Guren

Chapitre 9

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 05:59

Toutes les anciennes Himes présentes à l’Académie s’étaient rassemblées dans une salle de classe à Fuuka, en un conseil de guerre rassemblé en urgence par Midori. Mai lança des regards inquiets autour d’elle, notant les sourcils froncés et l’expression tendue affichée par ses amies. L’ambiance était grave. Les regards se fuyaient et un silence lourd, chargé d’angoisse, pesait sur leur petite assemblée.

Les drames du Festival hantaient tous les esprits.

Depuis que Natsuki lui avait appris son combat avec l’Orphan, Mai se revoyait sans cesse devant la forme monumentale de Kagutsuchi, entourée de flammes et le visage déformé par la haine. Takumi était mort et elle s’apprêtait à infliger le même sort à Mikoto.

Tout plutôt que replonger dans ce cauchemar, songea-t-elle pour la dixième fois de la journée en retenant un frisson.

Natsuki avait pris place derrière le bureau des professeurs et exposait de nouveau les circonstances de son combat, pour que chacun puisse entendre sa version de première main.

- Je sais à quoi vous pensez, et je crois pouvoir vous rassurer, à ce sujet, déclara-t-elle après avoir fini son exposé. Je ne crois pas que cet Orphan soit le signe d’une nouvelle guerre des Himes.

L’espoir fit relever les visages et Natsuki enchaîna :

- Pas d’étoile rouge dans le ciel, nous n’avons ni nos éléments, ni nos childs. En ce qui me concerne, ma marque de Hime n’est pas réapparue.

- Peut-être…peut-être qu’une autre guerre a débuté, mais que nous n’en sommes pas les actrices principales, cette fois-ci, suggéra Nao avec toute la réserve quelqu’un qui s’attend au pire.

- J’y ai pensé, et c’est vrai que ça pourrait être une possibilité. Mais je n’y crois pas.

Natsuki coula un regard vers Alyssa qui l’autorisa à poursuivre d’un léger hochement de tête.

- Alyssa a réussi à retenir l’Orphan. Pas assez pour le faire fuir, mais suffisamment pour le maîtriser. Elle a pu le contrôler, dans une certaine mesure. C’est quelque chose qu’elle ne pouvait pas faire lorsque c’était Nagi qui invoquait ces créatures.

Les yeux de Nao s’écarquillèrent lorsqu’elle comprit où Natsuki voulait en venir.

- Ce qui veut dire…

- La Searrs ! acheva Mai.

- Probablement. Et avec ce qui s’est produit avant, ça confirmerait que la société a repris du service, ajouta Natsuki en sous-entendant la destruction de Miyu.

Midori se fendit d’un sourire batailleur.

- C’est une excellente nouvelle ! Une occasion de flanquer une bonne raclée à la Searrs ? je n’en demandais pas tant !

Le soulagement se peignit sur tous les visages et la tension dans la salle retomba d’un cran. Midori avait raison, songea Natsuki. À côté du spectre du Festival, affronter la société faisait figure de promenade de santé.

- Il va falloir faire des recherches, que l’on sache d’où vient cet Orphan, ce que fabrique la Searrs…et s’organiser en fonction de ce que l’on trouvera.

Natsuki songea avec agacement que c’était quelque chose qui aurait dû être fait depuis longtemps : à moins d’avoir été préprogrammé, le système d’auto-destruction dans le corps de Miyu ne s’était pas déclenché seul. Et cela faisait plusieurs semaines que l’accident s’était produit ! Veiller au bien-être d’Alyssa avait relégué toute autre affaire au second plan et Natsuki s’en voulait de ne pas avoir accordé plus d’importance à la menace que pouvait représenter la Searrs. Elle avait été tellement occupée que les jours avaient filé sans qu’elle puisse en prendre conscience. Quelle idiote, depuis quand était-elle devenue si imprudente ?

- J’ai peut-être quelques pistes à explorer de ce côté. Ça fait longtemps que j’essaye de voir ce que trafique la société, déclara Midori.

Évidemment. La jeune femme n’était pas restée les bras croisés depuis l’accident et avait mobilisé son propre réseau de recherche. Elle leva le menton et le regard bienveillant qu’elle adressa à Natsuki sous-entendait clairement qu’elle ne lui tenait pas rigueur d’avoir consacré toute son attention à sa cadette.

- On ne devrait pas mettre la police dans le coup ? intervint Shiho. Après tout, nous n’avons plus rien pour nous défendre !

- ça risque d’être difficile d’expliquer toute l’histoire aux autorités… et je ne sais pas si ça serait une bonne chose qu’elles apprennent ce qui a pu se passer, fit remarquer Natsuki.

Ses pensées s’attardèrent sur une jeune femme aux yeux aussi écarlate que le sang qui mouchetait son yukata, alors qu’elle quittait les ruines de ce qui avait été le quartier général du First District. Natsuki frissonna.

- Voyons quelles informations nous pouvons trouver, avant d’en arriver là. Si la situation devient trop dangereuse, on n’aura pas le choix.

- Ou si un orphan est surpris en train de se balader en ville aux heures de pointes, fit remarquer Nao, l’air de rien.

La plaisanterie arracha quelques sourires, mais peu d’entre elles avaient assez de cynisme pour apprécier l’ironie. Natsuki avait dissipé leur plus grande crainte, pourtant personne n’était dupe : elles étaient probablement toutes en danger. La jeune fille songea, en considérant l’expression inquiète d’Alyssa, qu’elle ferait tout pour que Miyu reste l’unique victime de cette sale affaire.

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Mai et Mikoto étaient venues passer la soirée chez Natsuki, après la réunion. La solitaire rangeait les dernières assiettes pendant que Mai préparait le thé en fredonnant.

- Poussez-vous, les filles et ne me bousculez pas, c’est chaud ! Prévint-elle en posant sur la table basse une théière fumante.

Les deux plus jeunes du groupe lui laissèrent un peu d’espace en lui accordant à peine un regard : Mikoto s’était emparée d’une tasse, d’un vase ainsi que de la télécommande de la télévision et jonglait avec le tout d’une seule main en tirant la langue avec une mimique appliquée, devant Alyssa qui riait aux éclats.

Mai servit le thé avec un petit sourire, ravie de voir que les deux plus jeunes s’entendaient si bien. Et pourtant, quel plus beau contraste que l’exubérance de sa protégée face à la timidité d’Alyssa ? Natsuki s’assit à même le sol, face à elle, avec le profond soupir de ceux qui viennent d’achever une journée bien remplie et prit sa tasse d’un air absent.

- Tu n’as pas dit grand-chose ce soir, il y a quelque chose qui te tracasse ? s’enquit Mai.

- Désolée…j’ai la tête ailleurs depuis la réunion, expliqua Natsuki.

Elle hésita.

- Viens, Mikoto, il faut que je te montre quelque chose, tu vas adorer ! s’écria Alyssa en se levant d’un bond.

Alors que sa cadette entrainait Mikoto vers sa chambre, Natsuki adressa à sa sœur le remerciement muet d’avoir inventé un prétexte pour la laisser discuter avec Mai à cœur ouvert.

-Mai, je crois qu’il me reste quelques informateurs qui pourraient m’en dire plus sur la Searrs. Ça va me prendre du temps pour les contacter et je devrais probablement aller les voir en personne aux quatre coins de la ville. Est-ce que tu pourrais garder un œil sur Alyssa, quand je devrais m’absenter ?

- Bien sûr ! ce sera avec plaisir. En plus, Mikoto sera ravie, ces deux-là s’entendent bien.

- Merci. Je n’ai aucune preuve, mais je ne pense pas que l’Orphan ait attaqué Alyssa par hasard. Ne lui en parle pas, je ne voudrais pas l’inquiéter davantage. Je préfèrerais qu’elle ne reste pas seule.

- Ne t’inquiète pas, je la garderai à l’œil…en permanence, ajouta-t-elle en rougissant légèrement. La rouquine s’en voulait encore d’avoir laissé les deux plus jeunes seules la nuit où Alyssa s’était faite attaquer.

- Si tu prévois une escapade, prévient quelqu’un pour prendre le relais, la taquina Natsuki.

Mai fit la grimace et Natsuki eut un sourire indulgent.

- Ça m’ennuie de ne pas pouvoir faire grand-chose pour la Searrs, en ce moment, avoua la rouquine. Est-ce que je pourrais te remplacer, pour aller voir tes informateurs à ta place, de temps en temps ?

- Merci Mai, mais ces gars-là ne sont pas très bavards si on ne les connait pas un minimum. Autant que ça soit moi qui m’y colle, on gagnera du temps. Midori a déjà trouvé quelques pistes, on devrait arriver à des résultats rapides.

- Je vois, fit Mai, un peu déçue de se sentir inutile.

Natsuki porta sa tasse à ses lèvres Peut-être trouverait-elle-même le moyen de remonter jusqu’à John Smith, en espérant que l’homme soit encore en vie.

- ça me fait penser...qu'a dit Shizuru, à ce sujet ?

Le visage de Natsuki se ferma instantanément.

- Pour être honnête...Shizuru ne sait rien, avoua-t-elle simplement.

- Comment ? Mais enfin ! Je sais bien que tu ne veux pas l'appeler, mais... Si ça se trouve, elle est en danger !

Elle la regardait comme une gamine inconsciente et Natsuki dut faire un effort pour ne pas se renfrogner davantage.

- Mai, du calme, du calme !

- Quoi ?

- Écoute un peu...Shizuru n'a pas besoin de savoir tout ça. Vraiment pas. Elle a quitté Fuuka pour prendre un nouveau départ. Elle voulait trancher pour de bon avec ce qu'il s'était passé ici. Le Festival, ce qu'elle a fait au First District. Moi, ajouta-t-elle dans un souffle en baissant les yeux.

- Natsuki...

- Ce qui a pu arriver pendant la guerre des Hime l'a blessé terriblement, murmura l'autre comme si Mai n'avait rien dit. C'est peut-être elle qui a le plus souffert dans toute cette histoire. C'est pour ça que je ne l'ai pas encore appelée. Elle ne sait même pas que Miyu est morte. Si elle apprend que la Searrs a repris du service...

Elle secoua la tête, comme si cela aurait suffi à écarter cette possibilité.

- Je ne veux pas qu'elle soit de nouveau mêlée à tout ça, conclut-elle tout bas.

Mai la regarda en silence. Ainsi c'était donc ça. L'affection et le regret teintaient ses mots d'une sincérité touchante et Mai ne put retenir un sourire désolé. C'était des arguments que Natsuki avait soigneusement dissimulés lors de leur discussion, le lendemain de la mort de Miyu.

- Tu aurais pu le dire tout de suite, grosse maline... au lieu de me raconter l’autre jour que vous vous étiez brouillées, la taquina-t-elle d'une voix douce.

- Ce n'était même pas un mensonge, tu sais. On ne s’est pas appelées une seule fois depuis. Je te l'ai dit : Shizuru voulait couper tous ses liens en partant...et de mon côté je ne vois pas de quel droit j'interviendrais de nouveau dans sa vie.

Elle avait respecté la décision de son amie, lorsqu'elle lui avait annoncé qu'elle retournait à Kyoto. Jusqu'au bout de ce quai de gare, où elle l'avait aidé à porter ses bagages, Natsuki avait taché de conserver une neutralité impeccable. C'était la meilleure chose à faire.

- Ne lui dit rien, s’il te plait. Ça vaut mieux. Si les choses dérapent et deviennent incontrôlables, alors oui, peut-être que je lui apprendrai ce qu’il se passe.

- Tu sais qu’à ce moment-là, elle t’en voudra terriblement de tout lui avoir caché.

Natsuki esquissa un sourire triste. Elle en était parfaitement consciente, mais c’était un risque qu’elle s’était résolue à prendre.

- Raison de plus pour ne pas laisser les choses déraper ! fit-elle avec un clin d’œil, d’un ton enjoué qui sonnait faux.

- Tu es…irrécupérable.

Devant elle, Natsuki gardait les yeux rivés sur la table, les sourcils légèrement froncés en une expression incertaine, comme si elle hésitait à se confier.

- Tu m’as dit un jour que je ne t’avais jamais vraiment parlé de Shizuru. Tu sais, je l’ai connu à une époque qui n’était pas facile pour moi. Même maintenant, j’ai toujours du mal à aborder le sujet. Pour ne pas remuer les choses, tu vois le genre ? En fait… J’aimerais qu’il y ait une façon un peu moins pathétique de le dire, mais…est-ce que je t’ai dit que c’était ma seule amie avant le début du Festival ?

Sa voix était étrangement nouée. Les minutes qui suivirent, Mai dut se retenir pour ne pas simplement se pencher en avant et lui serrer la main en un simple geste de soutien. Rarement elle avait vu la solitaire aussi émue. Natsuki évoqua quelques souvenirs, certains plus sombres que d’autres. La plupart étaient teintés de tristesse.

La solitaire n’avait pas passé des jours heureux après la mort de sa mère. Cinq ans après le drame, Natsuki s’était retrouvée terriblement seule alors qu’elle prenait la mesure du temps écoulé et de l’absurdité de sa vendetta. Prostrée dans son appartement, elle était plus vulnérable que jamais ce soir-là.
Shizuru, nouvelle recrue du conseil des étudiants, avait relevé son nom dans le registre des absences. Elles étaient de simples connaissances à l’époque, mais elle avait tout de même décidé de venir voir si tout allait bien. Même maintenant, Natsuki ne savait plus très bien pourquoi elle avait ouvert la porte pour la laisser entrer. Elle avait fondu en larme à l’instant ou la fille de Kyoto lui avait demandé des nouvelles. Pour la première fois, elle avait parlé de l’accident de sa mère à quelqu’un d’autre. Shizuru était resté chez elle ce soir-là, pour simplement offrir sa présence. Le lendemain, Natsuki l’avait conduite à l’endroit où s’était produit le drame. Elles n’avaient jamais reparlé de tout ça. Vue de loin, leur relation paraissait inchangée. Pour Natsuki, ce fut l’instant où Shizuru devint un soutien aussi discret que sincère, et une véritable amie.

Quand la solitaire se tut, Mai lui laissa quelque temps pour reprendre ses esprits. Dans la cuisine, un robinet mal refermé gouttait, les plocs-plocs réguliers rythmant le silence.
Lorsque Natsuki baissait sa garde, ses émotions étaient faciles à déchiffrer pour peu que l’on prête attention à ses gestes et son expression, mais elle ne l’avait encore jamais vu ainsi. Par moment, au plus sombre de son récit, la solitaire avait paru au bord des larmes. Mai avait senti son cœur se serrer, tant par la découverte du passé de son amie que de la voir si exposée.

- ça n’a pas dû être facile.

- C’est du passé, relativisa Natsuki. Je préfère ne plus y penser. Quant à Shizuru, il était temps que je la laisse aller de l’avant.

Un tremblement secoua le sol avec un bruit sourd et des éclats de rire retentirent de la chambre d’Alyssa.

- Elles sont infernales, mais qu’est-ce qu’elles fabriquent encore ?

Alyssa apparut dans l’encadrement de la porte en se tenant les côtés, incapable de retenir son hilarité. Derrière elle, Mikoto se massait le front et Natsuki préféra ne pas imaginer quelle acrobatie la jeune fille avait encore tentée pour se retrouver avec une bosse.

- Franchement…

- Je crois qu’il est temps qu’on y aille, avant qu’elles ne cassent tout chez toi. Allez Mikoto, on rentre !

Natsuki les raccompagna jusqu’à la porte d’entrée.

- Préviens-moi, quand tu auras besoin de moi, lui rappela Mai.

- Pas de problème.

La rouquine hésita un instant et, incapable de se retenir devant l’air encore bouleversé de son amie, la serra brièvement dans ses bras.

- Appelle Shizuru. Juste pour discuter, reprendre contact, lui dit-elle.

La solitaire se tortilla, mal à l’aise.

- Mai je…

- Juste quelques minutes. Ça fait quoi ? Trois mois depuis que vous vous êtes parlé pour la dernière fois ? Appelle là ! Avec tout ce que tu m’as raconté, ça se voit que tu n’es pas tranquille.

- J’y penserais, murmura finalement Natsuki en s’écartant.

- Bien. A demain alors ! Et n’oublie pas, vous étiez chacune l’être le plus cher de l’autre.


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- Allo ?

- Shizuru ? C’est moi…Natsuki, précisa-t-elle alors que le silence s’étirait à l’autre bout du fil.

- Je t’ai reconnu, comment vas-tu ?

- Bien, bien. Je…j’ai été pas mal occupée ces derniers temps, tous les profs de Fuuka me sont tombés dessus dès la rentrée ! Et toi ? Comment ça se passe, à Kyoto ?

- ça va. J’ai beaucoup de travail, mais je m’organise avec des amis et ensemble on s’en sort bien.

- Le campus est sympa ?

- Oui.

- Tant mieux. Euh…Désolée de ne pas avoir appelé plus tôt, je…

- Ce n’est pas grave, je sais que tu es souvent occupée.

- En fait, j’ai essayé de me rapprocher d’Alyssa ces derniers temps. Une idée de Midori et de Miyu, pour rassembler la fratrie.

- Ah oui ?

- Oui…c’était un peu maladroit au départ, mais on commence à bien s’entendre.

Pendant les quelques minutes qui suivirent, Natsuki lui décrivit les liens qui commençaient à se tisser entre elle et sa sœur. Elle lui raconta des anecdotes qu’elle nuança pour passer sous silence la mort de Miyu. Elle parla des horaires de bus, des frasques de sa cadette avec Mikoto, des soirs où elle allait la chercher à l’école, des rattrapages qui l’attendaient.

- On dirait que ça se passe plutôt bien.

- Oui. Alyssa est une gamine super et…

- Natsuki, désolée de t’interrompre, mais j’ai encore beaucoup de travail à finir, ce soir.

- Ah. Bien, pas de problème, je vais te laisser. On se rappelle une autre fois ?

- Bien sûr !

- Bien. Bonne soirée, alors. Bon courage.

- Bonne soirée !

Natsuki se sentait malade rien que d’y repenser. Quand elle s’était décidée à appeler Shizuru, son cœur battait déjà la chamade. Sa nervosité avait atteint des sommets alors que de longues sonneries la condamnaient à patienter. Shizuru avait fini par décrocher. Soulagée, la solitaire avait vite déchanté. Elle n’avait pas reconnu son amie, au téléphone. Natsuki avait posé toutes les questions qui lui venaient en tête sans jamais parvenir à créer une vraie discussion entre elles. Shizuru avait répondu avec une politesse formelle, ni plus ni moins. Désespérée, la solitaire avait multiplié les tentatives alors que la distance que lui opposait Shizuru s’élargissait d’instant en instant. Elle aurait tout aussi bien pu parler à un mur. Son amie avait mis fin à cette torture de la façon la plus détachée et courtoise qui soit. En raccrochant, Natsuki s’était sentie plus insignifiante qu’un insecte et avait eu envie de pleurer.

Alyssa était entrée dans le salon à ce moment-là.

- ça ne va pas ?

- Si. Bof. Une histoire bête. Laisse tomber.

- Rien de grave ?

Alyssa l’avait regardé avec ce froncement de sourcil inquiet et ses grands yeux bleus pleins d’appréhension. Natsuki estima qu’elle ne devait pas avoir l’air convaincant. Elle se détendit et tenta un sourire rassurant.

- Rien de grave.

Trois mois depuis que Miyu avait trouvé la mort. Trois petits mois. Alyssa avait fait preuve d’un courage exemplaire. Natsuki ne flancherait devant elle pour rien au monde, même si elle avait la terrible impression d’avoir perdu Shizuru pour de bon.


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- Tu te souviens de ce que je t’ai dit, hein ? Essaie de ne pas te pencher à l’extérieur du virage et reste bien agrippée.

- Natsuki, ça fait quinze fois que tu me le répètes ! Je vais finir par croire que tu paniques pour un rien, à force !

- Tu es sûre que tu ne veux pas que je fixe un siège à l’arrière ? Je vais le faire, ce sera mieux, pour toi.

- Natsuki !

- Quoi ?

- J’ai dix ans !

- Et alors ? Tu atteins à peine les repose-pieds ! Je n’aurais jamais dû accepter, c’est beaucoup trop dangereux.

Alyssa leva les yeux au ciel.

- Comme si tu étais bien placée pour dire ce genre de chose ! Ce n’est que pour une promenade…j’ai déjà passé toute une après-midi à tourner sur ce parking, accrochée derrière toi, « pour que je m’habitue », cita-t-elle. Je pense que je m’en sortirai bien. Et puis, tu rouleras prudemment. Lâche ce siège, je t’assure que je n’en ai pas besoin ! On le ramènera à la boutique, ce soir.

- Ben voyons…

De mauvaise grâce, Natsuki se démena un instant avec le papier à bulles pour remettre le siège dans son carton. Si on lui avait dit qu’Alyssa, cette gamine timide et réservée, tellement discrète qu’elle aurait pu être transparente, lui tiendrait un jour tête avec l’obstination d’un mulet, elle aurait probablement éclaté de rire.

La petite fille enfila son casque flambant neuf, signifiant que la discussion était close. Natsuki enfourcha sa moto en maugréant un « si Mai apprend ça, elle va me tuer et elle aura raison » lorsque sa sœur se hissa à l’arrière de la selle. La moto démarra dans un grondement sourd et Natsuki prit la route qui menait hors de la ville, à une vitesse bien plus raisonnable que ce qu’elle s’autorisait d’ordinaire.

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La falaise plongeait à pic sur quelques dizaines de mètres. En contrebas, les vagues s’écrasaient en un fracas rageur contre les arrêtes de pierre acérées, s’enroulaient en tourbillons d’écume immaculés entre les récifs qui déchiraient la surface d’un bleu presque noir, telle une rangée de crocs. Natsuki avait vu ce spectacle des douzaines de fois, sans jamais arriver à se départir de ce terrible sentiment de vertige qui lui broyait l’estomac dès que son regard se trouvait aspiré dans l’obscurité de l’océan.

- Alors, c’est ici ?

A ses côtés, perchée sur les barreaux du garde-fou pour pouvoir pencher la tête au-dessus de l’abîme, Alyssa affichait une moue désolée et scrutait la surface, comme si elle aurait pu distinguer des restes de carcasses de voiture à travers les motifs compliqués que traçaient les trainées d’écumes.

- Oui. Un sacré vol plané.

- Tu as eu de la chance, observa Alyssa après un instant de silence.

Tout à fait le genre de remarque qu’aurait pu faire Miyu, nota Natsuki en la dévisageant.

- C’était maman, qui conduisait.

- Maman, répéta Alyssa, pensive.

Ma mère, notre mère, le docteur Kuga...Natsuki ignorait de quelle façon Alyssa considérait la femme qui était à l’origine de sa création et de sa vie de cobaye à la Searrs. Maman, avait-elle décidé. C’était suffisamment vague pour que la fillette décide de s’approprier ce nom ou pas.

- Je ne me souviens pas d’elle. Je ne sais même pas si j’étais née au moment de l’accident. On m’a montré quelques photos, il y a des années, et c’est tout. Elle…elle était comment ?

C’était l’être en qui j’avais une confiance aveugle. Celle pour qui je me suis battue, des années après sa mort. Celle qui m’a trahie et m’a vendu comme une bête curieuse. Natsuki garda ces réponses pour elle. Elles n’apporteraient rien à sa sœur, pas maintenant. La petite fille savait probablement déjà tout ça, de toute façon. Autant lui parler de choses que les informateurs de la Searrs avaient probablement jugé trop insignifiantes pour que ce soit noté dans un rapport.

- Physiquement, si on devait nous comparer, on dirait maintenant qu’on se ressemble beaucoup. C’était une bosseuse, je ne la voyais pas si souvent que ça. Voyons... Quand elle était à la maison, elle était toujours en train de bouquiner. Elle courrait s’installer sur le balcon dès qu’il y avait un rayon de soleil, en disant que les néons des labos sans fenêtres la rendaient malade. Quand elle avait du temps libre et que j’étais là, elle m’emmenait au parc pour que je puisse en profiter et jouer avec Duran. C’était mon chien, expliqua-t-elle. Elle écoutait de la musique en permanence. Du jazz, généralement. Par contre, elle ne valait rien dans une cuisine, chantait faux et n’avait aucune notion du temps: une vraie catastrophe : quand c’était elle qui venait me chercher à l’école, elle était toujours en retard.

C’est elle qui m’a fait sortir par la fenêtre de la voiture, alors que l’océan se refermait sur le véhicule comme une tombe. Natsuki n’en dit rien. Pas maintenant, pas tout de suite.

- Et…ton père ? Tu crois qu’on a le même ? demanda timidement Alyssa en pinçant une mèche de cheveux dorés entre ses doigts.

Natsuki considéra yeux bleus et cheveux blonds et haussa les épaules.

- J’en sais rien. Peut-être, peut-être pas.

Qui sait quelles manipulations génétiques avait subies Alyssa à l’aube de sa création ? Natsuki doutait qu’on puisse considérer son apparence physique comme un signe de parenté fiable.

- Le mien avait les cheveux très noirs, c’est vrai…et c’était un grand costaud, fit-elle avec un clin d’œil. Mais ça ne veut probablement rien dire.

- C’est vrai. Vu mon parcourt, j’aurais tout aussi bien pu avoir les cheveux verts. Et tu feras moins la maline le jour où je serais plus grande que toi.

- Hâte de voir ça.

Alyssa tira la langue. Natsuki rit. En contrebas, une nuée de taches blanches se détacha de la paroi. Les mouettes rasèrent la surface, comme si les crêtes déchiquetées des vagues n’existaient pas, et filèrent vers le large avec des cris perçants. Il faisait beau et les deux filles se sentaient en paix.

Le fracas des vagues fut noyé par le rugissement des moteurs. Derrière elles, deux voitures se garèrent avec un crissement de freins. Vitres teintées, peinture noire vernie qui luisait comme de l’obsidienne. Elles bloquaient l’accès à la route déserte, isolant Natsuki et sa sœur au bout de la terrasse de pierre qui s’avançait au-dessus de l’océan.

Cinq hommes en sortir alors que les moteurs tournaient encore. Natsuki se rua devant Alyssa.
Des pistolets surgirent de leurs vestes et se braquèrent sur elles.

- La gamine, aboya l’un d’eux.

Les armes, les voitures et ces hommes en costume noir, si noir. Natsuki sentit sa respiration s’accélérer. Derrière elle, Alyssa se sera contre ses jambes.

- File-nous la gamine !

- Magne-toi !

Un homme allongea le bras et le sol explosa juste devant elle en soulevant un petit nuage de poussière. Elle n’avait pas entendu le coup partir. Un silencieux.

- Non !

Non, non, non. Ses yeux s’étaient écarquillés, sa bouche entrouverte laissait passer un souffle haletant. Natsuki était un loup aux abois.

- La môme ! Viens là, sinon on la bute et on vient te chercher !

Alyssa lui prit la main.

- Natsuki….

Sa voix tremblait un peu.

- Non…

- Natsuki ils…ils vont le faire…

Alyssa était terrifiée.

- Bouge-toi !

La petite main lâcha la sienne.

Natsuki se tendit en avant, pour saisir cette main qui s’éloignait. Des éclats de pierre griffèrent son visage quand l’homme devant elle tira une nouvelle fois. Elle fit un bond. Un loup aux abois. Un des hommes se précipita sur Alyssa et la souleva de terre. La petite fille cria.

- On se casse !

Les pistolets se pointèrent sur elle. Le temps s’étira et elle vit leur forme sombre se transformer en larme d’argent alors qu’ils accrochaient les rayons du soleil comme des miroirs. Natsuki fit volte-face. Les armes cliquetèrent. Elle s’élança. L’air fusa autour d’elle alors que les premières balles la frôlaient. Elle bondit et s’envola. Devant elle, le ciel était bleu, sans nuage, infini. Tout bascula. Ciel et eau se fondirent en un tourbillon d’azur et d’encre. Son souffle se bloqua. Le vent siffla, plaquant ses habits contre son corps alors qu’elle tombait, tombait vers l’océan. Ombres des récifs, vagues rugissantes, guirlandes d’écumes, Natsuki s’écrasa contre les flots.

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La voiture s’enfonçait dans la mer. Duran hurlait à la mort et elle pleurait, terrifiée. Sur le siège avant, sa mère s’agitait, ses mouvements raides et saccadés. Elle essayait d’ouvrir la fenêtre, luttant contre la poignée. Elle frappa contre la vitre avec un sanglot désespéré et sa main laissa une trainée sombre contre le verre. Natsuki avait mal, partout. Elle ne pouvait plus bouger son bras et chaque respiration allumait un brasier de douleur dans ses poumons.

- Maman ? Maman !

- ça va aller Natsuki…on…on va sortir de là…

- J’ai mal…

Sa voix tremblait tellement.

- Viens, passe à l’avant, vite !

Elle se tordit en arrière pour l’aider à se faufiler au-dessus des sièges. Natsuki hurla de douleur. Elle avait si mal…Les mains de sa mère étaient poisseuses de sang et elle avait une blessure au visage qui saignait abondamment. La fillette pleura de plus belle. Autour d’elles, l’océan était un monstre silencieux, prêt à les broyer et les engloutir.

Sa mère la serra doucement contre elle et sortit quelque chose de son sac. Cachée entre ses bras, Natsuki reconnut les contours d’une arme à feu. Elle tira à bout portant. L’impact et la pression de l’eau firent exploser la vitre. L’eau se rua à l’intérieur, glacée et sombre, avec un grondement furieux. Sa mère la poussa par la fenêtre. Natsuki s’agrippa à elle de sa main valide et essaya de la tirer vers elle, hors du véhicule qui glissait dans les ténèbres.

Elle ne sortit jamais de la voiture. Grièvement blessée, Natsuki perdit connaissance au moment ou Duran s’échappait de la carcasse métallique à son tour.


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Elle ouvrit les yeux et fut accueillie par le plafond immaculé d’une chambre d’hôpital. Tout son corps la faisait souffrir et elle grimaça. Un instant elle se crut revenue des années en arrière et cette idée lui donna le vertige.

- Natsuki, ça va ?

- Mai, arrête un peu tes questions débiles ! hey, Natsuki, regarde-nous !

La solitaire vit les cheveux roux de Mai apparaître dans son champ de vision et le visage inquiet de Nao qui lui faisait signe, penchée au-dessus d’elle. Elle essaya de se redresser.

- Doucement, prévint Mai en glissant un oreiller derrière son dos. Tu dois être bien sonnée…

- Elle a surtout un sacré bol d’être en un seul morceau, n’importe qui se serait brisé les os avec un plongeon de cette hauteur ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Alyssa, marmonna Natsuki en essayant de remettre de l’ordre dans ses idées. Des types l’ont emmené…les flics…

- Ils sont au courant, on les a prévenus dès qu’on a vu que tu étais seule.

Mai, Nao et Midori étaient en voiture le long de la côte lorsqu’elles avaient aperçu la moto de Natsuki abandonnée au bord de la route. Il y avait deux casques posés à terre. En contrebas, Nao avait repéré une forme sombre jetée contre un récif et avait dû s’y prendre à deux fois avant de reconnaître Natsuki, qui gisait inanimée.
Elle avait eu une chance incroyable. Après l’arrivée des secours, Midori était restée sur place avec une équipe de recherche alors qu’une ambulance emmenait Natsuki à l’hôpital. Morte d’inquiétude et imaginant le pire, la jeune femme refusait de partir tant que l’on n’avait pas retrouvé Alyssa.

- Je vais l’appeler, et prévenir les flics que c’est un enlèvement. Au moins, Alyssa est en vie.

- Tu peux raconter ce qu’il s’est passé ? demanda Mai, alors que Nao quittait la chambre.

Natsuki s’exécuta, mortifiée. Elle pensait qu’Alyssa serait en sécurité avec elle. Une belle illusion, songea-t-elle avec amertume. Ces types l’avaient enlevé juste sous son nez, en plein jour, et elle n’avait rien pu faire. Shiho avait eu raison, elle aurait du avertir la police dès qu’elles avaient eu des soupçons sur la Searrs ! Alyssa, l’accident, sa mère…tout se mélangea dans sa tête et avant qu’elle ne le réalise, elle pleurait comme une enfant, la tête dans les mains.

- Hé là…du calme, la consola Mai en passant un bras autour de ses épaules. On va la retrouver, on sait qui est derrière tout ça. Elle est en vie.

- Peut-être que si elle avait sauté avec moi…

- Elle n’aurait pas survécu et tu le sais… Alyssa n’était pas une vraie HiME, elle n’a pas le cuir aussi solide que toi ! Tu as fait ce que tu pouvais…Tu es en vie, elle aussi, et je te garantie qu’on va retrouver ces types…

La porte s’ouvrit sans prévenir et Midori fit son entrée dans la chambre. Son visage durcit par la colère prit une expression soulagée lorsqu’elle vit Natsuki.

- ça va aller, ne t’inquiète pas, fit-elle en lui ébouriffant gentiment les cheveux. Au moins, tu n’es pas blessée. Et j’ai une bonne nouvelle pour toi.

- Raconte.

- J’ai localisé ce qui ressemble au nouveau siège social de la Searrs, leur filiale japonaise, du moins. La société a changé de nom entre-temps, mais pas de doute, ce sont eux.

Natsuki sentit l’espoir soulever sa poitrine.

- Où sont-ils ?

Midori lui tendit un petit dossier fraichement relié sur lequel était inscrit en première page « Asward S.A»

- À Kyoto.

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