Le Prince & L'Idiot

Chapitre 6 : Pères & Fils

5960 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 01:48

 

 

PÈRES & FILS

 

 

Lorsque Sir Léon s'est tu et qu'un silence atterré a rempli la grande salle, Uther a pris une longue respiration et s'est tourné machinalement vers sa gauche.

- Gaius, qu'en pensez-vous ?

Mais Gaius n'était pas là, évidemment, puisqu'il ne peut pas encore se lever.

Et le problème est , justement.

Personne n'est encore tombé malade au château, mais la moitié de la ville basse est condamnée par des barricades et on ne cesse de brûler des cadavres. Des fumées noires et grasses s'élèvent au-dessus des toits et se mêlent à la pluie torrentielle qui continue de s'abattre sur Camelot. Des charrettes de paille moisie transportent les malades agonisants qui vomissent du sang et une pâtée blanchâtre qui sent la mort. Des corbeaux se sont rassemblés sur la tour du clocher et croassent, sardoniques, leurs plumes sombres luisantes d'eau.

Arthur contemple la ville par sa fenêtre et serre les poings. C'est son peuple qui se meure et il ne peut rien faire. Il a tellement pitié d'eux, comme s'ils étaient… ses enfants.

Ahem. Quelle drôle de comparaison. Il n'a pas de progéniture et ne compte pas en avoir avant… eh bien, des années. Quand il sera roi ou plus tard. Peu importe. Est-ce qu'il devient fou à force de faire les cent pas ?

Peut-être que Merlin déteint un peu trop sur lui

Son serviteur se démène depuis le début de l'épidémie, faisant ses corvées à la hâte pour retourner au plus vite aider son mentor.

Gaius est toujours allongé sur sa paillasse, bien trop faible pour se lever et examiner les patients, et ses doigts encore trop meurtris ne risquent pas de piler des herbes ou de concocter des potions. Il consulte des livres et réfléchit désespérément. Guenièvre se partage entre ses tâches auprès de Morgane et les appartements du vieil homme, infatigable.

Merlin fait le va-et-vient entre la ville basse et le château, trempé comme un hérisson, ses cheveux noirs collés sur le visage. Il ramène des informations, tout ce qu'il peut observer sans trop s'approcher au sujet de la maladie qui terrasse les villageois.

Sir Léon est entré dans la zone de quarantaine et n'a plus le droit d'en sortir, évidemment. Il a laissé sa longue cape rouge pendue à un clou et enfilé un tablier sans se préoccuper des apparences. Ses boucles blondes cachées sous un linge sale, il organise les malades dans la taverne, dirige l'évacuation des morts, rassure et encourage sans jamais perdre son air digne et courageux.

Uther Pendragon n'a pas dormi depuis trois jours. Les yeux injectés de sang, il arpente la salle du trône en grondant sourdement, comme un loup aux abois.

Il vaincra cette pestilence, d'une façon ou d'un autre.

Il doit y avoir une solution.

A bout de patience, il retourne encore chez Gaius et entre en trombe dans les appartements du médecin de la cour, laissant la porte en bois retomber bruyamment contre le mur.

- GAIUS !

Guenièvre sursaute et laisse tomber par terre le linge humide qu'elle pressait sur le front du vieil homme.

- "Votre Majesté… je… il…"

Les yeux flamboyants, le roi crispe les mâchoires, lui ordonne de sortir d'un signe de tête impératif. Puis il s'approche du lit en écartant d'un geste agacé les oignons et les bouquets d'aubépine sèche qui pendent des poutres anciennes.

- Gaius, dites-moi que vous avez trouvé un remède.

Le vieil homme tourne la tête sur ses oreillers. Ses traits sont tirés.

- Je suis au regret de vous avouer que non, Sire, dit-il doucement.

Uther se laisse tomber sur le tabouret à côté de lui en grinçant des dents.

- L'une des femmes de chambre est tombée malade, souffle-t-il. "Les gens du château ne tarderont pas à être affectés eux aussi. Gaius… il faut qu'on sache comme guérir cette maladie. Si… si Arthur et Morgane…étaient… je ne le supporterai pas…"

Le vieil homme le regarde avec compassion et tristesse.

- Nous faisons de notre mieux, Sire, je vous le promets. Merlin et Sir Léon ont fait une liste des points communs entre les victimes et des symptômes qu'elles montrent. Je n'aurais pas pu être plus renseigné en examinant moi-même les malades.

- Alors qu'est-ce que c'est ? demande le roi d'une voix rauque de colère et d'impuissance. "Est-ce la peste, Gaius ? Sommes-nous tous condamnés ?"

Le médecin secoue la tête.

- Je crois possible de guérir les victimes, explique-t-il. Mais même si je pouvais me lever et chercher les herbes qui me manquent, tester la potion et l'ajuster, je ne crois pas que je réussirais. Votre Majesté, ce sont les limites de ma science et de mon pauvre corps. Et le temps nous est compté si le fléau est déjà aux portes du château. Nous avons besoin d'un homme plus instruit que moi. Quelqu'un qui a déjà vaincu une pestilence de ce genre… nous avons besoin de lui, Sire.

Uther détourne les yeux et soupire. Il passe ses gants de cuir sur son visage, repousse la couronne qui lui enserre le front comme une migraine.

- Gaius, je ne peux pas faire ça. Vous pardonner votre silence d'il y a vingt ans était une chose, mais je ne peux pas lever le ban.

- Mais nous n'avons pas le choix, Sire ! Personne n'est plus capable que lui. J'ai ouï des rumeurs encore récemment. Il maîtrise son art mieux que personne et ses connaissances sont plus étendues que jamais. Il saura trouver un remède. Ecoutez-moi, je vous en prie… Nous avons besoin de lui pour sauver Camelot.

Le roi se lève et fait quelques pas dans la pièce, jouant avec la grosse chevalière autour de son doigt, les yeux fixés sur ses bottes. La pluie crépite sans interruption derrière la fenêtre et les bougies jettent des ombres sur les murs de l'atelier. Il y a des livres entassés sur les marches de l'escalier en bois qui monte à la mezzanine de la bibliothèque et une pèlerine jetée en vrac sur la rampe.

- Même si je l'envoyais quérir… accepterait-il de revenir à Camelot ?

- Il ne laissera pas mourir des innocents, dit fermement le médecin.

- Ses idées, Gaius, elles sont si dangereuses… comment pourrais-je risquer qu'il empoisonne les esprits de la cour à nouveau ? Je ne l'ai pas chassé pour rien. Et vous, comment lui ferez-vous face ? C'est vous qui l'avez dénoncé…

Le vieil homme ferme les yeux un instant. Quand il les rouvre, Uther est en train de le scruter avec inquiétude sous son air irrité et inconfortable.

- Votre Majesté, dit posément Gaius, résolu malgré la tristesse inénarrable qui plisse ses sourcils blancs broussailleux. "Mon fils et moi n'avons aucune sorte d'importance. Ce qui compte, c'est de sauver Camelot."

Uther se masse le visage, un poing sur la hanche en rejetant en arrière les plis de sa cape foncée encore perlée de pluie.

- Très bien, dit-il après avoir pris une autre grande respiration. "Très bien."

Il quitte la pièce, suivi des yeux par le regard las du vieil homme, croise sur le pas de la porte Merlin qui arrive sous son capuchon brun gorgé de pluie. Le serviteur salue le roi, puis se précipite vers son mentor en trébuchant contre les paniers posés près de l'entrée.

- Qu'est-ce que le roi voulait ? Est-ce qu'Arthur est malade ? s'écrie-t-il, ses grands yeux bleus alarmés. "Il n'était pas content ? Il vous a fait du mal ?"

Gaius secoue la tête, sourit.

- Arthur va bien, Merlin. Et le roi voulait simplement parler avec moi. Assieds-toi près du feu et enlève ces vêtements mouillés, tu frissonnes tellement que tu vas te décrocher la mâchoire. Est-ce que tu as mangé ?

Le garçon ôte sa cape, puis sa tunique qu'il laisse glisser à terre avant de sautiller à la recherche d'un linge sec en serrant ses bras autour de son torse maigre, les dents claquantes. Ses oreilles sont écarlates, ses cheveux dégoulinent sur sa nuque et le long de son dos dont la peau pâle moule chaque vertèbre.

Il met la main sur son autre chemise – que Guenièvre avait suspendue sur un fil près de la cheminée et dont le tissu rêche est tout chaud - et l'enfile avec un soupir de soulagement avant de venir se poser sur le tabouret près du lit.

- Sir Léon va bien, annonce-t-il en prenant dans ses paumes la vieille main ridée. "Il a essayé de filtrer l'eau comme vous l'aviez dit et cela semble aider les malades. Personne n'est mort depuis hier, il n'y a que la vieille Marie de la tannerie qui souffre toujours beaucoup."

- C'est bien, dit Gaius en contemplant les traits anguleux de son pupille avec affection. "Tu as bien travaillé et tu dois être épuisé. Tu devrais dormir un peu."

Il étend le bras, lui pince gentiment le nez. Merlin blottit sa joue contre la main qui lui caresse le visage.

- J'ai encore plein de forces, Gaius, affirme-t-il sans cependant réussir à réprimer un bâillement. "Je vais aller aux cuisines chercher de la soupe. Vous devez manger pour bien vite pouvoir vous lever et guérir les gens de Camelot."

Ses yeux bleus sourient, confiants.

Gaius va les sauver.

 

oOoOoOo

 

- Gaius ne peut pas nous sauver, annonce le roi en entrant dans les appartements de son fils sans prendre la peine de frapper. "Tout repose sur toi, maintenant."

Arthur a sursauté en entendant la porte, mais il fronce les sourcils, maintenant.

- Que voulez-vous dire, Père ?

Uther Pendragon lui pose la main sur l'épaule.

- Il y a un homme dont la science peut venir à bout de cette pestilence. Tu vas prendre un ou deux hommes avec toi et aller le quérir. Il se trouve à Feyora, dans le royaume de Cenred.

Le jeune homme écoute attentivement, étonné par l'air grave du roi.

- Nous sommes en paix avec Cenred, mais nos relations diplomatiques avec lui sont fragiles. Il n'attend qu'un faux pas pour déclarer la guerre. Tu ne dois absolument pas être reconnu. Tu ramèneras l'homme ici, puis quand il aura concocté son remède, tu le raccompagneras au-delà de la forêt d'Essetir et tu t'assureras qu'il a quitté le pays. Tout le temps où il sera ici, tu seras chargé de veiller à ce qu'il n'interagisse pas avec qui que ce soit d'autre que Gaius.

Arthur se racle la gorge.

- Je ne suis pas sûr de comprendre. Qui est cet homme, Père ? Pourquoi tant de précautions ?

Le roi renifle d'un air furieux, comme s'il n'avait pas du tout l'intention de s'expliquer, puis il se radoucit. Il fait quelques pas, s'approche de la cheminée et pose le pied contre la marche de l'âtre, appuyant son coude sur la poutre noircie encastrée dans la pierre.

Les yeux sur les flammes, il parle lentement.

- Cet homme s'appelle Balinor. Il est le dernier survivant d'une société secrète appelée les Seigneurs des Dragons, qui prône le droit du peuple à donner son avis sur le gouvernement. Si nous ne les avions pas exterminés il y a vingt ans, ces gens auraient fini par soulever les paysans et amener l'anarchie sur le royaume.

Arthur écarquille les yeux, stupéfait et horrifié.

- Balinor était un membre de la cour, un médecin hors pair dont les talents dépassent de loin ceux de n'importe qui au sein des cinq royaumes. Je l'ai banni par égard pour Gaius, mais s'il franchissait la frontière, il serait exécuté immédiatement.

- Par égard… pour Gaius ? répète le jeune homme en hésitant.

Le roi soupire. Le bout de sa botte heurte les jambages moulés de la cheminée.

- C'est son fils, dit-il finalement. "Maintenant prépare-toi et va-t-en, Arthur. Le temps nous est compté."

 

oOoOoOo

 

Les rafales de pluie les forcent à progresser lentement, les yeux plissés pour y voir, penchés sur l'encolure des chevaux qui peinent sur la route jonchée d'ornières boueuses. Il fait froid, leurs capes sont trempées et lourdes, et la nuit va bientôt tomber.

- On devrait s'arrêter ! crie Merlin derrière lui, mais Arthur ne tourne pas la tête pour répondre.

- Non, on peut encore faire une lieue ou deux ! répond-t-il obstinément.

Ses cheveux blonds lui tombent dans les yeux, ses mains frissonnent sur les rênes, sa cotte de mailles pèse une tonne, mais il ne peut se résoudre à mettre pied à terre et à s'asseoir en face de son serviteur près du feu.

Les paroles de Gaius tournent et retournent dans sa tête, inlassablement.

 

- Arthur. Avant que vous partiez, il y a quelque chose que vous devriez savoir…

Il a voulu protester, dire au vieil homme qu'il savait déjà son secret, mais le médecin a secoué la tête et l'a obligé à s'asseoir près du lit. Il a attrapé le bras du jeune homme, l'a serré si fort qu'il lui a presque fait mal.

- Merlin va bientôt revenir avec vos sacs, alors écoutez-moi, Sire. Personne d'autre ne sait cela, pas même votre père. L'homme que vous allez quérir… Balinor… c'est le père de Merlin.

- QUOI ?

- Je ne le savais pas, Arthur. Je ne l'ai appris que le jour où j'ai reçu la lettre d'Hunith, la mère de Merlin. Elle m'a dit qu'il était parti depuis des années, qu'il n'avait pas su pour la naissance de l'enfant, qu'il lui avait simplement dit qu'il avait de la famille à Camelot et qu'elle pouvait se tourner vers moi si elle en avait besoin un jour. Et cette jeune femme a attendu d'être sur le point de mourir pour me dire que j'avais un petit-fils et me permettre de faire sa connaissance…

 

Qu'est-ce qu'Arthur est supposé faire avec un tel secret ?

Il a envie de hurler que Gaius et son père devraient se débrouiller avec leurs histoires seuls, au lieu de l'obliger à s'en mêler.

Il renifle, chasse la pluie qui ruisselle sur son visage et enfonce ses talons dans les flancs de son cheval. La boue éclate sous les sabots de l'animal éreinté et il s'enfonce dans le soir qui vient à leur rencontre.

Ils passent la frontière alors qu'il fait déjà nuit et s'arrêtent à une auberge au bord de la route quelques heures plus tard.

Ils confient leurs chevaux à un garçon d'écurie piqueté de taches de rousseur, qui somnole appuyé sur sa fourche à l'arrière de la maison. Quand ils entrent dans la salle commune, heureux d'être enfin au sec et au chaud, Arthur gratifie l'assistance d'un sourire grimaçant en lançant "salut la compagnie" à la ronde.

Les clients ont l'air encore moins sympathiques qu'à la taverne où ils ont rencontré Gwaine, l'année dernière. Le prince essaie d'obtenir des informations auprès du tenancier, mais l'homme ignore la bourse bien garnie posée sur le comptoir et se contente de grogner quelque chose d'inaudible.

La chambre est à peu près propre et il n'y a pas trop de puces dans la literie. Arthur prend d'office le lit le plus loin de la porte et enlève ses vêtements mouillés que Merlin descend étendre devant la cheminée de la grande salle avant de remonter se changer lui-même… et tout ça sans dire un mot.

Intrigué, Arthur l'observe pendant un moment tout en décoinçant ce qui doit être un bout de veau d'entre ses incisives.

- Qu'est-ce qui ne va pas avec toi ? finit-il par demander.

Merlin sort la tête de l'encolure de sa chemise bleue foncée, puis hausse les épaules et se fourre sous sa couverture.

- Rien, répond-t-il laconiquement.

Arthur plie un sourcil narquois.

- Merlin, y'a un tas de serviteurs qui peuvent faire ton boulot, mais j'en connais peu qui ont une tchatche comme la tienne. Et tu sais quoi ? C'est la seule chose qui m'empêche de te virer. Il viendra peut-être un jour où j'aurais besoin de gagner le concours du serviteur le plus prolixe.

- Pff. Vous ne savez même pas ce que veut dire 'prolixe'.

- Oh je le sais, glousse Arthur. "Mais toi pas."

Il penche la tête de côté, toujours assis sur le bord de son lit.

- Allez, dis. Qu'est-ce qu'il y a ? Gaius te manque ?

Merlin n'a pas besoin d'entendre des choses comme "si je n'étais pas un prince, nous pourrions être amis" pour dire ce qu'il a sur le cœur à Arthur. Depuis le premier jour, il a toujours agi comme si Arthur était toujours disponible, toujours prêt à l'écouter, toujours intéressé par son incessant bavardage.

Alors si Merlin se tait maintenant, c'est qu'il y a vraiment quelque chose qui cloche.

- Hum.

Le garçon s'est tourné vers le mur et le prince lui balance un oreiller pour ramener son attention vers lui.

- Merlin.

- Oh ça va, grogne son serviteur.

Arthur fronce les sourcils.

- Tu n'as pas pris froid, au moins ? Je ne tiens pas à trainer avec moi un serviteur qui mouche et qui tousse comme un affreux bébé plein de morve.

Merlin se tourne franchement de son côté et le foudroie de son regard bleu foncé.

- Vous ne vous taisez jamais ?

Arthur est tellement choqué qu'il manque s'étouffer.

- Ah d'accord, finit-il par balbutier en roulant des yeux. "Bon, si c'est comme ça…"

Il souffle la bougie sur la petite table entre eux deux, balance ses jambes sur l'étroit matelas et se couvre de sa propre couverture en tournant le dos à son serviteur.

Il n'a pas besoin d'attendre très longtemps.

- Pardon, murmure Merlin d'une voix étouffée.

Arthur ne répond pas, mais il sourit pour lui-même avant de fermer les yeux et de sombrer dans le sommeil.

Pas pour très longtemps, cependant, parce qu'un individu suspect – et vraiment pas discret – se faufile dans leur chambre un peu après minuit, avec la claire intention de récupérer la bourse remplie de pièces d'argent qu'Arthur lui a fait miroiter plus tôt dans la soirée. Le prince est alerte à peine le loquet tourné et bondit sur l'homme avec son épée. Après quelques menaces – et quelques réponses pleurnichées – il a l'information qu'il voulait : Balinor réside dans une bicoque de l'autre côté de la forêt.

L'aube est à peine levée quand ils repartent et leurs selles n'ont pas vraiment séché pendant la nuit. Merlin se trémousse et Arthur lève les yeux au ciel parce qu'il y a des choses plus importantes que ce léger inconfort.

Par exemple le fait qu'ils doivent convaincre un homme qui a été banni par Uther de revenir à Camelot, sauver le royaume qui a exterminé tous ceux de son clan.

Et que cet homme est le fils de Gaius.

Et accessoirement le père de Merlin aussi.

La chaumière de l'ancien seigneur des dragons est effectivement minable. Le prince se demande comment un type avec de telles connaissances, qui a été un jour renommé à la cour de Camelot, peut vivre dans ce genre de conditions.

Peut-être qu'il est fou.

Merlin est si près derrière Arthur qu'il lui marche sur le talon et se cogne le nez contre le crâne d'Arthur qui l'écarte en fronçant les sourcils, excédé.

- Fais le tour de la maison, veux-tu. Il n'est peut-être pas là…

Un petit cri étranglé et un mouvement rapide derrière lui.

- Oh si. Il est là et il se demande quel insensé vient frapper à cette porte maudite.

La voix grave est accompagnée du chatouillis familier d'une pointe d'épée posée sur sa gorge.

Arthur tourne la tête avec prudence et lève les mains en signe de paix.

- Nous ne vous voulons aucun mal, dit-il lentement. Nous sommes à la recherche d'un homme appelé Balinor.

- Pourquoi ?

Le prince avale sa salive. Du coin de l'œil, il aperçoit la manche de cuir sombre qui est passée autour du cou de son serviteur et serre à l'étrangler.

- Nous avons besoin de son aide. Camelot… Camelot est en danger.

Un long silence s'ensuit, puis l'homme lâche Merlin qui se met à tousser, et ouvre la porte sans cesser de menacer Arthur avec son épée.

Dans la chaumière sombre et mal rangée où règne le même parfum de sauge et de fenouil que dans les appartements de Gaius, le prince explique la raison de leur voyage en taisant les deux informations qu'il a appris juste avant de partir. Il assure à l'homme qu'il ne lui sera fait aucun mal et qu'on le laissera repartir libre en échange du remède qui permettra de soigner la population.

Arthur met tout son cœur dans son argumentation, mais ça ne semble pas suffisant.

L'homme refuse catégoriquement.

Il parait presque surpris qu'on ose même lui demander son aide.

- Vous avez la trouille, c'est ça ? dit soudain Merlin dans le silence frustré qui a suivi les dernières tentatives du prince.

Balinor penche la tête de côté – un geste qui rappelle effroyablement à Arthur quelqu'un d'autre. Il croise les bras sur sa veste en cuir sombre et indique le serviteur d'un geste de menton.

- C'est qui, ça ?

- Personne. Mon serviteur, répond le jeune homme un peu trop précipitamment.

Deux yeux bleus courroucés le toisent.

- Je ne suis pas 'personne'. Je suis Merlin, dit le garçon aux grandes oreilles en levant la tête d'un air de défi.

Balinor arque un sourcil et gratte son épaisse barbe noire.

- Ton serviteur, répète-t-il.

Arthur rougit.

Est-ce si bizarre que l'héritier de Camelot ait comme serviteur de confiance – unique garde du corps – un grand gamin efflanqué qui est visiblement un idiot ?

Balinor marmonne quelque chose qu'ils ne comprennent pas et les plante là pendant le reste de la journée. Quand il revient, il n'a pas l'air trop surpris de les voir, mais ne leur offre rien à manger ou à boire. L'estomac d'Arthur gargouille. Merlin s'est perché sur un tabouret et observe l'homme d'un regard intense. Ses pommettes sont un peu rouges et il n'a quasiment pas parlé depuis ce matin. Arthur commence à penser qu'il y a quelque chose de très grave chez lui.

Il espère juste – il prie désespérément au fond de lui – pour que ce ne soit pas la peste qui affecte Camelot que Merlin aie attrapé avant de partir.

- Vous comptez passer la nuit ici ? interroge Balinor, un peu sarcastique.

- Nous ne partirons pas sans vous, rétorque Arthur en lui rendant un regard furieux. "Des centaines de vie dépendent de la réussite de notre voyage. Je ferai tout ce qui est en mon possible pour vous convaincre de nous accompagner. Je ne laisserai pas mon peuple mourir s'il y a le moindre espoir de les guérir quelque part au fin fond des cinq royaumes."

L'homme l'examine pendant quelques instants, puis il se met à siffloter, sort des herbes de ses placards et se met à les pilonner dans un bol. Il rajoute de l'eau, puis une poudre qu'il sort d'un sachet caché dans sa ceinture et finit par vider le liquide dans une coupe en cuivre qu'il place devant le prince.

- Tout ?

- Tout, répond Arthur en réprimant un frisson.

Balinor hoche la tête.

- Très bien. Dans cette coupe, il y a un poison mortel qui tue très lentement. Vous ne pensez pas être malade au début, puis vous commencez à avoir un léger mal de tête et ensuite ça s'aggrave et vous finissez par mourir en crachant vos poumons. Je me fiche de savoir lequel des deux, mais l'un de vous doit boire cette coupe si vous voulez que je vienne avec vous. Je vous fournirai l'antidote une fois que je serai de nouveau en sécurité de l'autre côté des frontières de Camelot.

- Vous n'avez pas besoin d'en arriver là, gronde Arthur, outré, tandis que Merlin contemple l'homme avec un regard étrange où se mêlent étonnement et trahison.

- J'ai besoin d'une garantie.

- Je vous ai donné ma parole, siffle le prince.

- La parole d'un roi n'a aucune valeur à mes yeux, pas plus que celle d'un manant. Les humains sont crédules et versatiles. Ils ne sont pas capables de tenir leurs promesses, petites ou grandes.

Arthur se mord l'intérieur de la bouche.

Il est hors de lui, mais il sait qu'il n'aura pas le choix. Il inspire profondément et sursaute quand le tabouret sur lequel était assis Merlin tombe brusquement en arrière.

- Vous n'allez pas faire ça ? s'écrie le jeune serviteur, alarmé.

Il s'approche vivement, pousse Balinor pour se rapprocher de la coupe.

- Je vais le faire, Arthur ! Laissez-moi le faire. S'il vous plait...

A ce moment exact, Arthur hait si profondément l'ancien seigneur des dragons qu'il pourrait le tuer sur place. Il écarte fermement Merlin sans écouter ses protestations et ramasse la coupe qu'il vide d'un trait avant de la reposer sur la table d'un geste brusque.

Il s'essuie la bouche d'un revers de manche dans le silence où il n'entend que le gémissement étranglé de son serviteur et toise Balinor.

- Voilà, c'est fait. Satisfait ? Partons, maintenant.

L'homme le contemple pendant quelques instants sans rien dire, le visage impassible, puis il incline la tête.

- Allons-y.

Dehors, la pluie s'est arrêtée.

Ils ont à peine le temps de chevaucher jusqu'à la frontière de Cenred avant que la nuit tombe. Arthur respire plus librement une fois qu'ils sont dans les bois alliés et cherche un endroit pour passer la nuit.

Ils allument un feu et Merlin installe des couvertures sur le tapis de feuilles mortes avant de venir s'asseoir en tailleur en face du tronc d'arbre sur lequel l'homme s'est assis pour écorcher le lapin qui leur servira de dîner. Le prince boit à grosses gorgées ce qui reste dans sa gourde, puis s'en va la remplir au ruisseau qui court à quelques mètres dans le sous-bois, tout en gardant son épée à la ceinture et un œil en direction du campement.

Il se demande s'il a soif à cause du poison et si Balinor va vraiment lui donner l'antidote avant de quitter Camelot.

Et si l'homme saura vraiment trouver un remède pour la pestilence qui frappe la ville.

Il s'efforce de ne pas penser à Guenièvre, à Morgane, à son père, à Gaius, à Sir Léon et à tous ceux qu'ils ont laissé derrière eux pour aller chercher du secours.

Pourvu que tout le monde aille bien…

Quand il revient près du feu, Merlin a les yeux fixés sur Balinor.

- Est-ce que vous avez déjà été à Ealdor ? demande-t-il soudain.

La question fait à Arthur l'effet d'une piqûre de guêpe et il trébuche sur un sac en se rasseyant.

- J'y ai passé un peu de temps, répond l'homme avec un haussement d'épaules, concentré sur le mouvement de son couteau.

Les deux saphirs s'intensifient.

- Y avez-vous vu une femme qui ressemblait à une princesse ?

Balinor rit doucement, de façon presque surprenante, et ses yeux sombres se posent avec une certaine douceur sur le garçon dont les grandes oreilles s'enflamment à la lueur du feu.

- T'es un drôle de p'tit bonhomme, toi, commente-t-il.

Merlin fronce le nez, désappointé à cette expression que Perceval utilise régulièrement pour le faire marronner, et Arthur se détend un peu.

- Je ne connais pas beaucoup de femmes qui soient de vraies princesses, dit l'homme en se remettant à travailler. "Mais… oui. Il y avait une femme, là-bas, qui aurait pu être reine. Elle était magnifique et douce. Elle s'appelait Hunith."

Arthur grogne, narquois : depuis quand détermine-t-on qu'une princesse en est une à sa beauté ? Qu'est-ce qu'il est supposé croire de sa fiancée Elena, alors ?

Merlin n'a pas bougé.

- Est-ce que vous la connaissiez bien ?

L'homme se rembrunit.

- Je l'ai aimée, fut un temps.

Arthur n'a plus de doute sur la direction de cette conversation, maintenant, mais il ne parvient pas à se décider à l'interrompre.

Il ne s'en sent pas le droit.

Peu importe la façon dont le pupille de Gaius – son petit-fils, pardon – a appris la vérité, c'est à lui de faire ce choix.

- Eh bien… je suis le fils d'Hunith, dit Merlin.

Le couteau s'arrête une fraction de seconde, mais l'homme cille à peine.

- Elle s'est mariée, donc, marmonne-t-il. "C'est bien. Elle méritait d'être heureuse."

Merlin a l'air un peu perdu pendant quelques instants, puis il penche la tête de côté et fixe l'homme encore plus intensément.

- Elle ne s'est pas mariée, corrige-t-il simplement.

 

 

A SUIVRE…

 

 

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