en faisant faire demi-tour à son cheval, le nez froncé avec dégoût.
Vingt minutes plus tard, sous le chêne enneigé qui marque l'entrée des terres fermières de Camelot, dans le cercle hostile des soldats vêtus de pourpre, Sir Léon pousse l'homme qui les suit depuis trois jours.
Il n'a pas fait mine d'essayer de s'échapper, a rendu son épée à la première sommation, s'est laissé emmener sans résistance.
Arthur croise les bras et prend le temps de dévisager le guerrier du Dorocha.
Il est très grand – presque plus que Perceval – et tient son affreux casque en forme de tête de mort sous le bras. Des fourrures de loups grises et mouchetées de noir bordent sa cape couleur de cendre. Son visage est… étonnement normal. Buriné, barbu, ordinaire. Ce sont ses yeux qui rappellent ce qu'il est. Froids, inexpressifs, d'un noir olivâtre, très rapprochés.
- Es-tu seul ? demande le roi.
L'homme acquiesce sans un bruit.
- Viens-tu en ennemi ?
Un murmure court sur les rangs.
Personne ne croira la réponse d'un de ceux qui ont massacré tant des leurs.
L'Ombre Blanche secoue la tête.
- En ami ?
Pas de mouvement.
- Pourquoi nous suis-tu ?
Arthur a à peine fini de poser la question qu'il lève les yeux au ciel : le muet ne risque pas de lui répondre.
Mais le guerrier du Dorocha tend le bras en direction de Merlin que Gwaine a descendu de son cheval et à qui il est en train de donner à boire, au pied de l'arbre.
Le roi lève la main pour ramener le silence autour de lui et réfléchir en paix.
- Est-ce que c'était toi ? demande-t-il finalement. "Celui d'entre vous qui s'est occupé de lui ?"
De nouveau un geste de dénégation, puis le pouce de l'homme monte à sa gorge et la souligne d'un geste significatif.
- Celui-là est mort… traduit Arthur pour lui-même, à mi-voix.
Il gratte son menton piqueté de poils blonds et drus.
L'agitation contrariée de ses hommes est contagieuse et la douleur d'avoir perdu tant de camarades une blessure encore ouverte.
Il n'a pas envie de se montrer clément.
Pas du tout.
Mais il revoit le cortège lugubre de Caerleon qui s'en va et les paroles de la Reine résonnent encore à ses oreilles.
"Je ne comprends pas…"
"Nous vous avons longuement étudié…"
"Mort sous les coups de fouet parce qu'il avait refusé de lever son épée sur un idiot..."
Il mordille l'intérieur de sa joue, tout en scrutant les traits imperturbables de l'ennemi. Lancelot lui manque plus jamais.
Que dirait le chevalier aux yeux noirs s'il était là ?
Exactement comme lorsqu'ils ont eu cette dernière discussion dans la salle du trône d'Ismere.
"Ce ne sont pas des animaux, Sire. Une bête sauvage n'accorde pas d'intérêt à qui se montre plus faible. Elle n'en a ni le loisir ni le cœur. La Reine Annis se trompe. Ces êtres qui n'ont connu ni amour ni bonté sont plus humains qu'elle. Instinctivement, ils savent faire preuve de compassion."
Arthur peut l'imaginer sans peine, avec son sourire doux et son regard résolu.
Cet assassin sans cœur, incorruptible, dressé à tuer et à servir, a-t-il décidé de changer son destin ?
A-t-on le droit de lui refuser la chance d'une autre vie ?
Quelles seront les conséquences s'il…
- Merlin !
Il tourne la tête à la voix alarmée de Gwaine et s'aperçoit que son serviteur s'est levé et trébuche dans leur direction, ses yeux bleus remplis de larmes fixés sur l'Ombre Blanche.
- Vous… avez… tué… Lancelot…
Sa voix se brise et il vacille sur les derniers pas, tremblant sous l'assaut d'une violente quinte de toux.
Il est trop faible, il va tomber…
Arthur tend le bras pour le rattraper, Sir Léon fait un mouvement en avant, Gwaine s'élance…
Le casque en forme de tête de mort tombe et s'enfonce dans la neige avec un bruit feutré.
Le Dorocha a saisi Merlin pour l'empêcher de s'effondrer et ses mains gantées font preuve d'une étonnante douceur en le redressant.
- Vous… l'avez… tué… balbutie le jeune homme dans un sanglot. "Et les autres… nos… amis…"
Ses poings se ferment et s'abattent – oh, sans risquer de causer le moindre mal, à peine plus forts que ceux d'un nouveau-né – contre le plastron de cuir blanc.
- Vous… vous… vous…
Personne ne dit rien devant ce chagrin trop grand, si impuissant, mais les regards sont lourds de reproche, tout autour.
Oui, Lancelot est mort de ses blessures à la suite du combat singulier, comme il aurait pu mourir après n'importe quelle autre bataille, mais dans leurs cœurs, c'est le Dorocha qui l'a tué.
Sir Léon détourne les yeux. Perceval baisse la tête. Gwaine observe le serviteur d'un air sombre.
- Pour… quoi… pour… quoi…
La respiration de Merlin s'accélère, sifflante et laborieuse, et à la façon dont ses narines se pincent, Arthur se doute qu'il va bientôt s'évanouir de nouveau, céder à la douleur lovée à l'intérieur de sa maigre poitrine, au mal qui l'empêche de respirer.
Le roi fait un pas en avant pour mettre fin à cette scène pénible, mais avant qu'il ne puisse parler, le guerrier ouvre la bouche et un drôle de son en sort.
Un raclement, un grognement – un bruit rauque et plaintif comme les pleurs d'un chien.
Quelque chose de résolument soucieux.
Merlin cesse de pleurer immédiatement et lève ses grands yeux bleus. Des larmes sont encore accrochées à ses cils.
Il penche la tête de côté. Tend la main, étonné, et touche la gorge râpeuse de l'ennemi.
- Oh, dit-il.
Il renifle.
Le Dorocha lui lâche prudemment les bras, comme s'il avait peur qu'il tombe, et recule d'un pas.
Il incline la tête et se met à genoux, les bras écartés pour montrer qu'il ne veut aucun mal.
Les hommes ricanent, se poussent du coude. Ils voient Arthur dans l'ombre de Merlin, ils pensent que le guerrier se soumet.
Mais le roi voit autre chose.
Quelqu'un de très grand qui se met à la portée de quelqu'un de plus petit.
Pour l'apprivoiser.
Peut-être que Lancelot avait raison…
- Oh, répète Merlin.
Puis il tousse, la main crispée sur sa poitrine, chancelle et se rattrape machinalement sur l'épaule de l'homme devant lui.
Les yeux sombres de l'ennemi le surveillent avec attention, jusqu'à ce que la crise soit passée.
Est-ce vraiment un monstre ?
Pourquoi agit-il ainsi ?
Sir Léon se penche pour chuchoter à l'oreille du roi, mais celui-ci le fait taire d'un geste.
Les longs doigts de Merlin palpent les mâchoires du guerrier, intrigués.
- Il ne peut pas parler, commente-t-il au bout d'un moment, et tout le monde sait qu'il s'adresse à Arthur.
- C'est parce qu'il n'a plus de langue, répond celui-ci avec simplicité.
- Oh, souffle Merlin pour la troisième fois.
Le roi s'approche lentement et se place à côté de son serviteur.
- Je pense qu'il aimerait nous proposer ses services, dit-il d'une voix grave, ses yeux durs fixés sur l'homme. "Je crois qu'il ne souhaite plus appartenir à la Reine Annis."
Le Dorocha incline le menton.
- C'est un traître ? demande Merlin en fronçant les sourcils.
Les lèvres d'Arthur s'étirent en un sourire amer.
- Oui.
Le jeune homme aux grandes oreilles réfléchit un moment. La bise qui s'est levée se glisse dans ses cheveux noirs ébouriffés, rougissant son nez et ses pommettes.
- Non, dit enfin Merlin de cette voix grave et étouffée que lui donne son nez bouché. "C'est un réfugié."
Gwaine lâche un rire étranglé.
Perceval secoue la tête, effaré.
Sir Léon et les autres sont partagés entre stupéfaction et hostilité.
- Réfugié ou traitre, il ne peut pas entrer libre à Camelot, dit fermement Arthur. "Il doit prouver sa bonne foi. C'est un prisonnier de guerre, même s'il s'est livré volontairement."
Il sent ses hommes grommeler leur approbation et il comprend leur animosité. Il la partage.
Et en même temps…
Il a pitié.
De la bête qui les a suivis sur des miles et des miles, avec l'espoir d'être entendue avant d'être exécutée.
De l'homme qui a osé tourner le dos à tout ce qu'on lui avait inculqué pour voir si – peut-être – quelque part, une autre vie existait.
Du monstre qui a brisé ses chaines parce qu'il a été témoin d'un seul acte de bonté – parce qu'il a entendu un roi supplier qu'on épargne son serviteur.
Il fait un signe et deux hommes s'approchent pour ligoter le Dorocha qui ne fait pas un geste pour se défendre ou s'enfuir.
- Attendez, demande Merlin. "S'il vous plaît."
Il se penche et un sourire compatissant s'inscrit sur son visage épuisé.
- Comment tu t'appelles ?
Arthur est presque sûr que les sourcils de l'homme ont eu un tressautement incrédule.
Puis l'Ombre Blanche lève la main et montre quatre doigts.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? interroge le jeune homme aux yeux bleus innocents.
Le roi tapote son index contre ses lèvres.
- Je pense qu'il n'a pas de nom, Merlin. Il n'était… je ne crois pas qu'on se soit soucié de lui donner un nom.
Gwaine s'approche et replace la couverture sur les épaules du serviteur qui grelotte et ne s'en aperçoit pas.
- Peut-être que c'est comme ça qu'on le désignait, dit le chevalier en s'efforçant de prendre son ton gouailleur habituel et en échouant complètement. "J'ai connu un mercenaire, une fois, qui donnait des numéros à ceux qui travaillaient pour lui."
Les soldats de Camelot enroulent les cordes autour du géant ennemi et vérifient plusieurs fois les nœuds. L'un d'entre eux crache dans la neige. Personne n'ose élever la voix pour réclamer du roi qu'on exécute l'assassin de Caerleon, qu'on verse sang pour sang, qu'on venge Lancelot.
Arthur respire profondément, plongé dans ses pensées.
Lancelot est mort, mais le combat a été loyal.
Les Ombres Blanches ont frappé sauvagement ses troupes, mais elles l'ont fait en suivant leurs ordres.
Quel avantage y a-t-il pour son royaume s'il respecte l'ennemi qui s'est livré entre ses mains ?
Le soleil est haut dans le ciel très bleu, la neige si blanche.
Les branches de chêne, étendues au-dessus de lui, sont bien assez solides pour qu'on y pende un homme.
- Quatre, dit la voix de Merlin, à côté de lui, pensive mais haletante. "Numéro Quatre."
- C'est inhumain, marmonne Perceval.
Sir Léon fait la grimace.
- Pour savoir comment l'appeler, ça suffira pour l'instant. Sire, que devons-nous faire de lui ?
Arthur examine une dernière fois l'assassin stoïque dont les yeux sont posés sur Merlin – hors d'haleine et de nouveau brûlant de fièvre – que Gwaine gronde à mi-voix d'avoir trop présumé de ses forces.
"Que dois-je faire, Lancelot ?"
"Vous le savez, Sire. Vous êtes le roi. Ayez confiance en vous. Votre cœur sait quelle est la réponse."
Arthur sent la main amicale presser son épaule.
Il n'est pas son père.
Il n'est pas Caerleon.
Il est Arthur Pendragon, roi de Camelot.
Le roi qui un jour fut un prince qui écoutait avec passion, il y a longtemps, un homme à la barbe noire et bouclée qui expliquait que chaque individu devrait pouvoir vivre des fruits de son travail et ne pas en être dépouillé par plus fort que lui. Que personne n'a le droit de posséder un autre être humain. Que faire preuve de pardon sera toujours – toujours – un plus grand exploit que de se montrer intraitable.
- Ramenons-le à Camelot.
Ils reprennent la route après avoir mangé et cheminent en silence dans la plaine blanche où s'élèvent les fumées tranquilles des cheminées. Le haut soleil d'hiver chatoie en glissant à travers les glaçons qui frangent d'argent les branches des arbres. La neige moelleuse craque sous leurs pas et les roues des chariots qui ramènent les morts.
Les gens apparaissent sur le pas des portes dans les campagnes, font la révérence, commentent leur passage, et Arthur les salue sobrement.
A chaque foulée, il est un peu plus conscient de la longue liste inscrite sur le parchemin roulé qu'il a glissé dans sa chemise.
La foule est compacte quand ils arrivent à la basse ville – les sentinelles les ont vu arriver de loin. Des bannières, des rubans de tissus colorés, des clochettes, des guirlandes de houx et de gui sont pendues partout aux fenêtres et sur des fils au-dessus de leurs têtes.
Partout, des visages souriants, reconnaissants, chaleureux.
- Vive le roi !
- Merci, mes seigneurs !
- Les dieux bénissent votre majesté !
Les manants offrent des pommes et des chopes d'hydromel aux soldats, des filles dansent en avant dans la rue dans des envolées de jupons et des gloussements de rire.
Une vieille femme toute ridée adresse à Arthur un sourire lumineux si sincère qu'il en a le souffle coupé, une jeune maman lui tend son bébé pour qu'il lui effleure le front. Des petits garçons courent à côté de son cheval en lui promettant qu'un jour ils feront partie de son armée.
Son peuple.
Si heureux, si soulagé.
Arthur jette un coup d'œil par-dessus son épaule et ne voit que les figures de ses soldats et de ses chevaliers, tous en train de recevoir cet accueil avec simplicité.
Ils ne sont pas des héros.
Ils sont juste vivants.
De retour à la maison.
Son cheval passe sur le pont-levis, il respire l'odeur des pierres anciennes de Camelot sous la voûte enfumée par les braseros des gardes depuis des dizaines et des dizaines d'années, et il est chez lui.
Les trompettes sonnent.
Il passe la jambe au-dessus de sa selle, saute à terre et se retourne juste à temps pour recevoir dans ses bras la reine qui a dévalé les vastes escaliers blancs sans se soucier du protocole.
- Arthur !
Elle noue ses bras autour de lui et il la serre contre lui, enfouissant son visage sale et fatigué dans la longue chevelure châtaine parfumée et douce.
- Vous m'avez tant manqué, Mithian…
Il la détache un peu de lui, lui prend le visage dans ses mains, presse un baiser sur ses lèvres. Elle pleure et rit à la fois, ses yeux d'ambre le contemplent avec adoration et soulagement.
Elle est si belle.
Si vivante.
Si réelle.
Elle penche la tête de côté en arquant un sourcil devant son expression sombre.
- Qu'y a-t-il, Arthur ?
Il se redresse, regarde autour de lui.
Sir Léon embrasse sa femme, sa petite fille pendue à son genou. Sir Elyan fait sauter dans les airs son garçonnet qui pousse des trilles de joie et son épouse essuie une larme. Gwaine passe la main dans ses cheveux, debout dans un cercle de damoiselles en émoi. Perceval descend Merlin de son cheval sous l'œil soucieux de Gaius. Le vieil homme a l'air terriblement ému quand il prend son petit-fils dans ses bras.
En bas des grands escaliers blancs, Guenièvre se dresse sur la pointe des pieds dans sa longue robe de velours violet, le cou tendu pour scruter la foule. Elle mord sa lèvre inférieure, remonte une marche pour mieux voir, laisse échapper une exclamation d'inquiétude étouffée.
- Arthur ? demande Mithian d'une voix anxieuse en suivant le regard de son mari. "Oh. Oh non, Arthur…"
Le roi enlève doucement les doigts accrochés à son manteau et se dirige à pas lourds vers l'ancienne servante.
- Guenièvre.
Elle se tourne vers lui.
Il avale sa salive.
- Je…
Elle secoue la tête lentement, ses yeux noisette dilatés d'horreur.
- Je suis désolé. Lancelot… Lancelot est mort.
Elle ne crie pas. Elle n'éclate pas en sanglots. Elle ne tombe pas à genoux. Elle ne part pas en courant.
Elle reste plantée là, en face de lui, très droite dans sa longue robe, les bras le long du corps, avec juste ce mouvement de droite et de gauche pour dire non.
Et ce silence est insoutenable.
oOoOoOo
C'est un jour glorieux.
Sur les rives du lac, tous les chevaliers sont en armures rutilantes, leurs longs manteaux rouges comme des coquelicots sur la neige immaculée.
Guenièvre se tient debout sur la berge, vêtue d'une robe noire, ses cheveux frisés simplement retenus en arrière par le peigne d'ivoire qu'elle portait le jour de son mariage.
- Je veux rendre hommage à Sir Lancelot, dit Arthur d'une voix forte, tandis que Sir Léon et Sir Elyan poussent sur l'eau la barque dans laquelle repose leur ami, dans un écrin d'hellébores aux corolles blanches. "Nous avons une immense dette envers lui. Ce n'est pas seulement ce qu'il a accompli dont nous nous rappellerons. Mais c'est de son courage. Sa compassion. La générosité de son cœur."
Perceval tend son arc et enflamme la flèche sur la torche que tient Gwaine.
- Il était le plus noble d'entre nous, continue Arthur, sa voix lente et grave. "Il a donné sa vie pour nous tous."
Le tir doré traverse le ciel en une courbe gracieuse et la barque s'embrase au-dessus du lac dans lequel se reflètent les sommets des montagnes recouvertes de neige.
- Il était fidèle à sa parole. Il était… chevalier de la table ronde.
Le roi se tait et tout le monde contemple le brasier magnifique et si triste, loin, là-bas.
Mithian serre très fort la main d'Arthur et ses larmes ruissellent sur son visage.
Merlin se détache de Gaius en s'essuyant les yeux et s'avance de son pas un peu maladroit vers Guenièvre, petite silhouette immobile et noire, seule devant eux.
Doucement, tout doucement, il prend dans sa main calleuse celle de la servante qui a été sa première amie à Camelot.
Elle tressaille.
Ses yeux noisette ne quittent pas le lac.
- Il t'aimait, murmure-t-elle.
- Je sais, chuchote Merlin.
- Il nous aimait tous.
- Oui.
Guenièvre inspire profondément et se tourne vers Merlin.
Elle lui sourit d'un air fragile.
- Je voudrais bien rester seule, maintenant, souffle-t-elle.
Il hoche la tête.
Puis remonte sur la berge et avec lui emmène les autres.
Arthur est le dernier à partir.
Le seul, aussi, à voir soudain Guenièvre se plier en deux et se mettre à sangloter, le visage dans les mains, en face du lac où reposera pour toujours Lancelot.
oOoOoOo
Il fait sombre, dans le cachot.
L'homme est assis contre le mur, les yeux fermés, le visage levé pour laisser l'unique rayon de soleil qui passe par le soupirail lui caresser le visage.
Il ne bouge pas quand la clé tourne dans la serrure, ni quand la grille grince en tournant sur ses gonds.
- Aujourd'hui, dit le roi, "nous avons envoyé vers Avalon un homme qui croyait que toi et les tiens n'étiez pas que des monstres."
L'Ombre Blanche ne cille pas.
- Donne-moi une seule bonne raison de ne pas t'exécuter pour que sa veuve trouve du repos dans son chagrin.
Le prisonnier ne réagit pas.
Arthur croise les bras et souffle en s'appuyant contre le mur qui suinte.
- Es-tu venu pour mourir, Numéro Quatre ? Parce que si c'est le cas, laisse-moi te dire que ça n'arrivera pas.
Le guerrier Dorocha entrouvre un œil.
Et il sourit, pour la première fois.
D'une drôle de façon. Un peu comme un carnassier qui soulève une babine.
Il a de mauvaises dents et la grimace inhabituelle lui a fait froncer le nez et rapprocher les yeux.
- Tu fais peur, lui lance Arthur en secouant la tête. "Vraiment, je ne sais pas ce que Merlin te trouve. Tu ne ressembles même pas à un chat."
Il siffle et les gardes laissent passer son serviteur entre leurs hallebardes.
Merlin se glisse dans la cellule et s'accroupit devant le prisonnier.
Ses yeux bleus le regardent longuement, avant qu'il ne se décide à parler.
- Bonjour, dit-il enfin.
Il pose ses doigts sur la gorge de l'homme et il rit doucement quand il la sent vibrer avec le son inarticulé qui lui répond.
- Bienvenue à Camelot, Numéro Quatre.
Il n'y a pas la moindre trace de rancœur dans sa voix.
Une vie s'est terminée, mais une autre commence.
A SUIVRE...