Le secret
Le turien ouvrit les yeux. Il se trouvait dans la chambre d’armement d’un canon Thanix embarqué, un endroit qu’il connaissait bien. Gravé au laser sur la paroi, le nom du bâtiment lui serra la gorge.
- le Normandy… murmura-t-il.
L’environnement virtuel était plus vrai que nature. Pour un peu, il se serait presque cru revenu sur le vaisseau de l’Alliance. Un sanglot le secoua, vite réprimé. Prudemment, Garrus sortit de la zone d’armement et passa entre les modules de repos pour gagner le mess. Tout était vide et silencieux. Une vraie tombe. L’ascenseur refusa de bouger jusqu’à ce qu’il sélectionne le niveau un, les quartiers du capitaine.
Arrivé devant la porte de la cabine de Shepard, Garrus hésita. La situation le perturbait. Depuis quelques jours, entre l’altercation avec Alenko et les révélations de Cooper, le fantôme de sa compagne le poursuivait plus assidûment qu’à l’ordinaire, et la douleur se réveillait, lancinante. Devant cette porte, il lui semblait être revenu vingt-cinq ans en arrière. Le bras qu’il leva pour toucher la serrure holographique lui paraissait peser une tonne. Revoir cette cabine vide, sans le sourire de Shepard, serait au-dessus de ses forces.
La pièce était identique à son équivalent réel. L’aquarium empli de poissons, l’interface à armure, les modèles réduits que Shepard avait collectionné avec patience. Même le hamster sur son étagère était pareil. Et elle était là, vêtue de la veste N7 qu’elle portait toujours sur le bâtiment. La représentation virtuelle avait même gardé les quelques cicatrices qui lui restaient du projet Lazare, témoins du stress et de la tension des derniers mois de la guerre.
- Bonjour Garrus, ça faisait un bail…
Sa voix, ses intonations, la douceur de son ton, tout était pareil. Le turien ferma les yeux pour empêcher les larmes de monter, pour juguler l’émotion qui menaçait de le submerger. Il se répétait comme un mantra que tout était virtuel, qu’elle n’était pas réelle, pas vraiment là. Que ce n’était pas Shepard.
- Je m’attendais à des retrouvailles plus chaleureuses, pour être honnête.
Il entendait le sourire dans sa voix, la légère pointe de déception qu’elle parvenait presque à masquer, la douce moquerie qu’elle glissait si souvent dans leurs échanges. Il souffla doucement, reprit le contrôle, et d’un ton maîtrisé, répondit en rouvrant les yeux :
- Qui êtes-vous ? Pourquoi avez-vous recréé le Normandy ?
L’être qui se tenait devant lui sourit tristement.
- Le Normandy… Je ne l’ai pas fait consciemment. C’est venu comme ça. On s’est aimés ici après tout.
- Vous n’êtes pas Shepard. Shepard est morte.
- C’était pas la première fois.
- ça n’a rien à voir.
- Je sais. Cette fois-ci, personne n’a pu sauver mon corps. Il s’est désintégré dans le Creuset.
- Laissez-moi partir.
Cette fois, la douleur se peignit sur les traits imitant ceux de Shepard. La créature virtuelle soupira, et répondit :
- Vous n’êtes pas prisonnier Garrus, jamais je ne vous ferais une chose pareille. Vous pouvez partir à tout moment en passant la porte de cette cabine. Mais j’ai besoin que vous m’écoutiez, je vous en supplie. Croyez-moi. Si même vous ne pouvez pas me croire, ajouta-t-elle d’un ton désespéré, personne ne le pourra jamais dans toute cette foutue galaxie.
Garrus lança un regard par-dessus son épaule. La porte était bien là, apparemment déverrouillée. Tiraillé, il revint sur la représentation de Shepard, droit devant lui, debout près du lit. Il avait commencé par se dire que c’était une image reconstituée à partir de ses souvenirs, scannés lorsqu’il était entré dans le module, mais il révisait son jugement. Les souvenirs s’altéraient avec le temps, quand on n'était pas un Drell ou un synthétique, or justement Shepard paraissait légèrement différente de l’image qu’il en avait. Ça tenait à peu de chose, dans la forme du visage, la couleur des cheveux… Des différences subtiles, qui amenaient le doute. Il promena son regard sur la cabine, et en saisit également des détails oubliés : l’échiquier qu’Aria T’Loak avait offert au commandant par exemple. Ce n’était pas en fouillant dans ses souvenirs qu’on aurait pu reconstituer la partie d’échecs qui s’y jouait. Bien sûr, une IA aurait pu extrapoler l’environnement à partir de ce dont il se souvenait, mais… quelque chose le chatouillait. Tout son être, tout son instinct, le poussait à courir vers cette image virtuelle de Shepard. Et son instinct ne l’avait que rarement trahi.
- Je vais vous écouter, décida-t-il en s’asseyant sur la banquette.
Shepard poussa un soupir de soulagement.
- Je savais que vous me reconnaîtriez…
- Pour le moment, je réserve mon jugement… Je vous aurai reconnue entre mille dans la vie réelle, mais ici, je ne sais pas ce que je dois croire ou non.
- Ok Garrus, soupira le commandant en s’asseyant face à lui sur le lit, je peux pas m’attendre à ce que vous m’ouvriez directement les bras étant donné la situation, mais ça fait quand même mal.
Le turien resta silencieux, incertain de pouvoir contrôler sa voix. Shepard commença à raconter. La course vers le faisceau, le canon du Moissonneur, et finalement, le transfert vers la Citadelle. Les corps entassés pour servir de matière première, et Anderson, qui avait réussi également à passer. Elle raconta la présence de l’Homme Trouble, la manière dont il l’avait utilisée pour tirer sur l’Amiral, jusqu’à ce qu’elle reprenne suffisamment le contrôle pour l’abattre. Et la rencontre avec le Catalyseur.
- C’était complètement dingue… Il avait pris l’apparence d’un enfant, que j’ai vu sur Terre avant l’évacuation, et dont j’avais rêvé à de nombreuses reprises pendant qu’on rassemblait la galaxie. Mes cauchemars, vous savez ?
- Je croyais que le Catalyseur, c’était la Citadelle ? l’interrompit Garrus.
- Non, pas tout à fait. Vous vous rappelez des Léviathans ? Ils l’ont créé, pour établir un lien entre eux et les synthétiques qu’ils avaient fabriqués. Ils l’avaient appelé l’Intelligence. C’est lui qui a créé le premier Moissonneur, à partir des Léviathans, et tous les autres qui ont suivi ensuite.
Elle narra brièvement ce que le Catalyseur lui avait expliqué sur les cycles, puis s’interrompit un instant, avant de reprendre :
- Je vous dois des excuses. J’avais un choix à faire, et il était terrible… Le Catalyseur m’a donné trois moyens d’agir. Je pouvais détruire les Moissonneurs, mais avec eux toute vie synthétique, et toute technologie dans la galaxie. J’ai pensé à aux geths, à IDA…
Elle s’interrompit pour secouer la tête, rejetant cette possibilité.
- Je pouvais aussi choisir de les contrôler, comme le voulait l’Homme Trouble. Me fondre dans le Catalyseur, tout en conservant ma conscience, et diriger les Moissonneurs. Ça impliquait de rompre tout lien avec ceux que j’ai connu, en conservant ma pleine conscience et d’être seule à jamais pour diriger ces machines…
Sa voix se brisa. Des larmes coulèrent sur ses joues. Garrus mobilisa toute sa volonté pour ne pas se précipiter à ses côtés.
- Pardonnez-moi, j’ai été faible. Vivre et ne plus jamais vous revoir, c’était… impossible. Autant mourir. C’était mon dernier moyen d’action d’ailleurs. Me jeter dans le Creuset, fusionner mon énergie organique avec la sienne, et changer toutes les créatures de cette galaxie.
- Vous n’avez pas à vous excuser, personne n’aurait dû avoir à faire ce choix. Et je suis un peu flatté d’avoir pesé dans la balance, répondit Garrus, la gorge serrée. Et ensuite ?
- Ensuite… rien. Pendant longtemps, rien. Jusqu’à l’activation d’un protocole de défragmentation sur la Citadelle. Je me suis « réveillée », si je puis dire.
Sa conscience, sa mémoire, avait été dispersée à travers toute la galaxie, mais un petit noyau s’était réaggloméré à cet instant dans les systèmes de la station. Shepard était incomplète, sans corps, avec à peine un embryon de conscience, mais elle-même. Il lui avait fallu des années pour maitriser un minimum cette nouvelle forme, retrouver des parcelles de son esprit dans les systèmes de la Citadelle.
- Ensuite, je suis partie. Je me suis téléchargée dans un vaisseau en partance, et de là j’ai parcouru la galaxie, de système en système, pour récupérer tous ces innombrables morceaux de moi-même…
- Pourquoi vous n’êtes pas venue me trouver ?
- Vous auriez cru une espèce de vague programme persuadé d’être le commandant Shepard, mais incapable de vous le prouver ? N’ayant que des souvenirs très limités ? Allons Garrus, même à vous, je ne pouvais pas demander ça, je ne me serais pas crue non plus.
- Dans ces conditions… Et comment vous êtes-vous retrouvée ici ? Et comment vous avez su que je viendrais ?
- Je ne le savais pas. Je suis ici depuis plus de trois ans… Quand j’ai enfin récupéré les dernières parcelles de ma conscience, je voulais vous retrouver. Je comptais demander l’aide des geths pour vous joindre, et joindre IDA aussi, qui aurait pu prouver mon identité. Mais il y a eu des problèmes, des sécurités… Je reste l’essence d’une organique, je ne sais pas pirater les systèmes comme un synthétique, et ma conscience retrouvée était difficile à dissimuler.
Tout ce qu’elle avait trouvé, c’était un artefact prothéen, ressemblant à celui de Javik, qu’un scientifique avait branché au système dans lequel elle se trouvait, pour l’étudier avant de l’expédier à la Citadelle. C’était l’occasion, elle l’avait saisie. Ensuite des pirates avaient arraisonné le vaisseau où se trouvait l’artefact, et elle s’était retrouvée coincée ici quand ils avaient branché l’artefact pour l’étudier.
- Cette partie du système informatique est isolée du reste du bâtiment, je n’avais pas accès aux communications, ni aux vaisseaux. Seulement aux mécas, à une partie des portes, et au labo. C’est pour cela que je n’ai pas tout de suite saisi qui avait attaqué le complexe. Quand un mercenaire a prononcé votre nom, et celui de Kaidan à portée d’un micro, je l’ai capté et j’ai agi. J’ai pu contrôler des mécas pour abattre les mercenaires, libérer et soigner Kaidan à l’infirmerie du complexe, vous libérer, et vous amener ici.
- Vous n’avez pas tenté de convaincre Kaidan ?
- Il ne m’a pas crue quand je suis revenue avec un corps flambant neuf seulement deux ans après ma mort… De toute façon, il est dans les vapes, les mercenaires l’ont salement amoché. Et si quelqu’un devait venir me retrouver ici, j’espérais que ce serait vous, Garrus. Vous m’avez manqué, vous savez… La galaxie était affreusement vide sans vous, murmura-t-elle.
N’y tenant plus, Garrus se leva d’un bond pour enlacer Shepard. A sa grande surprise, une sensation physique accompagna le geste. La représentation du commandant semblait réelle dans ses bras. Il la serra plus fort, retrouvant les sensations enivrantes dont il avait été privé pendant vingt-cinq ans. Quand ils s’écartèrent l’un de l’autre, les larmes coulaient sur leurs joues.
- Vraiment très réaliste cet environnement, Shepard, remarqua le turien.
- Je ne me l’explique pas moi-même.
Souriant à travers ses larmes, Shepard posa la main sur les cicatrices de son compagnon et posa tendrement son front contre le sien. Garrus l’attira une fois de plus contre lui pour un baiser passionné, qu’elle finit par interrompre avec un sourire d’excuse.
- Je ne pense pas que la simulation permette d’aller plus loin, désolée Garrus.
- Bien dommage. Mais convaincant, je dois bien l’avouer. J’aurais dû me douter que vous reviendriez d’entre les morts une fois de plus. Est-ce que quelque chose va réussir à vous tuer ?
- Tant que j’aurais un turien vers lequel revenir, je ne crois pas, plaisanta Shepard.
- ça me va.
Ils se séparèrent en souriant. Quelque chose attira l’attention de Shepard.
- Je crois que la personne avec vous s’impatiente, apparemment, elle cogne sur le module.
- Merde, Cooper, je l’avais oubliée celle-là !
Garrus se figea. Brutalement, il saisissait toutes les implications de la présence de Shepard. Pour lui, bien sûr, mais également pour Kaidan, et pour Seven.
- Il faut qu’elle vienne ici.
- Pardon ?
- Je peux pas vous expliquer ça moi-même Shepard mais vous devez lui parler. Et pendant ce temps, je vais récupérer Kaidan et chercher un moyen de vous tirer de là.
- Il suffit de rebrancher l’artefact, et j’irais où vous l’emmènerez.
- Je ne parle pas de ça Shepard. Hors de question que vous restiez virtuelle. Je ne vous perdrais pas une fois de plus.
- Garrus…
- Je vous envoie Cooper. Evitez de lui refaire le coup des lumières rouges, on peut pas dire qu’elle soit au top de son sens de l’humour aujourd’hui.
- Garrus !
Le turien s’interrompit. Doucement, il reprit Shepard dans ses bras.
- Je vous aime Shepard, ça fait vingt-cinq ans que je regrette de pas vous l’avoir dit avant de vous regarder courir vers votre mort. Je n’ai jamais cessé de vous aimer, de vous attendre et je vais trouver un moyen de vous ramener complètement parmi les vivants. C’est promis.
Pour toute réponse, Shepard l’embrassa. Après un dernier regard, Garrus se détourna et passa la porte de la cabine.