Le secret
Seven cherchait par où commencer. Que dire, que cacher ? Elle avait déjà une fois raconté son histoire, des années plus tôt, à l'académie Grissom… à Jack. Son instructrice avait compris, l'avait soutenue, mais n'avait pas su répondre à sa question.
Elle soupira. Garrus avait servi sur le Normandy SR1, lors de la mission contre Saren. Il était le seul membre de cet équipage qu'elle parvenait à rencontrer depuis qu'elle avait appris la vérité. Il était peut-être temps de jouer cartes sur table pour obtenir des informations.
- Je ne suis pas née sur Terre, commença-t-elle. Je suis née en 2184 dans un système paumé quelque part dans un secteur inhabité, sur une station spatiale de Cerberus…
À ce nom, Vakarian perdit son masque ironique.
- Cerberus ?
Seven hocha la tête. Cerberus, oui… L'organisation prohumaine, dissoute depuis la guerre avait été un ennemi de poids pour l'équipage du Normandy. La découverte des transformations de ses soldats restait à l'heure actuelle un choc pour l'ensemble de la galaxie.
- M'interrompez pas si vous voulez l'histoire, Vakarian. En l'an 2183, Shepard et son équipe à bord du Normandy SR1 mettent à jour un complot mené par Saren Arterius, un Spectre turien renégat. Après l'avoir poursuivi dans toute la galaxie, ils finissent par le vaincre, et sont ensuite envoyés dans les systèmes Terminus pour rechercher des Geths.
- Ça va, je connais l'histoire, j'y étais.
- Quelques semaines à peine après le début de la mission, continua Seven sans prendre garde au turien, ils sont attaqués par un vaisseau récolteur. Le Normandy est détruit, vingt membres d'équipage sont disparus, le commandant Shepard est morte, asphyxiée dans l'espace. Cerberus s'arrange avec le Courtier de l'Ombre pour récupérer son corps, et le fait transporter à la station Lazare.
- Vous ne racontez rien de nouveau, Cooper, s'impatienta Garrus.
La jeune femme s'interrompit, les yeux dans le vague. Puis poursuivi d'un ton hésitant :
- Le but de l'opération Lazare était de ressusciter Shepard. À cette fin, vous savez déjà que Cerberus n'a reculé devant rien, que ce soit les milliards de crédits déboursés, l'emploi des meilleurs scientifiques, ou la création d'un clone "au cas où". Il y avait un bonus dans tout ça. Moi.
Elle. Dont la conception remontait à seulement quelques semaines, trop tôt pour que cela soit visible. Quand Miranda Lawson l'avait découverte, nichée dans le corps de Shepard, l'Homme Trouble avait exigé qu'elle vive. Et qu'elle soit puissante. Rien n'avait été trop cher… Tout son développement avait été minutieusement suivi, en même temps qu'on "réparait" sa mère. L'embryon était encore suffisamment immature pour qu'on y implante des gènes de régénération krogans. Ses organes avaient été soutenus à l'aide de greffons synthétiques. Et quelques mois plus tard, une césarienne avait délivré le commandant, toujours dans le coma, de l'enfant qu'elle portait à son insu.
L'Homme Trouble avait de grands projets pour le nourrisson. Bien entendu, elle pourrait servir de pression afin de garantir l'obéissance de Shepard, mais il souhaitait avant tout en faire une arme. À l'instar de Jack ou de Gillian Grayson, les capacités biotiques héritées de sa mère ne manquaient pas d'en faire un sujet d'expérimentation de choix. Seven n'avait que trois mois quand elle fut transférée de Lazare à une autre base de Cerberus pour y être éduquée.
L'air assommé, Garrus conservait son regard fixé sur l'officier. Inconsciemment, il analysait sa peau mate, la forme de ses yeux, celle de sa bouche. Le sentiment de malaise qu'il éprouvait toujours en sa présence trouvait directement sa source dans ces détails physiques. À présent qu'il en prenait conscience, il ressentait douloureusement toutes ses infimes ressemblances avec la femme qu'il avait tant aimée.
- Je suis désolée de vous rappeler des souvenirs pénibles, murmura doucement Seven. Je sais que vous avez été son amant.
Le turien hocha la tête, passa une main lasse sur ses yeux, et demanda :
- Elle savait ?
- Non, répondit Cooper en secouant la tête, elle n'en a jamais rien su. Personne.
Seuls Miranda et l'Homme Trouble étaient au courant. Tous les scientifiques du projet Lazare étaient morts lors du soulèvement des mécas de la station et les éducateurs de la petite fille eux-mêmes ignoraient son origine. Cerberus savait conserver ses secrets.
- Miranda a commencé à se méfier de son chef pendant la mission contre les Récolteurs. Petit à petit, sa loyauté envers l'Homme Trouble s'est émoussée. Vous le savez déjà puisqu'elle a fini par les trahir définitivement et embrasser la cause de ma mère. C'est elle qui m'a sauvée, ajouta la jeune femme.
Avant de passer le relais Oméga 4, Miranda s'était débrouillée pour entrer en contact avec les docteurs Archer et Cole, qu'elle savait de plus en plus hostiles à Cerberus. Grâce à eux, elle avait pu exfiltrer l'enfant et le cacher.
- Elle a mis sa sœur dans la confidence et m'a confiée à elle. Orianna m'a à son tour confiée à une famille, toujours sans donner ma véritable identité. Je suis restée là-bas toute la durée de la guerre.
- Si Miranda était poursuivie par Cerberus, ce n'était pas seulement à cause de sa désertion alors… remarqua Garrus.
- En effet, acquiesça Seven. L'homme Trouble voulait me retrouver à tout prix… Il avait perdu ma mère, son clone, et maintenant moi… ça faisait beaucoup d'échecs pour un projet aussi coûteux. Mais ensuite, Miranda est décédée sur Horizon, et il a été tué par ma mère. Orianna était la dernière personne en vie à connaître mon existence. Peu de temps après, ma mère mourrait lors de la bataille de Londres…
Obéissant aux volontés de Miranda, Orianna s'était rendue sur Terre avec la petite fille, alors âgée de deux ans, et l'y avait abandonnée. La confusion résultant de la guerre et de l'occupation des Moissonneurs était parfaite pour la cacher : les orphelins étaient nombreux, et beaucoup d'archives civiles avaient été détruites. Il aurait été dangereux pour l'enfant d'être découverte : ses capacités biotiques et de régénération, ainsi que les modifications génétiques dont elle avait fait l'objet auraient attiré l'attention dans un environnement normal. Dans la rue, personne ne s'en souciait. Si on avait appris son existence, d'autres organisations du genre de Cerberus auraient tenté de la récupérer pour se servir d'elle, et cela, c'était hors de question pour Miranda.
- Comment avez-vous su ?
- Quand j'avais dix ans, Orianna m'a retrouvée. Je crois qu'elle a toujours gardé un œil sur moi, en fait. Elle m'a tout raconté.
- Et ensuite, vous vous êtes débrouillée pour vous engager dans l'armée en faisant exploser un mur, compléta Garrus. Pourquoi ? Vous rapprocher de votre mère ?
Seven resta silencieuse un moment, puis reprit d'un ton hésitant.
- Non. Je voulais retrouver mon père. Orianna m'a raconté tout ce qu'elle savait, tout ce que sa sœur lui avait dit. Mais ni elles ni l'Homme Trouble ne connaissaient mon père. Ils auraient pu l'apprendre, je suppose, avec des tests génétiques et la base de données de l'Alliance, mais ce n'était pas une information nécessaire pour Cerberus.
La jeune femme haussa les épaules. D'après ses calculs, elle avait été conçue pendant la poursuite de Saren. Les permissions ayant été plutôt rares sur cette période, Seven en avait déduit que son géniteur servait sur le Normandy.
- Malgré tous mes efforts, vous êtes le premier membre de l'équipage du Normandy SR1 que je rencontre. Bon, à part le colonel Alenko, corrigea-t-elle. Mais vous avez été plus proche de ma mère que n'importe qui. Je sais qu'elle était prête à vous épouser. Alors vous, vous devez être au courant !
Seven s'était penchée en avant en prononçant ces mots, ses yeux noisette brillant de ferveur. Garrus l'observa à nouveau de son air impassible. Depuis quelques minutes, son cerveau gommait les ressemblances de la jeune femme avec sa mère pour se concentrer sur les traits communs à son père. La mâchoire volontaire, la couleur des iris bien sûr… Les cheveux, noirs, épais, légèrement bouclés, la forme du front aussi.
Décidément, il avait été aveugle à tout cette dernière semaine. Le turien ferma les yeux et laissa échapper un léger son entre rire et sanglot. Rien que le caractère du lieutenant aurait dû le mettre sur la piste bien avant. À plus d'un égard, elle était le portrait d'Alenko…