Guren
Merci à Briseglace AKA Brindacier pour la relecture et les conseils qui allaient avec, enjoy ^^
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Oyabun ou Kaichou ou Kumicho: Signifient « parent », « chef » ou « chef de clan ». Comme la traduction l’indique, il s’agit du titre décerné à la personne la plus haut placée dans un clan yakuza. « Clan » est employé au sens large : les membres d’un même clan ne sont pas forcément liés par le sang, bien que tous les titres yakuza aient une forte connotation familiale.
Kyodaï : Les « grands frères ». Sorte de lieutenant dans la hiérarchie des yakuza, ils constituent un rang intermédiaire avec les échelons inférieurs (constitués par les Shateï, « petits frères »).
Sarakin : Usurier. Ils sont une alternative aux banques, qui prêtent assez peu aux particuliers et petites entreprises. Beaucoup de sarakin sont (ou étaient) suspectés d’entretenir des liens avec des yakuza, et leurs méthodes ne sont pas toujours très morales…
Pachinko: Jeu typiquement japonais, qui ressemble vaguement au flipper. Réputé pour être un véritable gouffre financier pour les accrocs aux jeux, et également le terrain de chasse des yakuza.
Combini : superette à la japonaise, ouvert 24/24h.
Yubitsume : signe de manquement aux devoirs, de trahisons ou de fautes. Afin de se faire pardonner par son chef, le kumicho, le yakuza s’amputera d’une phalange. Si le yakuza renouvelle ses fautes, c’est au tour des autres doigts de subir une ablation. Tradition qui tend à disparaitre, pour des raisons de discrétion.
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Shizuru sentait l’élancement désagréable d’une migraine menacer ses tempes. Le vidéoprojecteur étalait des graphiques filiformes sur un immense écran dont la blancheur insoutenable était l’une des rares sources de lumière de la petite salle de réunion. Il faisait une chaleur étouffante et le vrombissement des appareils commençait à lui porter sur les nerfs. Le fait qu’une douzaine des yakuza les plus influents du Fujino-kai la détaille des pieds à la tête avec des expressions qui allaient du scepticisme distant au mépris non dissimulé ne l’aidait sûrement pas à se sentir à l’aise.
- Je comprends que ce que j’ai pu vous rapporter puisse être difficile à avaler. Mais ce que j’ai à vous apprendre sur Asward est bien plus important que tout ceci. Allons directement au fait.
- Difficile à avaler ? Ricana l’un d’eux. Un délire de dégénéré oui ! Tu t’es réveillée un matin avec suffisamment de force pour casser un arbre en deux et tu voudrais qu’on passe là-dessus sans s’appesantir sur le sujet ? Désolé mais je ne marche pas !
- Un arbre, tout de même, vous exagérez…
- La ferme !
Shizuru ne cilla pas et se contenta d’esquisser un sourire faussement désolé.
Elle n’avait pas pris le temps d’échafauder une explication digne de ce nom lorsqu’elle était intervenue pour sauver la vie de Ryushi. Prise de court, elle avait préféré servir aux yakuza une version allégée du Festival, qui prenait fin avec la destruction inexpliquée de l’Artemis et où les Childs, le rituel des HiMES et tout ce qui côtoyait de trop près le surnaturel n’existait pas. L’histoire restait encore bien trop invraisemblable pour les membres du Fujino-kai et Shizuru commençait à regretter d’avoir sauvé la mise à Ryushi. Ce dernier la tenait à l’œil depuis le début de la réunion, les traits figés en une expression indéchiffrable. Elle reprit, bien décidée à faire avancer le débat malgré tout:
- Asward et la Searrs ne sont qu’une seule et même société, c’est une certitude désormais et…
- Arrête ton baratin, on s’en fout de ça.
- J’en suis navrée, Adachi-san mais je n’ai pas d’autres réponses, soupira-t-elle d’un air ennuyé. Asward, en revanche, aura peut-être des explications plus scientifiques pour expliquer mes excellentes capacités physiques. Ça me semble plus judicieux d’aller chercher l’information à la source plutôt que de m’entendre répéter les mêmes faits en boucle, n’est-ce pas ?
- Ouais, ça fait trois heures qu’on tourne en rond, je suis pour !
- La société ne manque donc pas de moyens, reprit Shizuru en sautant sur l’occasion. De plus…
- Aussi tarée que sa mère…
À l’autre bout de la table, le menton reposant sur ses mains jointes, Kenjiro haussa un sourcil avec élégance.
- J’aimerais que l’on parle de ma tante en d’autres termes, si possible, annonça-t-il en se calant lentement au fond de son fauteuil de Kumicho.
Le sourire qu’il arborait était poli, le ton plus glacial qu’un vent polaire. Les yeux plissés, on aurait dit un félin que l’on vient de tirer de la sieste. Certains ont perdu des phalanges pour moins que ça, fit-il remarquer l’air de rien.
Dans le silence qui accueillit sa tirade, le ronronnement du vidéoprojecteur se fit assourdissant.
- Comme on peut le voir, Asward est loin d’être aussi ruinée que ce que l’on pouvait se l’imaginer après qu’ils aient déclaré être en faillite, reprit Shizuru, magnanime.
L’air désinvolte qu’elle s’efforçait de maintenir depuis près de trois heures lui parut soudain moins difficile à conserver.
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Dès lors, les réunions se succédèrent au Fujino-kai. À l’université, les cours suivaient leur rythme habituel, un rythme qui n’était pas compatible avec celui d’une vie de yakuza à l’aube d’une guerre de clan. Pour Shizuru commença une farandole sans fin où yakuza en costumes, notes de cours et professeurs grincheux se succédaient à un rythme effréné. Les rares moments où elle parvenait à prendre un peu de recul, elle se serait crue dans le casting d’un metteur en scène dément, occupé à tourner deux films à la fois. C’était à devenir fou.
- La Searrs possédait des laboratoires de recherche. Probablement ce que l’on peut espérer de mieux en tant que scientifique et industriel.
- Quels domaines ?
- Robotique…génétique…aérospatial…armement, énonça Shizuru, de mémoire. Probablement des cadors en espionnage industriel. Ils devaient sous-traiter une bonne partie de leur activité, c’est évident. Mais au final, ils avaient des moyens colossaux dans des secteurs de pointe.
- Et un holding de compétition. D’autres choses ?
- Oui, et pas des moindres. Une armée privée.
- Rien que ça !
- Ses membres ont probablement été licenciés quand la société a fait faillite…mais à tous les coups ils ont gardé l’équipement…
Au tableau, un professeur déclamait son cours en remontant régulièrement ses lunettes sur son nez :
- Les équations ci-dessus traduisent mathématiquement une réalité physique, l’onde électromagnétique, c’est-à-dire un champ électrique et un champ magnétique associés, se propageant dans l’espace et variant dans le temps...
Dans la chambre d’à côté, Hideki jouait une version solo de « Fantasy » de Shubert...
- Il y a une soirée à l’Intrepid Fox ce soir, ça te dit de venir ? Proposa Seiko en passant la tête au-dessus du traité de thermodynamique qu’elle étudiait…
Un petit projectile blanc explosa à quelques centimètres de sa tête qui reposait sur une feuille de cours. Des morceaux de craie avaient atterri dans ses cheveux :
- Mademoiselle, pas de sieste en cours !...
Ryushi déposa une nouvelle liasse de papiers devant lui :
- Les Gurentai se sont officiellement approprié la Searrs l’année dernière, alors qu’elle déposait le bilan, exposa-t-il. Ils se sont introduits dans le capital boursier, ont fait pression sur les conseils d’administration, bloqué les décisions importantes en utilisant une série de chantages bien rodée… de fil en aiguille, ils ont fait s’écrouler le cours de la société et on finit par tout racheter pour une misère. Du vampirisme classique comme on en voit tous les jours. Et comme le siège principal était aux USA, ces ricains n’ont rien vu venir ! Leur filiale japonaise leur est passée sous le nez avant qu’ils n’aient compris ce qui leur tombait dessus.
- Sauf qu’on parle d’une société colossale et d’un groupe de petites frappes, fit remarquer Kenjiro. Ils les ont sortis d’où, leurs yens, pour faire leur entrée dans le groupe ?
- Grand mystère…
Un autre professeur, jeune et arrogant :
- Sauf que le système est adiabatique et donc le transfert thermique est…est ? Nul ! Oui ! Aussi nul que vous tous, d’ailleurs ! Pour le reste, la solution est triviale, on passe. Vous me jetterez un coup d’œil au reste des exercices, on en corrigera quelques-uns demain…
Kenji esquissa un sourire carnassier :
- Rien ne nous empêche de jouer leur propre jeu. S’ils veulent du vampirisme à la japonaise, ils vont être servis !
- Je propose un peu de harcèlement, pour compléter.
- Excellente idée, Ryushi. Salles de pachinko, terrains de golf…regarde dans quels domaines on peut les attaquer. Aucune raison qu’on se limite à l’aspect purement économico-industriel.
- Et s’ils s’énervent ?
- Qu’ils s’énervent un peu trop et ça sera tout l’Aizukotetsu-kai qui leur tombera dessus, pas seulement nous ! J’ai hâte de voir ça…
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Posé en équilibre sur une table de nuit qui disparaissait sous une pile de paperasse, le réveil de Hideki indiquait 0h48, bien que Shizuru ait des doutes sur le premier chiffre dont seule une partie était visible, masqué par un bout de partition écorné. Il était peut-être deux heures passées, après tout.
Le jeune pianiste avait débarqué dans sa chambre en début de soirée en déclarant qu’il cherchait du renfort pour résoudre un problème de physique particulièrement retors. Il avait disparu pour aller chercher Seiko et depuis, sa chambre était devenu un quartier général pour physiciens en perte de motivation. Petit à petit, un délicieux climat de détachement presque insouciant avait pris le relais et théorèmes et équations avaient été soigneusement mis de côté.
Seiko somnolait sur une chaise de bureau alors que Hideki était debout sur son lit, surexcité, en mimant l’une de leur professeur au tableau avec une voix chevrotante.
Son enthousiasme était communicatif et Shizuru riait aux éclats. C’était l’un des rares soirs où elle ne se consacrait ni à ses études, ni au Fujino-kai, et malgré tout ce qui pesait sur elle, elle se sentait aussi euphorique que si elle avait bu. Peut-être était-ce justement à cause de tout ce qui pesait sur elle, s’interrogea-t-elle brièvement en étouffant un gloussement de rire qui était à des années-lumière de son image de responsable du conseil des élèves à Fuuka.
- Shizuru, tu es encore rentrée à pas d’heure hier soir, qu’est-ce que tu faisais dehors, coquinette ? demanda Hideki en la menaçant avec une vieille copie de chimie roulée en cornet.
« Coquinette ». Voilà un surnom qui aurait déclenché un tsunami d’indignation si le jeune homme l’avait prononcé devant son ancien fan-club, s’amusa Shizuru en plissant les yeux.
- J’étais en boîte, déclara-t-elle, royale.
C’était la vérité la plus pure. En sortant de la dernière réunion, elle avait croisé un shatei qui ratissait les couloirs en quête de renforts pour une basse besogne : faire une descente en discothèque et écharper des dealers qui sévissaient là-bas sans verser le moindre tribut au clan. Il avait embarqué Shizuru avec deux volontaires pour régler l’affaire. L’un des dealers d’hier soir n’était pas plus vieux qu’elle. Avec son teint cireux et ses yeux hagards, il était encore plus camé que ses clients potentiels. Pauvre type, songea-t-elle avec pitié.
- C’est ça ouais, et ma grand-mère elle fait du skate. N’empêche. Ne le prends pas mal, mais tu as une mine épouvantable. Tu devrais renégocier tes horaires avec ton employeur, pour ton baito.
- Les temps sont durs. Je ne vais pas faire la difficile. Le travail paye bien.
- Encore heureux ! Je connais pas des masses de filles qui accepteraient de bosser une partie de la nuit dans un combini en étudiant comme une tarée pendant la journée !
Shizuru resta silencieuse et haussa doucement les épaules, fataliste. Encore un mensonge. Elle s’était créé l’excuse d’un petit boulot pour justifier à ses amis tous les soirs où elle devait quitter la résidence. Comme une araignée, Shizuru avait tissé autour d’elle une toile d’histoires et de semi-vérités qui se faisait de plus en plus dense. Elle se sentit soudain très fatiguée.
- Je ne connais pas « des masses de filles » qui ont comme voisin de palier une tête de promo qui soit toujours prêt à venir lever le voile sur un cours d’algèbre trop obscur, sourit-elle en reprenant ses mots. Sans toi et Seiko, je ne m’en sortirai probablement pas aussi bien en cours.
En vérité, elle aurait déjà coulé depuis longtemps.
- Âneries. Si tu bossais autant que nous, c’est nous qui demanderions ton aide ! Et Seiko serait déjà devenue folle. Tu sais qu’elle déteste notre façon de travailler à tous les deux. Je te remercie de faire en sorte que ça le limite au minimum syndical.
Shizuru soupesa ses paroles d’un air amusé. Seiko, avec l’hyperactivité qui la caractérisait, avait pour habitude de noircir des pages entières pour réfléchir à un problème. Hideki et elle s’installaient sereinement devant l’énoncé, méditaient intensément sans bouger un muscle et écrivaient la solution d’une traite après des périodes de réflexions immobiles qui pouvaient s’étaler sur plus d’une heure s’il le fallait. Seiko trouvait ça incroyablement agaçant et tout simplement insupportable.
- Je suis sérieux. Tu as vraiment l’air fatiguée. Si ça continue comme ça, tu ne vas jamais arriver en vie aux examens.
Elle dormait peu. Les quelques heures de sommeil qu’elle parvenait à grappiller étaient hachées par l’angoisse. Chacune des réunions du Fujino-kai l’obligeait à fouiller dans ses souvenirs, à l’affût du moindre détail qui pourrait donner des informations sur la Searrs…Asward… peu importe leur nom, après tout. C’était une période trop confuse pour qu’elle puisse y réfléchir de façon rationnelle : songer à la société l’amenait invariablement à penser au reste du Festival, à sa solitude, sa douleur et sa folie. Les spectres en avaient profité pour ressusciter dans le moindre de ses rêves. C’était terrifiant.
- Merci de t’en soucier, fit Shizuru avec reconnaissance. J’y penserai. Si tout va bien, je devrais pouvoir travailler un peu moins d’ici la fin de l’année.
- Tant mieux, alors.
Seiko marmonna quelque chose d’inintelligible dans son sommeil et Hideki sifflota doucement alors que sa petite chaîne hi-fi entonnait Wind of Changes.
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Un soir, elle reçut un appel de Natsuki.
Shizuru rentrait tout juste du Fujino-kai. Ce jour-là, Kenjiro lui avait annoncé qu’ils avaient découvert que la Searrs avait subi l’année dernière une rude concurrence d’une obscure société que l’on désignait comme le First District. Il lui avait demandé ce qu’elle en pensait. Shizuru avait menti, comme d’habitude. Comment aurait-elle pu expliquer à son cousin que le First District avait été réduit en cendre et chacun de ses membres assassiné, par ses soins ? Le reflet que lui renvoya son miroir ce soir-là était celui d’une fille aux traits tirés, pâle comme la mort. Un jour, Kenji allait découvrir ce qu’il s’était produit, et alors…Kami, elle ne voulait pas envisager cette possibilité !
C’est à ce moment que son téléphone se mit à sonner, et que Shizuru répondit, le cœur au bord des lèvres. Elle s’était persuadée que Natsuki ne chercherait pas à la joindre et elle n’avait jamais pris le temps de réfléchir à ce qu’elle pourrait lui raconter si ça devait se produire. En vérité, Shizuru ne voulait pas lui parler : la solitaire n’était que l’un de ces spectres du Festival, une de ces images qui la faisaient tant souffrir. Et pourtant, elle décrocha :
La voix de Natsuki résonna à son oreille et elle se remémora les cris de ses victimes. Son cœur s’emballa. En l’entendant, si peu sûre d’elle, elle se l’imagina les épaules voutées par la douleur et la peur devant la maison où elle l’avait soignée, le soir fatidique où elle avait perdu la raison. Natsuki lui posa une question, maladroitement, et Shizuru pouvait visualiser son air incertain comme si elle se tenait devant elle, remettant nerveusement une mèche de cheveux en place. Ces mèches sombres dans lesquelles elle avait brûlé de laisser courir ses doigts. Elle en eut les larmes aux yeux. En l’écoutant évoquer sa vie insouciante à Fuuka, où son petit monde tournait autour d’Alyssa et des problèmes d’une vie banale…Shizuru eut envie de hurler.
Sa vie à elle était un ignoble sac d’intrigues et de mensonges. Un univers violent, où elle se perdait petit à petit, en se créant des identités chacune plus éloignée de la réalité, de ce qu’elle ressentait.
Un monde peuplé de prostitués exploitées pour une misère et traitées comme du bétail, de drogués aux visages ravagés, de familles ruinées par des sarakin sans scrupules, de graphes impersonnels qui annonçaient froidement que des centaines d’armes étaient envoyées à travers le monde pour tuer des inconnus. Natsuki eut un petit rire en parlant d’Alyssa, un rire ! et Shizuru sentit sa gorge se nouer.
Sa vie était un ignoble sac d’intrigues et de mensonges, mais ce que lui inspirait Natsuki Kuga était trop vertigineux pour qu’elle puisse déterminer ce que c’était. Elle ne voulait pas le savoir.
La jeune fille ferma les yeux et endossa une autre personnalité. La solitaire la salua d’un ton un peu déçu avant de raccrocher.
Shizuru lança son téléphone à travers la pièce, effondrée.
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Asahi Nakajima quittait son cabinet de consultation lorsqu’elle constata qu’une personne se trouvait encore dans la salle d’attente. Shizuru se leva pour la saluer et elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Sa protégée pouvait tenter de la bluffer tant qu’elle voulait avec son imperturbable sourire, elle n’était pas dupe. En vérité, la psychiatre était persuadée que la plupart du temps, Shizuru n’avait même plus conscience qu’elle affichait cette expression.
- Bonsoir, désolée de passer si tard, mais j’aurais besoin de vous parler un instant.
- Bonsoir, Shizuru. Je t’en prie, tu sais que tu peux venir quand tu veux. Viens, passons chez moi, on sera plus tranquilles.
La jeune fille s’installa dans un petit fauteuil à l’autre bout du salon. En rangeant sa sacoche et en allumant quelques lampes, Nakajima l’observa du coin de l’œil : son regard était terne, creusé par des cernes et elle se demanda à quand remontait sa dernière vraie nuit de sommeil.
- Je m’excuse encore, j’aurais dû appeler pour vous prévenir.
- Tu ne me déranges pas, assura-t-elle en prenant place en face d’elle. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
- C’est assez gênant à expliquer, avoua sa protégée. En fait, il me faudrait un avis médical. Je dors très mal depuis quelque temps et j’ai de plus en plus de difficultés à tenir le rythme. Il y a beaucoup de travail prévu pour les jours à venir et…pourriez-vous faire quelque chose pour moi, de ce côté ? J’en ai parlé à l’infirmerie de l’université et on m’a conseillé d’en discuter avec un médecin.
Shizuru cligna des yeux d’un air las.
- J’ai honte de profiter de la situation pour vous soutirer une consultation en dehors de vos horaires de travail. Mais telles que sont parties les choses, j’ai peur de mal finir la semaine si rien ne change, fit-elle avec un sourire désolé.
- Je peux te prescrire un anxiolytique ou un somnifère léger, s’il le faut, annonça prudemment son ancienne tutrice. Même si je te trouve un peu jeune pour passer par ça. Si on doit aller jusque-là, sache que ce sera une solution exceptionnelle.
- Mais ?
- Mais je ne peux pas te laisser partir de chez moi avec une boite de médicaments en poche sans savoir ce qu’il se passe.
Pour que Shizuru vienne la voir avec une telle requête, elle devait être au bout du rouleau. La jeune fille se redressa. Elle ne pouvait pas se voiler la face et faire comme si elle ne s’attendait pas à être questionnée par Nakajima. Elle choisit soigneusement ses mots pour pouvoir s’en tenir à la réalité :
- Je ne suis pas dans une bonne période, en ce moment. Il y a beaucoup de travail à l’Université. J’ai aussi un travail à gérer à côté qui occupe toutes mes soirées.
Elle leva une main en signe d’impuissance.
- Je ne suis peut-être pas aussi blindée contre le stress que je ne l’aurai cru.
- Toi, Shizuru ? Tu as supporté une pression incroyable quand tu étais enfant. Et en partant à Fuuka, la première chose que tu as faite, c’est intégrer le Conseil des Etudiants et gérer toutes les missions qui demandaient du self-control.
- Tout ça, c’était avant que je ne revienne à Kyoto.
Shizuru eut un rire sans joie.
- Je crains que me retrouver ici m’ait rendu un peu…fragile, concéda-t-elle.
C’était insupportable. L’idée de prononcer le moindre mensonge la révulsait. Shizuru mesurait ses paroles, consciente qu’il suffisait d’un instant de faiblesse pour qu’elle ne dévoile la vérité.
- J’ai l’impression que…à chaque fois que je cherche à remettre ma vie en état…, la situation se complique davantage.
Elle avait du mal à respirer. La jeune fille se leva lentement, parce qu’elle allait exploser si elle ne trouvait pas quelque chose à faire, et commença à arpenter la pièce. Elle aurait voulu que Nakajima dise quelque chose mais la psychiatre gardait un silence attentif.
- Ma naissance est une erreur et j’ai passé mon enfance à l’accepter. Pendant toutes mes années lycéennes, je me suis bercée d’illusions en courant après des fantômes. Maintenant…
Shizuru s’interrompit, haïssant le ton plaintif qui perçait dans sa voix. Elle n’était pas venue ici pour s’apitoyer sur son sort. Ce n’était pas dans ses habitudes.
- Maintenant ? L’encouragea Nakajima d’un ton neutre.
Shizuru s’était détournée et ne pouvait pas voir son visage.
- Je ne sais plus du tout où j’en suis, acheva-t-elle.
- Tu ne m’en dis pas assez pour que je puisse t’aider à y voir plus clair.
Le regard de Shizuru était hanté, fixé devant elle sur une scène qu’elle seule pouvait voir. Elle secoua la tête avec son sourire habituel. Parlait-elle à la psychiatre ou à son ancienne tutrice, à cet instant précis ?
- Tout est compliqué. Je me suis perdue et je ne sais plus…où commencent mes mensonges et où commence la réalité. Je ne sais même plus ce que je ressens. Je m’excuse, la fatigue me rend…mélancolique, je crois, articula-t-elle en essayant de garder sa contenance.
Ma tutrice, décida-t-elle. Pas le médecin.
Sa gorge la brûlait à l’en étouffer. Cette femme était la seule personne à qui Shizuru se soit jamais confiée avec franchise. Nakajima lui avait sauvé la vie auparavant et quand sa protégée n’avait plus eu besoin de ses consultations, elle avait continué de la soutenir au fil des ans, avec la dévotion d’une mère.
- A Fuuka, je savais qu’il y avait certaines choses que je ne pourrais jamais obtenir mais inconsciemment j’espérais…que ça puisse rester possible. Le jour où l’on m’a mise face à la réalité, la situation a basculé. Puis tout ce que je désirais m’est devenu insupportable. Je ne devrais m’en prendre qu’à moi-même mais j’ai tant fait…qu’au fond de moi, je crois que j’espérais recevoir quelque chose en échange, malgré tout.
Elle aurait tout fait pour un regard de Natsuki. Tout. C’était stupide et elle le savait. L’histoire s’était achevée de la façon la plus prévisible qui soit : elle avait fini plus seule que jamais, vidée de tous ses rêves. La solitaire lui avait ôté jusqu’au luxe de se bercer d’illusions. Comme elle lui en avait voulu.
- Je ne sais pas pourquoi je parle de tout ça. La fatigue…J’ai voulu tout oublier en revenant ici. Je croyais y être arrivée. Mais depuis quelques jours, je ne peux plus passer une heure sans que l’on ne me fasse repenser…à ce qu’il s’est passé. Je n’en peux plus, confia-t-elle d’un ton égal.
- Qu’est-il arrivé, à Fuuka ?
C’était la première question que formulait Nakajima. La seule qui importait.
- J’ai…j’ai fait des choses affreuses. Des choses que je n’aurais jamais crues possibles. Des crimes…terribles…Je n’étais pas moi-même.
Elle eut un autre rire, bref et tourmenté.
- Je n’ai jamais été moi-même, après tout. Kami, comment tout cela a-t-il pu se produire ? murmura-t-elle.
Au final, rien n’avait changé. Après avoir massacré le First District, elle épaulait des yakuza dans leur monde abject.
- Je ne peux pas en parler. C’est une histoire folle. Et j’ai créé tant de mensonges…qu’ils sont en train de m’étouffer.
Et la justice japonaise qui lui offrait la rédemption à condition qu’elle se salisse encore les mains ! Qu’avait-elle à faire de ce genre de pardon ?
- S’il vous plait, ne me demandez pas de vous en parler. Je ne peux pas. C’est…impardonnable et au-dessus de mes forces. Et je ne veux pas vous mentir, pas à vous…Excusez-moi.
La jeune fille quitta le salon avec le peu de dignité qu’il lui restait. Elle se sentait sur le point de s’effondrer.
Arrivée dans la cuisine, elle fondit en larmes. Shizuru étouffa un sanglot dans ses mains et ferma les yeux, aussi fort qu’elle le pouvait.
Elle sentit la main de Nakajima se poser sur son épaule et elle se mordit le poing jusqu’au sang pour retenir ses pleurs. Elle se sentait vaciller.
- C’est bon Shizuru, c’est bon…
La psychiatre écarta sa main et ses bras se refermèrent autour de sa protégée. Shizuru se laissa aller contre elle et une longue plainte douloureuse franchit ses lèvres. Elle tremblait si fort que, sans Nakajima, ses jambes se seraient dérobées.
Elle murmura quelques mots que Shizuru ne pouvait pas percevoir. Les sons étaient distants, assourdis, comme si elle se trouvait sous l’eau.
La jeune fille hocha faiblement la tête, dans le creux de son épaule, sans savoir ce que son ancienne tutrice lui disait, et s’agrippa à elle comme si elle craignait qu’elle ne disparaisse. L’étreinte se resserra autour d’elle, apaisante, rassurante.
Oui, demain matin, tout irait mieux. Demain elle emprunterait une de ses multiples identités, sans flancher une minute. Elle finirait sa mission et tout rentrerait dans l’ordre. Les spectres disparaitraient. Mais ce soir, elle n’avait pas besoin de se faire passer pour ce qu’elle n’était pas. Alors, Shizuru laissa tomber son masque et pleura toutes les larmes de son corps.
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Quelques jours plus tard, l’occasion d’attaquer les Gurentai se présenta enfin. Kohei entra tout essoufflé dans le bureau de Kenjiro qui était en pleine discussion avec son second. Shizuru était sur ses talons.
- Il y a une assemblée générale du conseil d’administration de l’une de leurs entreprises en fin de semaine, annonça-t-il avec enthousiasme. On tombe à pic, la réunion décidera de la poursuite d’un de leurs projets phares qui a pris du retard et devinez quoi ? Il y a des irrégularités majeures dans l’affaire : lacune dans la protection des ouvriers, couac écologique…on va s’amuser comme des petits fous !
- Excellente nouvelle ! On a investi dans assez d’actions pour s’assurer quelques billets d’entrée pour l’assemblée et faire tout capoter si l’envie nous prend, vérifia rapidement Kenji en pianotant à son ordinateur.
- Vu leurs méthodes, je parie trois phalanges qu’il y aura au moins une demi-douzaine de gorilles pour garder la porte de la salle de réunion et empêcher les trouble-fêtes d’entrer, fit remarquer Ryushi.
- On descendra en force. Si on met le paquet, on arrivera à poser une motion. Ils pourront aller se faire voir pour finir leur projet. Ça va leur coûter un max.
- Shizuru nous a trouvé une super porte d’entrée !
- Le chef de l’équipe de sécurité trompe sa femme depuis deux ans, expliqua-t-elle. Je suis sûre qu’il préfèrerait nous faire entrer par une porte de service plutôt que ça se sache dans son voisinage et sa famille.
Kenjiro éclata de rire.
- Tu as fait comment pour récupérer ce tuyau ?
- Je suis entrée en me faisant passer pour une stagiaire et j’ai passé une matinée à côté de la machine à café.
Son cousin lui jeta un regard pétillant.
- Je pense qu’on peut très raisonnablement mettre au point un plan d’action dès ce soir. Vous deux, fit-il en faisant pivoter son fauteuil face aux deux yakuza, je compte sur vous pour me sélectionner trois kyodai et une douzaine de shatei. Grandes-gueules et bagarreurs, si possible. Shizuru, reste ici, s’il te plait.
- C’est parti !
Kohei avait l’air d’un gamin à qui on vient de confier une boite de bonbons.
- J’ai quelque chose pour toi, annonça Kenjiro en se levant, une fois que ses hommes eurent quitté la salle.
Il ouvrit une des armoires massives qui meublait son bureau et en tira une longue poche plastifiée qui pendait au bout d’un cintre.
-Je suis persuadé que beaucoup de mes collaborateurs adoreraient te voir en jupe, mais j’ai pensé que tu serais plus à l’aise avec un pantalon. Surtout s’il doit y avoir une bagarre ou que l’on doit s’enfuir en courant.
Il exposa devant sa cousine un tailleur noir impeccable avec un sourire fier.
- L’uniforme des supérieurs du Fujino-kai. Si ça te convient, évidemment. Ce n’est que de la poudre aux yeux, mais ce sont les habits qui en imposent le plus. Je le gardais ici, au cas où une occasion se présenterait et que tu en ais besoin.
- Mon premier tailleur, je suis émue, sourit Shizuru.
- Je sais que tu n’aimes pas ce monde et ses codes, murmura son cousin sur un ton d’excuse. Mais c’est une façon supplémentaire d’assurer ton statut. Tu te débrouilles bien, soupira-t-il. Mieux que je ne l’aurais cru. C’est impressionnant, tu sais. Tu as la confiance de Kohei depuis que tu lui as sauvé la vie. Ryushi n’en dit pas un mot, mais tu as gagné son respect, ça ne fait aucun doute. Ça, c’est un exploit.
- J’en suis ravie. D’ici deux semaines, tu verras, on sera les meilleurs amis du monde et on ira faire la tournée des bars ensemble en sortant du boulot.
Kenjiro émit un petit rire en imaginant l’absurdité de la scène, avant de reprendre son sérieux.
- Ils se posent tous beaucoup de questions, tu sais. Sur toi, ta force, ces…orphans ? Je leur ai dit de laisser tomber. Tu ne m’avais pas l’air dans ton assiette, ces derniers temps.
- Merci. Je n’ai vraiment pas envie de m’appesantir encore sur le sujet devant eux.
Il opina.
- J’espère juste que ce que tu as pu vivre à Fuuka n’a pas été trop dur à supporter. Pour le reste…tu es toujours ma cousine, même si tu fais du rodéo sur des monstres de deux mètres de haut.
Fuuka avait été un enfer. Shizuru lui rendit un sourire tranquille.
Nakajima avait veillé sur elle tout le long du week-end où elle avait passé la plupart de son temps à dormir. La jeune fille ignorait dans quel état elle se trouverait à cet instant, si elle n’avait pas rendu visite à son ancienne tutrice pour y puiser un peu de réconfort et de soutien. Le repos avait rendu sa situation un peu plus supportable et même si les fantômes la guettaient encore dans ses rêves, elle était parvenue à reprendre les choses en main. Pour l’instant.
- Tu devrais essayer, c’est très amusant.
- Je n’en doute pas ! rit-il. Ce week-end, je t’invite au restaurant. Il faut qu’on discute un peu, ça me fait de la peine de te croiser tous les jours en tant que Kumicho. J’ai envie qu’on se retrouve juste entre cousins, sourit-il en lui tapotant l’épaule.
- Ça serait bien, sourit Shizuru.
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Le jour convenu vit débarquer une quinzaine de yakuza au bout de la rue où se dressait l’immeuble de Pharmacorp, honorable siège social d’une industrie pharmaceutique appartenant au groupe Asward.
Kenjiro en personne marchait en tête. Ryushi désapprouvait ce choix mais le jeune kumicho avait mis un point d’honneur à être présent pour cette opération.
Les environs étaient déserts. Liée comme elle l’était à la police, Shizuru avait appelé l’inspecteur Nagoshi la veille, pour le prévenir de ce qui allait se produire. Elle avait réussi à lui arracher la promesse de ne pas faire intervenir les autorités pendant l’heure qui suivait le début du conseil d’administration. Ça laissait une marge d’intervention confortable.
Comme convenu, la porte de service n’était pas verrouillée. Kenjiro poussa le battant de métal en adressant un clin d’œil à Shizuru et ils s’engouffrèrent dans le bâtiment.
Pharmacorp avait établi ses quartiers dans un immeuble agréable aux murs immaculés, régulièrement jalonné par de grandes plantes vertes. L’intérieur paraissait refait à neuf, on pouvait même sentir une odeur fugace de peinture fraîche provenant de quelques couloirs. Difficile de croire que le groupe avait eu des difficultés financières récemment, songea Shizuru. Ou alors, ils avaient vite remonté la pente.
Quelques agents de sécurité se trouvaient devant la salle de réunion.
- Menu fretin, on ne s’occupe pas d’eux, murmura Ryushi. De toute façon, ils n’ont rien à nous dire : nous sommes actionnaires et notre présence ici est légitime. En revanche, eux…
Il désigna une dizaine de voyous qui arpentaient le hall comme des lions en cage. Eux aussi étaient en costume noir. Leurs vestes étaient ouvertes ou volontairement déchirées. Pas de cravates autour des cols de leurs chemises déboutonnées, dévoilant un peu de peau tatouée à la base du cou. L’un d’eux était carrément torse nu et le tigre peint sur sa poitrine montrait les crocs d’un air sanguinaire entre les pans de sa veste.
- Légitime ou pas, si une tête ne leur revient pas, on ne passe pas. Tss…regarde-moi ces ploucs, marmonna-t-il. Quand je pense que les flics nous mettent tous dans le même panier… Au moins, ils n’ont pas ramené de bestioles pour les aider à garder la porte, cette fois-ci. Ils ne sont probablement pas armés. Ces comiques sont ici pour décourager ceux qui ne leur plaisent pas, pas tuer le premier venu.
- Il y en a certainement d’autres à l’intérieur, mais on devrait y arriver. Je crois qu’on va devoir entrer en force. Le premier qui arrive à poser la motion a gagné ? Proposa Kenjiro.
Les autres ne se le firent pas dire deux fois. Les hommes du Fujino-kai se ruèrent dans le hall et fondirent sur les Gurentai stupéfaits. Vociférations et jurons s’élevèrent dans l’air. En un instant, la grande salle silencieuse se mua en champs de bataille. De là où elle se trouvait, Shizuru vit Ryushi soulever un homme par le col et l’écraser contre un mur avec un rictus féroce. Dos à lui, Kenjiro distribuait ses coups de poing avec une telle énergie que sa cousine aurait parié qu’il s’amusait comme un petit fou. Les agents de sécurité, débordés, soufflaient hystériquement dans des sifflets argentés en essayant de séparer les combattants. La plupart se retrouvèrent étendus pour le compte en moins d’une minute.
Shizuru n’avait pas l’habitude de se jeter la tête la première dans un affrontement. La jeune fille n’avait aucune envie de se battre : si elle s’était écoutée, elle aurait laissé ces chiffonniers se taper dessus. Mais puisqu’elle n’avait pas le choix, la lance à incendie soigneusement enroulée sur son présentoir à l’angle d’un mur lui paraissait une solution bien plus expéditive au problème. Elle ouvrit la vanne d’un coup de pied et braqua le jet d’eau à pleine puissance sur deux Gurentai qui défendaient la porte en faisant tournoyer des matraques. La pression fut suffisamment forte pour leur faire perdre l’équilibre et ils se retrouvèrent étendus sur le sol en crachotant, trempés de la tête au pied.
Shizuru s’autorisa un sourire satisfait. Moins elle aurait à brutaliser de gens, yakuza ou pas, mieux elle se porterait.
Kenjiro profita de l’occasion pour ouvrir la porte à la volée et se rua dans la salle de réunion. Dans le hall, un Gurentai se jeta sur Shizuru. Le pistolet de la lance à incendie le frappa en pleine tête avec un bruit sourd et il s’effondra comme une masse. Légitime défense.
Des cris montèrent de la salle de réunion où les combats s’étaient déplacés. Elle vit une chaise traverser la pièce alors que des yakuza s’empoignaient, debout sur un bureau. Les employés de la société s’étaient retranchés à l’autre bout de la salle et le président de l’assemblée regardait la scène terré du haut de son estrade, horrifié.
Shizuru manqua recevoir une table en plein visage. Elle la rattrapa au vol, avec une dextérité déroutante compte tenu de son poids, et la renvoya sans douceur à l’expéditeur. Légitime défense. Les pugilats se succédèrent au milieu d’une pluie de feuilles de compte, entre des tableaux de présentation arrachés et des fauteuils cassés. Assez vite, le Fujino-kai finit par prendre l’avantage au milieu de ce chaos indescriptible.
Les derniers affrontements se calmèrent lorsque Kenjiro, une manche de costume en moins et le visage en sang, parvint à escalader la tribune pour y déposer sa motion avec un rictus victorieux. La séance avait duré moins d’un quart d’heure. Le service de sécurité débarqua dans la salle, une trentaine d’hommes casqués retranchés derrière une rangée de boucliers antiémeutes. Gurentai et Fujino-kai s’enfuirent sans demander leur reste par les issues de secours.
Ryushi portait sur son dos un de ses hommes trop sonné pour faire un pas devant l’autre. Le géant riait à gorge déployée. Avec ses cheveux en bataille et ses vêtements déchirés tâchés de sang, il avait l’air d’un dément.
- On devrait faire ça plus souvent, qu’est-ce qu’on leur a mis ! rugit-il.
Kenjiro lui rendit un sourire étincelant. Il arborait un énorme coquart violacé qui lui fermait un œil et aidait un de ses collaborateurs à marcher, avec la démarche hésitante d’un ivrogne. Son expression était hilare.
- Hime-chan, ne fais pas ta modeste, tu en as mis KO trois à toi toute seule ! Et sans verser la moindre goutte de sueur ! observa-t-il en avisant son tailleur qui n’avait pas pris un pli.
Shizuru leva les yeux au ciel.
- Légitime défense. Et ne t’inquiète pas, je te prêterai du fond de teint lorsque l’on ira au restaurant, promit-elle en pointant son visage tuméfié.
Kenji éclata de rire.
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La séance était longue et incroyablement douloureuse. L’aiguille s’enfonçait dans sa peau, maniée par une main d’artiste. Tchack. Tchack. Tchack
Un tatouage réalisé par un maître de l’irezumi prenait un temps fou à être complété. Dans le silence et l’immobilité, la piqure était amplifiée et chaque impact, si infime soit-il, résonnait en elle comme un coup de marteau.
Un motif de cette taille prenait habituellement presque un mois avant d’être achevé. Principalement parce que les maîtres tatoueurs savaient qu’au bout de deux heures, la douleur devenait intolérable pour leurs clients. Shizuru avait demandé à ce que le tatouage soit réalisé le plus vite possible. Elle avait passé trois jours complets dans cet atelier. Le maître et son meilleur élève s’étaient relayés pour achever leur travail dans les temps.
L’homme reposa finalement son aiguille et pansa le motif qu’il venait d’achever. Il lui tendit une serviette pour que Shizuru essuie la sueur qui perlait à son front. Les encres traditionnelles qu’il avait utilisées brûlaient comme des braises, sous sa peau.
Enfin, c’était fini !
Nagoshi avait versé une somme conséquente sur son compte, en prévision des frais nécessaires pour enlever ce tatouage au laser, une fois que tout serait fini. C’était la seule chose qui l’avait empêchée de s’enfuir dès la première séance.
Kenjiro l’accueillit à la sortie de l’atelier. Shizuru avait vu une fois le tatouage qui ornait le haut de son corps. Il était phénoménal. Un gigantesque dragon se déployait dans son dos sur fond de rivières et de vagues qui ondoyaient sur sa peau. Sous un cerisier, une scène de kabuki se jouait sur sa poitrine. L’ensemble formait un gigantesque tableau humain qui s’étendait jusqu’à ses poignets. Le motif complet descendait probablement jusqu’à ses chevilles. Une œuvre d’art qui avait dû prendre des années pour être réalisée.
Le Fujino-kai était un clan qui se voulait fidèle aux traditions yakuza. Contrairement à d’autres organisations plus récentes, le tatouage s’imposait encore comme l’étape incontournable pour prouver son appartenance au clan. C’était le symbole indélébile de ceux qui avaient choisi de vouer leur vie à la criminalité et aux codes yakuza. Shizuru se promit d’être l’exception à cette règle gravée dans le marbre.
- Ça va ?
- J’ai mal partout, avoua-t-elle. Il m’a fait passer dans des bains chauds pour raviver les couleurs, j’ai cru que j’allais m’y endormir sur place.
- Tu aurais dû refuser. Tu n’étais pas obligée d’aller jusqu’au tatouage. J’aurai pu intervenir pour toi. Même Ryushi estimait que tu avais largement fait tes preuves. Surtout que tu ne vas pas rester dans le Fujino-kai toute ta vie !
Son cousin avait vivement désapprouvé.
- Si c’est le prix à payer pour que certains de tes collaborateurs me considèrent comme un être humain, ça me va. Tu sais bien qu’ils m’attendaient au tournant.
- Ils ne vont pas être déçus. Je n’en connais pas beaucoup qui auraient supporté des séances d’irezumi de dix heures !
Quelques supérieurs du Fujinokai avaient fait pression pour que Shizuru soit officiellement intronisée dans le groupe, pour la récompenser de ses dernières actions. Une promotion qui s’accompagnait habituellement du premier tatouage de l’initié. Tout ceci n’avait été qu’une mascarade pour voir jusqu’où la jeune fille était prête à aller.
Le lendemain, Shizuru entra dans l’organisation en temps que Kyodai. Sous un pansement, un long dragon écarlate, fin comme une anguille, s’enroulait sur son épaule et descendait le long de son omoplate. Plus personne ne mit sa loyauté en doute.
A quelques centaines de kilomètres de là, Natsuki vivait un enfer.
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Irezumi : La technique de tatouage traditionnel japonaise. Le tatouage est effectué entièrement à la main avec une aiguille en éclat de bambou, ce qui demander bien plus de temps qu’un tatouage moderne (et fait considérablement plus mal). Au Japon, le tatouage est un signe qui évoque généralement les Yakuza, dont on estime que 70% sont tatoués. Dans les faits, c’est une tradition en perte de vitesse, généralement pour des questions de discrétion. Beaucoup d’établissements japonais (bains publics, salle de sport) interdisent l’entrée aux individus tatoués.