Guren

Chapitre 8

Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/11/2016 03:44

Oyabun ou Kaichou ou Kumicho: Signifient « parent », « chef » ou « chef de clan ». Comme la traduction l’indique, il s’agit du titre décerné à la personne la plus haut placée dans un clan Yakuza. « Clan » est employé au sens large : les membres d’un même clan ne sont pas forcément liés par le sang, bien que tous les titres yakuza aient une forte connotation familiale.

Kyodaï : Les grands frères. Sorte de lieutenant dans la hiérarchie des yakuza, ils constituent un rang intermédiaire avec les échelons inférieurs (constitués par les Shateï, « petits frères »).

Kumi-in :
Littéralement l’homme engagé. Ce terme désigne une personne extérieure au clan qui a un simple rôle d’exécutif. Si cette personne s’en montre digne, elle pourra par la suite intégrer les rangs de l’organisation.

Sarakin : Usurier. Ils sont une alternative aux banques, qui prêtent assez peu aux particuliers et petites entreprises. Beaucoup de sarakin sont (ou étaient) suspectés d’entretenir des liens avec des yakuza, et leurs méthodes ne sont pas toujours très morales…

Pachinko: Jeu typiquement japonnais, qui ressemble vaguement au flipper. Réputé pour être un véritable gouffre financier pour les accrocs aux jeux, et également le terrain de chasse des yakuza.

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- Hé mon vieux, tu te souviens à qui tu dois ta boutique, quand même ?

Un bruissement de tissus et le son mat d’un poing percutant la chair s’élevèrent dans l’air une fois de plus. L’oxygène fut brutalement chassé de ses poumons et l’homme laissa échapper un grognement de douleur.

- Alors vieux ? rappelle-toi, fais un effort !

Le poing s’abattit sur son visage et il sentit la peau se déchirer alors que la douleur explosait sous son œil. À travers ses paupières tuméfiées, il pouvait à peine voir les silhouettes de ses agresseurs. Trois ombres s’étiraient dans la lueur approximative d’un lampadaire. La clarté frappait leurs dos et masquait leurs traits. Une quatrième figure était penchée sur lui, suffisamment proche pour qu’il sente son souffle contre lui à chaque fois qu’on l’attrapait par le col avant qu’un nouveau coup ne le projette contre le mur.

- C’est…c’est vous…ânonna-t-il en sentant le goût métallique du sang dans sa bouche.

- Qui ça ?

La voix était jeune, étonnamment désinvolte.

- Le Fujino-kai…

- Bien, on progresse !

Le poing tomba de nouveau et ses dents tremblèrent sous le choc.

- On a pas toute la nuit. Tu as l’argent ?

Un yakuza plus âgé avait pris la parole. Il pouvait voir le point rougeoyant qui apparaissait au bout de sa cigarette à chaque fois qu’il aspirait la fumée.

- Une…une…partie…

- Kumi-in, ça te dit un petit peu d’exercice sur le punching-ball ? lança son agresseur en le secouant comme un sac de farine.

- Sans façon.

Shizuru regardait l’homme à moitié conscient et les mains de Kohei agrippées à ses vêtements comme des serres. On aurait dit une poupée de chiffon. Une part d’elle-même lui hurlait de prendre ses jambes à son cou. Appeler à l’aide. Frapper ce yakuza qui ressemblait à un chat jouant avec une souris avant de la tuer. Au lieu de cela, elle se tenait devant eux en affichant la plus parfaite indifférence qu’elle puisse invoquer.

Ce n’était même pas difficile. Shizuru avait appris à mettre ses sentiments de côté depuis longtemps, au point qu’elle avait parfois l’impression que quelqu’un d’autre commandait ses actes. Une sorte de seconde personnalité, un garde-fou qui n’avait cédé que pendant le Festival.

C’est cette capacité à refouler tout ce qu’elle pouvait ressentir qui lui avait permis de survivre avant qu’elle ne quitte Kyoto et qui l’avait aidé à garder son rôle d’amie fidèle auprès de Natsuki pendant si longtemps, alors qu’une passion plus violente qu’un ouragan enflait derrière ces murailles qu’elle avait bâties.

Ryushi la considéra du coin de l’œil, reporta son attention sur le commerçant à demi mort et jeta sa cigarette.

- Tu comprendras qu’on ne peut pas se satisfaire « d’une partie », n’est-ce pas ? annonça-t-il en broyant le mégot sous son talon. C’est dommage, mais c’est les affaires. Kohei, lâche-le.

Il plongea la main dans les plis de sa veste et en tira un revolver. Le cœur de Shizuru fit un bond.

- Game over, mon ami, soupira-t-il en vissant un silencieux. Tiens.

La personne qui avait pris possession du corps de Shizuru tendit la main et prit l’arme qu’on lui tendait sans marquer la moindre hésitation.

- Descends ce minable. Les gars, venez.

Les yakuza allèrent se poster une vingtaine de mètres plus loin, à l’entrée de la ruelle. Dans son poing, le revolver était étonnamment lourd. L’homme sanglotait devant elle, avachi contre le mur et incapable de seulement faire un geste pour se défendre. Shizuru leva l’arme. Le coup partit avec un sifflement étouffé.

La balle avait fait sauter le revêtement de la paroi et avait laissé un trou suffisamment large dans le béton pour qu’elle puisse y glisser le canon de son arme. Shizuru tourna les talons, laissant l’homme effondré contre le mur, inconscient.

- Tu nous as fait quoi, là ?

Le jeune yakuza au sourire de loup fut sur elle en deux enjambées, la main levée. Shizuru saisit son poignet au vol, avant que le coup ne l’atteigne au visage. Elle sentait les tendons se tordre sous ses doigts, les muscles se crisper alors qu’il tentait de se dégager. Shizuru resserra sa prise sans sourciller, sans bouger d’un pouce.

Elle aurait pu lui briser les os d’une simple pression. À la façon dont le yakuza la regardait, les yeux écarquillés de saisissement, il le savait aussi bien qu’elle.

- Qui serait assez bête pour tuer un homme pour une poignée de yens ? demanda-t-elle simplement, sans élever la voix.

Un poids glacé vint se coller contre sa nuque accompagné d’un cliquetis métallique. Shizuru lâcha le yakuza qui recula précipitamment. Sa fierté lui interdit de se masser le bras et il se contenta de la toiser d’un regard furibond.

- Reste à ta place, Kumi-in, menaça Ryushi derrière elle.

Le canon de son pistolet quitta son cou et il reprit l’arme qu’il avait donnée à Shizuru.

- Félicitations, on ne te déposera pas chez les flics ce soir, fit-il simplement. Les gars, on se casse.

Shizuru les regarda monter dans la voiture qui démarra sur les chapeaux de roues, l’abandonnant sur place. La jeune fille soupira et eut un frisson lorsqu’elle s’autorisa à baisser sa garde. L’homme que les yakuza avaient passé à tabac gisait toujours sur le sol. Son visage marbré de coups avait enflé en déformant ses traits de façon grotesque. La jeune fille déglutit et appela immédiatement une ambulance. Ce n’était pas elle qui l’avait mis dans cet état mais elle ne pouvait pas se défaire de la certitude que Kohei y aurait mis moins d’enthousiasme si elle n’avait pas été là.

Ryushi n’avait rien voulu lui épargner. Un yakuza tel que lui, si bien placé dans la hiérarchie du clan, n’avait aucune raison de se salir les mains de la sorte pour une simple histoire de racket. Il avait voulu l’impressionner en la plongeant dans la violence des plus basses affaires du milieu. Qu’est-ce que ça serait, la prochaine fois ? se demanda Shizuru avec une rage froide. La tournée des prostitués ? le quartier des drogués ?
Elle avait réussi à garder les idées claires en se répétant que l’homme aurait la vie sauve : les sommes mises en jeu ne valaient pas la peine que les yakuza prennent le risque de le tuer.

La jeune fille eut un dernier regard pour l’homme et s’enfuit d’un pas rapide. Ryushi ferait tout pour la piéger et la provoquer. Elle eut un frisson dégoûté en songeant qu’elle devrait gagner le respect d’un tel homme pour espérer pouvoir mener son enquête sur les Gurentai sans éveiller les soupçons. Shizuru accéléra le pas en entendant la sirène d’une ambulance au loin, les épaules voûtées par le découragement et la culpabilité.

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Ryushi n’avait pas desserré les lèvres depuis qu’ils avaient abandonné Shizuru et conduisait avec raideur. La contrariété du vieux yakuza était presque palpable et l’ambiance était lourde dans le véhicule. Le plus jeune craqua en premier, excité comme une puce et vexé par la façon dont Shizuru l’avait maîtrisé :

- Cette fille me flanque les jetons ! Même avec tout ce qu’on a fait à l’autre abruti elle n’a pas cillé, à croire qu’elle en avait rien à faire ! Quand tu lui as donné le flingue…j’ai cru qu’elle allait le tuer comme ça, sans se poser de questions !

- Ça m’aurait bien arrangé, gronda Ryushi. Kenjiro aurait dû la livrer aux autorités pour meurtre et on n'aurait plus entendu parler d’elle.

- Le Kumicho aurait fait ça ? À sa cousine ?

- Dans ce genre de cas, c’est elle ou nous. Si un civil est tué devant témoin, le coupable prend toute la responsabilité sur lui pour protéger le clan. Le Fujino-kai ne va pas s’amuser à revendiquer le meurtre d’un épicier, tout de même !

- Oui mais…ça veut dire que tu l’aurais balancé ? Après lui avoir donné toi-même le flingue ?

- Je me serais gêné, tiens…après tout, c’est elle qui aurait appuyé sur la gâchette, pas moi.

Kohei éclata de rire.

- Il est arrivé quelque chose du même style, au père de Kenjiro, murmura Ryushi. Sauf que lui, il a agi de son plein gré. Il a tué un homme dans un bar. Ça a rendu service à tout le clan mais il a dû assumer ça tout seul, en disant que ça n’avait rien à voir avec les affaires du Fujino-kai, pour protéger le groupe.

- Personne ne l’a défendu ?

- Bien sûr que non, il y avait une vingtaine de témoins ! franchement, des fois tu me surprends, tu parles comme un bleu ! Tu aurais fait quoi, à sa place ?

- Je serais allé chez les flics moi-même, rétorqua Kohei, piqué au vif. Si tu penses que tu m’aurais retrouvé à pleurnicher devant le Kumicho, tu te trompes de gars, déclara-t-il avec dédain.

Ryushi ignora son ton bravache, les yeux rivés sur la route.

- Pour en revenir à notre affaire, il a été jugé et il a eu droit à la peine capitale, pour ça.

- Je ne savais pas…

- Pas étonnant, vu la position qu’il avait dans la maison à cette époque. C’était une sale affaire…on en parle peu.

- T’aurais fait quoi si la fille avait lâché le flingue en pleurant ?

- Je lui aurais mis une raclée phénoménale avant de la déposer chez son cousin, énonça le colosse sans sourciller.

L’autre considéra son visage fermé et ne put s’empêcher de ricaner.

- On dirait qu’elle t’as bien eu, hein, la gamine ? s’esclaffa-t-il d’un ton railleur.

- Ferme-la.

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L’après-midi touchait à sa fin lorsque Shizuru fit son entrée dans le cabinet du docteur Nakajima.
En entrant dans la salle d’attente, l’odeur familière qui imprégnait la pièce la ramena des années en arrière. C’était le père de Kenjiro qui l’avait conduite ici la première fois. Elle avait piqué l'une de ses très rares colères ce jour-là, lorsqu’il lui avait dit qu’il avait pris rendez-vous sans même la consulter. Elle avait refusé d’y aller, furieuse et terrifiée que son oncle la prenne pour une folle. L’homme avait dû la soulever de terre et la porter jusqu’à la voiture pour pouvoir l’amener ici et Shizuru avait passé les plus longues minutes de sa vie, dévastée, en attendant son tour dans cette petite salle qui sentait la vanille.

Maintenant, elle regrettait de ne pas avoir pu lui dire que sa rencontre avec Nakajima était l’une des meilleures choses qui lui soit arrivée.

Une porte s’ouvrit au fond de la pièce et une jeune femme apparut, tenant par la main un petit garçon qui baissa les yeux d’un air intimidé en voyant Shizuru.
L’enfant se serra contre les jambes de sa mère comme pour lui signifier d’accélérer le pas. Shizuru détourna le regard pour ne pas l’embarrasser davantage. Elle savait ce que pouvait ressentir un gamin, la première fois qu’il se retrouvait dans un tel endroit.

- Désolée de t’avoir fait attendre, Shizuru, comment vas-tu ?

La voix était enjouée, douce et chaleureuse. Shizuru sentit un sourire irrésistible s’étirer sur son visage avant de se retrouver dans une étreinte affectueuse.

Nakajima non plus n’avait pas changé, réalisa la jeune fille avec soulagement. Ses origines américaines prenaient encore le dessus lorsqu’il s’agissait de saluer des personnes qui lui étaient proches, malgré des années passées au contact de la si distante politesse japonaise.

- Comme tu as changé ! J’espère que tu comptes t’arrêter de grandir, tu ne vas pas tarder à me dépasser, plaisanta la femme en s’écartant pour la toiser de la tête aux pieds. Tout va bien ? demanda-t-elle en ouvrant la porte adjacente qui menait à son appartement. Tu m’as l’air un peu fatiguée.

- J’ai été assez occupée ces derniers temps. La rentrée, résuma Shizuru.

- J’imagine, j’imagine. Tiens, assieds toi, je reviens dans un instant. Je commençais à me demander ce qu’il t’était arrivé, je n’ai pas eu de nouvelles depuis que tu m’as laissé un message pour me prévenir que tu rentrais à Kyoto. Je reviens avec le thé, ne bouge pas !

Shizuru s’installa dans le canapé pendant que Nakajima continuait la discussion tout en s’affairant dans la cuisine. Elles échangèrent les dernières nouvelles et Shizuru retrouva instantanément l’aisance qui portait leurs conversations d’autrefois. La jeune femme goûtait un réconfort précieux en constatant que ses relations avec les deux personnes qui lui étaient le plus chères dans cette ville étaient intactes.

- Il y a quelque chose que je ne comprends pas, Shizuru. Pourquoi es-tu revenue à Kyoto ? Je suis ravie de te revoir, mais pourquoi choisir cette ville pour continuer tes études ?

Un regard au-dessus de sa tasse lui apprit que Nakajima guettait la moindre de ses réactions et avait attendu de la voir en personne pour lui poser cette question. La psychiatre était inquiète et désapprouvait son choix, ça ne faisait aucun doute.

- L’université est plutôt bien cotée, tenta-t-elle timidement.

- Contente de constater que ton futur te tient à cœur, mais j’imagine que tu aurais pu tout aussi bien être admise dans une université équivalente, autre part au Japon, fit-elle remarquer d’un air peu convaincu. Shizuru, est-ce que tout va bien ?

Nakajima était perspicace et l’attention qu’elle lui portait la toucha. Shizuru ne songea même pas à se cacher derrière un autre mensonge.

- L’année précédente a été difficile. J’avais besoin de changer d’air…

- Au point de revenir dans cette ville ?

Nakajima était abasourdie. Elle connaissait Shizuru depuis des années et savait tout de sa situation. Elle n’imaginait rien qui soit assez grave pour la faire revenir ici, du moins pas aussi tôt, et certainement pas pour y entamer des études longues !
Elle avait promis au père de Kenjiro de garder un œil sur elle, peu de temps avant qu’il ne se fasse tuer : ils étaient des amis de longue date et même si elle ne voyait plus Shizuru en tant que patiente à l’époque, elle avait gardé un certain lien avec elle par l’intermédiaire de son oncle.

- Je pensais que ça me changerait les idées, fit évasivement la jeune fille qui lui faisait face.

- ça ne te ressemble pas, observa Nakajima.

C’était elle qui l’avait convaincue de quitter Kyoto et fait le nécessaire pour qu’elle puisse aller à Fuuka, persuadée que Shizuru avait besoin de rompre une bonne fois pour toutes avec le lot de tragédies qui la liait à la ville et prendre un nouveau départ. Les nouvelles qu’elles avaient échangées depuis l’avaient conforté dans l’idée que cette décision avait été la bonne. Jusqu’à maintenant.

- Nos discussions se sont faites de plus en plus rares, ces derniers mois. Que s’est-il passé, à Fuuka ?

Shizuru secoua la tête et, pour la première fois, Nakajima vit un éclair de désespoir perturber l’expression tranquille de sa protégée. Elle avait vu ce genre d’attitude chez des dizaines de patients : des gens tellement perdus qu’ils préféraient revivre les problèmes d’autrefois plutôt que d’affronter ceux qui se posaient dans l’immédiat. Pour qu’elle choisisse de se replonger dans l’univers complexe et malsain de Kyoto en espérant noyer sa détresse, ce qui lui était arrivé à Fuuka avait dû l’anéantir, estima Nakajima avec une inquiétude ravivée.

- Je ne veux pas en parler, dit-elle simplement. Un autre jour, c’est promis. J’ai besoin d’un peu de temps.

Nakajima n’insista pas. Aux regards que lançait Shizuru autour d’elle, la jeune fille mourrait d’envie de mettre fin à cette discussion.

- Je vais devoir y aller, il se fait tard, annonça-t-elle finalement en se levant.

- Tu ne veux pas rester dîner, ce soir ? demanda Nakajima tout en connaissant déjà sa réponse.

- Merci, mais j’ai beaucoup de travail à finir pour demain et des amis m’attendent pour qu’on s’y mette ensemble. Nouilles instantanées sur fond de révisions, ça s’annonce trépidant.

Pas totalement dupe, Nakajima esquissa un petit sourire en la voyant grimacer pour appuyer sa remarque. Shizuru la supplia mentalement, en annonçant cette semi-vérité, de ne pas poser la moindre question qui l’oblige à mentir une fois de plus. Nakajima était peut-être la seule personne devant laquelle elle était incapable de conserver son air impassible dans ce genre de cas.
Elle quitta l’appartement de la psychiatre, un goût amer dans la bouche, écœurée par sa propre faiblesse et hantée par le souvenir d’une paire d’yeux d’un vert éclatant.

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La vie au sein du Fujino-kai était étouffante. Par bonheur, Ryushi avait d’autres préoccupations en tête et la laissait en paix la plupart du temps. À défaut d’expéditions dans les bas-fonds de Kyoto, on l’avait donc assigné au tri d’une pile de paperasserie aussi vertigineuse qu’obscure, qui détaillait les dernières opérations financières d’un sarakin rattaché au groupe. L’homme était soupçonné de se tailler une part de bénéfice qui dépassait largement ce qui était convenu et Shizuru devait reconnaître que, même s’il n’était naturellement pas d’une honnêteté sans faille vis-à-vis de ses clients, il déployait au moins le même zèle pour brouiller les pistes aux yeux des yakuza qui l’employaient. Inutile de préciser que le Fujino-kai n’appréciait pas du tout l’intention.

La jeune fille désespérait d’apprendre quelque chose de concret sur les Gurentai mais la chance lui sourit pourtant au détour d’un couloir, sous la forme d’exclamations indignées qui fusaient d’une salle de réunion à la porte entrouverte :

- Ça sent le traquenard à plein nez ! organiser une rencontre pour décider du partage de la ville, non mais ils se prennent pour qui ? Il y a un an, on ne connaissait même pas leurs noms !

- On ne peut pas ignorer un affront pareil !

- Du calme, trancha la voix posée de Kenjiro. Ils ne vont pas s’en tirer comme ça. Traquenard ou pas, ce ne sont que des salles gosses. Une bonne fessée, et on n'en parle plus. Ryushi, tu prends cinq shatei avec toi ce soir et tu règles l’affaire. Pas de blessés, pas d’éclats…contente-toi de les impressionner. On connaît bien le coin, déploie quelques gars à des endroits stratégiques et on évitera toute mauvaise surprise s’ils sont assez stupides pour tenter une embuscade.

Shizuru retourna dans son bureau avec le sentiment d’avoir enfin une piste.

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Il était minuit passé lorsque Ryushi, flanqué d’une demi-douzaine de yakuza en costume, quitta le siège du Fujino-kai. Shizuru l’attendait depuis une bonne heure, confortablement installée sur la banquette arrière d’un taxi qu’elle avait réquisitionnée pour l’occasion. Le conducteur s’était montré étonnamment conciliant quand elle avait rajouté un généreux pourboire au tarif qu’il annonçait. Shizuru se réjouissait d’avance en imaginant la tête de l’inspecteur Nagoshi quand il recevrait la note.

- Ce sont eux, suivez-les !

- C’est pas un peu louche cette histoire ? s’inquiéta le conducteur en démarrant.

- Si, justement ! vous voyez le grand costaud en tête du groupe ? Il sort avec ma sœur…elle veut que je le surveille un peu, elle le trouve un peu trop absent, ces derniers temps ! il lui a dit qu’il avait une importante réunion qui finirait tard ce soir, mais je suis sûre que c’est encore un prétexte pour jouer au pachinko toute la nuit avec ses copains !

L’homme posa sur elle un regard effaré et Shizuru se fendit du sourire le plus fantasque qu’elle puisse esquisser. Il garda le silence alors qu’ils suivaient la Mercedes noire de Ryushi, probablement peu désireux d’en savoir davantage sur cette famille de fous.

La filature les conduisit dans un quartier un peu à l’écart du centre, complètement désert à cette heure. La Mercedes ralentit en arrivant au chantier d’une tour en construction et se gara sur un bout de parking.

- Continuez un peu et tournez à gauche, demanda Shizuru. Voilà. Je descends ici, merci pour la course !

L’homme prit l’argent qu’elle lui tendait, ouvrit la bouche pour dire quelque chose avant de hausser les épaules et démarrer sans demander son reste.

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Ryushi lançait autour de lui des regards suspicieux. Les shatei s’étaient dispersés pour sécuriser les lieux, le laissant seul en compagnie de Kohei au pied de la structure métallique d’une tour en construction.

- Vingt minutes qu’on attend. Soit ils se foutent de nous, soient ils se sont dégonflés.

- chut, écoute…on dirait qu’il y a quelqu’un…

On aurait dit un léger cliquetis métallique. Ryushi tendit l’oreille pour en déterminer l’origine, avec la désagréable impression d’être observé. Quelque chose venait de bouger dans l’ombre, il en aurait mis sa tête à couper. Sans même en avoir conscience, sa main avait disparu dans les plis de sa veste et s’était refermée sur la crosse de son revolver. Il y eut un souffle à ses côtés, et le bruit étouffé d’une cavalcade sur le sol en terre battue. Une masse d’air se déplaça derrière lui, trop imposante pour être celle d’un homme. Beaucoup trop imposante.

Il y eut un cri d’alarme et Ryushi eut à peine le temps de tourner la tête pour apercevoir du coin de l’œil une gueule démesurée ouverte sur une rangée de crocs. Un poids énorme s’abattit dans son dos comme un coup de massue. Ryushi roula sur le sol, le souffle coupé. Des années de combat l’obligèrent à garder les yeux ouverts alors que sa vision dansait. Il aperçut Kohei qui gisait à terre, inconscient. Un grondement irréel le pétrifia sur place, couché dans la poussière, et Ryushi sentit une terreur qu’il n’avait pas ressentie depuis des années s’insinuer dans ses veines. Le monstre était devant lui. Une masse de griffes et de crocs, au pelage sombre, plus grosse qu’un cheval. La créature agitait furieusement une gueule grande ouverte, béante comme une plaie, qui aurait pu le couper en deux d’un claquement de mâchoire.

Il aurait dû mourir, réalisa-t-il. Sans même avoir le temps d’esquisser un geste. Le monstre les avait simplement percutés, sans les mettre en pièces. Et alors que le vieux Yakuza se redressait avec lenteur, les yeux écarquillés, il aperçut sur le dos de la créature ce qui lui avait sauvé la vie.

Shizuru tira de toutes ses forces sur le câble en acier et l’Orphan rua comme un taureau furieux. Elle tint bon, les jambes serrées autour de ses flancs comme si elle domptait un mustang. Un grognement rauque s’éleva dans l’air alors que la créature suffoquait, étranglé par le filin passé autour de sa gorge. L’Orphan s’arc-bouta. Ses pattes battaient l’air avec une rage aveugle. Le câble lui déchira les paumes, mais Shizuru ne broncha pas. Fou de douleur, le monstre bondit en avant et se jeta de tout son poids contre un mur. Les briques explosèrent en une pluie de débris. Leste comme un chat, Shizuru se réceptionna quelques mètres plus loin. Un battement de cœur plus tard et elle serait morte écrasée. En un éclair, elle prit conscience de la forme inconsciente de Kohei à deux pas d’elle, de la silhouette immobile de Ryushi et de son arme jetée à terre. Elle vit l’Orphan se redresser, ombre gigantesque perdue au milieu d’un nuage de poussière. La créature s’élança. Shizuru plongea en avant. Ses doigts effleurèrent le métal du revolver et elle se redressa de toute sa hauteur.

Avec un sang-froid implacable, Shizuru pressa la détente et la balle se logea au fond de la gueule grande ouverte, une fraction de seconde avant que les mâchoires d’acier ne lui emportent un bras.
L’Orphan bascula en arrière et le silence se fit.

- Bonsoir, Ryushi-san, fit Shizuru avec un grand sourire.

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- Nagoshi-san, il va me falloir quelques explications.

- Fujino, ravie d’avoir de vos nouvelles, je me demandais si vous étiez toujours en vie.

Shizuru pinça les lèvres et dut faire appel à toute sa maîtrise pour se retenir d’insulter son interlocuteur avant de balancer son téléphone par la fenêtre.

- A l’occasion, vous regarderez si vous n’avez pas dans vos fiches un certain « Jinta- le-dingue », un illuminé qui se promène avec un katana. Un lieutenant des Gurentai, visiblement. Il a passé un shatei du Fujino-kai à tabac, avant de lui trancher la main en transmettant ses amitiés à l’Oyabun.

- Charmant. Je vais voir ce que j’ai à ce sujet.

Ils avaient retrouvé le malheureux dans un sale état, à l’autre bout du chantier.

- Si vous êtes en panne d’inspiration, je vous conseille d’aller jeter un coup d’œil sur le parcourt économique d’une société connue sous le nom de « Searrs ». Vous connaissez, peut-être ? Oh, mais je suis bête, bien sûr que vous connaissez…

Shizuru était dans un tel état de rage que, pour une fois, elle ne tenta même pas de réfréner son cynisme. Silence à l’autre bout du fil.

- Vous comptiez attendre combien de temps avant de m’annoncer que la Searrs avait coulé, et que vos gentils supérieurs avaient laissé une bande de voyous mettre la main dessus pour une bouchée de pain ?

- Rien ne prouve que…

- La prochaine fois, c’est promis, j’essaierai de ne pas achever l’Orphan pour que vous puissiez le prendre sur le fait, en train de se balader dans les rues Kyoto, rétorqua froidement Shizuru.

Nagoshi ne répondit rien. La jeune femme se força à expirer calmement, comme si cela aurait suffit à expulser la colère qui l’habitait. L’année dernière, lui et ses supérieurs avaient laissé les Himes s’entredéchirer, parfaitement conscients des drames qui se nouaient pendant le Festival. Et ce soir, elle découvrait que les Gurentai avait fait main basse sur la Searrs, dans l’indifférence générale. C’en était trop.

- La société est basée aux États-Unis. Notre champ d’action était limité.

- J’ai un scoop, pour vous : la prochaine fois que ça se produit, demandez conseil aux Yakuza. J’ai le sentiment que ce détail ne leur a pas posé trop de problèmes. Qu’est-ce que vous attendez exactement de moi, Nagoshi ?

Plus question de croire qu’elle était simplement un pion à la solde des forces de police, dans cette affaire. Il y avait quelque chose d’autre derrière toute cette histoire, ça ne faisait aucun doute.

- Faite votre boulot, et tenez-nous au courant de ce qu’il se passe. Quand nous aurons assez d’informations, et que les Gurentai se seront mis toute la pègre à dos, nous pourrons agir facilement et mettre fin à cette histoire proprement. Vous avez d’autres questions ? À ce sujet, je…

Shizuru raccrocha sans autre forme de procès.
Elle avait accepté de jouer le jeu, prise en étau entre le poids que faisaient peser ses crimes passés sur sa conscience et l’odieuse menace d’une peine de mort, mais Nagoshi avait truqué les cartes.
D’un seul coup, sa fureur s’envola et la situation lui apparut avec une clarté limpide, alors que son esprit se concentrait sur les issues possibles avec une rigueur détachée. Soit, elle tiendrait son rôle de marionnette et se plierait aux exigences de l’inspecteur. En explorant quelques pistes, Shizuru était prête à parier qu’elle trouverait de quoi faire pencher la balance en sa faveur et, ce jour-là, Nagoshi regretterait d’avoir fait appel à elle.

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