Guren

Chapitre 5

Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/12/2008 22:49

Le soleil était radieux. L’Académie se vidait peu à peu de ses élèves qui envahirent bientôt les immenses pelouses du campus. La plupart rentraient chez eux par petits groupes ou rejoignaient d’un pas tranquille les différents clubs de l’Institut. D’autres profitaient de la douceur de l’air pour flâner dans les jardins et discuter entre eux, assis dans l’herbe.
Mai regarda les étudiants passer devant elle, son humeur maussade contrastant nettement avec l’atmosphère décontractée qui régnait à cette heure.

La rouquine avait trouvé un peu de solitude sous un arbre et s’était installée là pour ressasser les évènements de la veille. Elle vit de loin la silhouette de Natsuki qui sortait de l’Académie. La solitaire avait négligemment jeté son sac par-dessus l’épaule, comme à son habitude, et avançait les yeux braqués sur le sol.

- Natsuki ! appela Mai en lui faisant signe.

Son amie releva la tête en l’entendant et se dirigea vers elle d’un pas plus vif.

En la voyant approcher, Mai remarqua ses traits tirés et ses épaules voutées. Natsuki n’avait probablement pas beaucoup dormi cette nuit, constata-t-elle avec une sympathie teintée de tristesse.

- Tu es venue en cours aujourd’hui ? s’étonna-t-elle.

- Pas vraiment. Je devais voir la Directrice. Et Youko. Je reviens demain.

Réponses courtes et directes : avec la fatigue, Natsuki reprenait l’habitude de s’exprimer au minimum, remarqua Mai.

- Repose-toi ce soir, tu as une mine épouvantable, dit-elle avec sollicitude.

- Nuit blanche. Alyssa n’était vraiment pas bien, soupira la solitaire.

- J’imagine, murmura Mai. Mikoto était inconsolable quand elle a appris la nouvelle, hier. Tu sais comme elle peut s’attacher aux gens et comme elle prend tout à cœur, continua-t-elle d’une voix désolée.

Natsuki lui adressa un sourire compatissant. Le silence se prolongea quelques instants. Il n’y avait pas grand-chose à dire, après tout. Mai se concentrait sur Mikoto, tout comme son amie le faisait avec Alyssa. Elles étaient moins vulnérables et prendre soin des deux plus jeunes leur donnait suffisamment de soucis pour que la mort de Miyu passe finalement au second plan.

 - Alyssa va rester avec toi ? demanda finalement Mai.

 - Oui. Je ne sais pas encore pour combien de temps. Pour l’instant, on reste ensemble.

 Mai laissa échapper un soupir.

 - Nao m’a dit que Youko et Midori avaient fini d’autopsier le corps de Miyu, murmura-t-elle. Il y avait bien un système d’autodestruction. Mais pourquoi le déclencher maintenant ?

La Searrs s’était retirée de la scène du Festival depuis des mois. Détruire Miyu bien après que tout soit fini n’avait aucun sens.

 - J’en sais rien.

Il faudrait mener des recherches sur le sujet, songea Natsuki. Toute preuve d’activité de la société ne présageait rien de bon.

 - Tu parlais de Nao…les autres sont au courant ? demanda-t-elle.

 - Je suppose…Fumi a dû contacter toutes les anciennes HiME.

 - Je vois.

 - Sauf peut-être Shizuru qui est à l’université…, je ne sais pas si l’administration a gardé son numéro, fit la rouquine. Tu devrais peut-être l’appeler, pour lui dire.

 Natsuki fit la grimace. Elle ouvrit la bouche, comme pour se lancer dans une longue explication, mais les mots se transformèrent en un soupir dépité.

- Non, dit-elle simplement, d’un ton lourd d’embarras.

- Comment ça, « non » ?

Natsuki se débarrassa de son sac à dos comme s’il pesait une tonne et se laissa tomber à côté d’elle.

- Je sais pas si c’est une bonne idée, murmura-t-elle en fixant la pelouse et en rentrant la tête dans les épaules. Que ce soit moi qui l’appelle, je veux dire.

Mai la considéra un instant, les yeux agrandis de surprise.

- Vous vous êtes disputées ?

- Peut-être…

La rouquine n’avait pas l’habitude de voir son amie si maussade.

- Tu sais ce qu’il s’est passé pendant le Festival, hein ? continua Natsuki. Tu sais que Shizuru…

- Oh.

Natsuki avait brièvement abordé ce sujet pendant le Festival, juste avant qu’elle ne parte affronter la présidente du conseil des élèves. À l’époque, Natsuki s’était contentée de résumer les évènements sans entrer dans les détails, avec le plus de distance possible. Vu l’urgence de la situation des HiMES et la façon dont elle avait présenté les choses, Mai ne lui avait pas demandé de précisions. En vérité, elle ne pensait pas que Natsuki voudrait lui en reparler un jour.

- Elle…elle avait des sentiments pour moi, confirma très vite la solitaire d’une voix si basse que Mai dû tendre l’oreille pour l’entendre.

C’était un bel euphémisme et les joues de la jeune fille rosirent à ces mots. Elle entreprit d’enrouler un brin d’herbe autour de ses doigts, clairement embarrassée.

- Qu’est-ce…qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-elle à Mai.

Peut-être était-ce la fatigue ou les évènements de la veille qui avaient affaibli ses défenses, songea la rouquine prise au dépourvu : Natsuki n’avait pas l’habitude de s’épancher de la sorte. La mort de Miyu l’avait vraisemblablement plus bouleversée qu’elle ne le laissait paraître pour qu’elle entrouvre ainsi le rideau qu’elle maintenait sur sa vie privée.

- Eh bien...ça m’a beaucoup surprise, commença-t-elle avec précautions, sans savoir exactement où son amie voulait en venir. Ça ne m'était jamais venu à l'esprit qu'elle puisse en pincer pour toi...de cette façon.

Elle sourit en repensant à la nuit où elle avait surpris Natsuki sur la plage, juste avant leur expédition dans un laboratoire désaffecté de la Searrs.

- Ca me rappelle la fois où je t’ai surprise sur la plage, quelques secondes avant que tu n’envoies balader ce pauvre Takeda. Tu te souviens ? Je t’avais demandé si tu avais un problème avec les mecs ce soir-là ! C’était pour plaisanter, mais tu aurais dû voir ta tête…

- Je me demande juste comment tu as pu penser à ça, maugréa Natsuki en piquant un fard.

- C’était pour te taquiner…c’est un sujet tabou ? Ou alors, tu es…

- Tu vas pas recommencer ! s’écria la solitaire en lui jetant un regard agacé. Et on parlait de Shizuru, là…

Mai cligna des yeux, interloquée, avant de lever les mains en signe de paix.

- Bien sûr, bien sûr, ne t’énerve pas ! Je t’ai dit que je ne m’attendais pas du tout à ce que Shizuru craque pour toi. Mais…et toi ? Tu ne parlais jamais de ta vie privée et c’est à peine si je t’ai entendu prononcer son prénom pendant le Festival, demanda-t-elle prudemment.

Natsuki serra les dents, comme si elle redoutait cette question.

- Moi…c’est bien ça le problème. Je crois que je peux pas…

- Tu ne peux pas quoi ? Ça te dérange qu’elle soit… attirée…par les filles ?

Mai parlait en choisissant ses mots avec soin. La solitaire ne savait pas si c’était pour la ménager ou parce qu’elle ne s’était pas encore habituée à l’idée que Shizuru puisse être amoureuse d’une autre femme.

- Non, enfin…je sais pas, je ne pense pas. C’est surtout que je n’y avais jamais réfléchit avant et que l’idée m’a paru…étrange, sur le moment.

D’ailleurs, songea Natsuki, est-ce que Shizuru ne ressentait cette attirance qu'envers les femmes, ou bien était-elle juste une exception ?

 - Maintenant, je crois que je m’en fiche un peu. Je suis la personne la plus mal placée de la planète pour juger de ce genre de trucs, après tout. J’y connais rien, marmonna-t-elle.

Finalement, peu importe la façon dont Shizuru puisse trouver son bonheur. Natsuki se sentait tellement misérable dès qu’elle cherchait à analyser ses propres sentiments que ce genre de choses lui paraissait désormais secondaire.

- J’ai eu peur, le soir où elle m’a embrassée. J’ai même imaginé n’importe quoi dans la foulée. Moi non plus je ne m’y attendais pas. Je n’avais jamais pris le temps d’envisager qu’une fille puisse craquer pour moi et encore moins Shizuru !

Mai hocha timidement la tête comme pour l’encourager à continuer.

- Et c’était tellement…tellement dingue ! Rien à voir avec un mignon coup béguin passager ! Je veux dire…la veille, c’était ma meilleure amie…tu sais, elle était toujours présente, mais finalement c’était une fille très discrète. Et le lendemain, elle était prête à massacrer tout le First District par amour pour moi ! s’enflamma-t-elle. C’est complètement fou. J’ai rien vu venir…

Et la brutalité du Festival l’avait forcée à agir vite. Natsuki prit une grande inspiration, comme pour trouver un peu de bravoure et continuer sur sa lancée. Plus les jours passaient, plus ses souvenirs de cette époque lui paraissaient irréels. Les orphans, les éléments, les Childs, Shizuru…La routine qui s’était installée depuis jetait une sorte de brouillard confus sur ce dont elle se rappelait, comme si sa logique cherchait à noyer toutes ces images fantastiques.

Pourtant, la sensation de ses lèvres pressées contre celles de Shizuru lui revenait parfois en tête, sans prévenir. Elle chassait cette impression avec énervement, la gorge nouée, agacée que la scène soit ainsi gravée dans sa mémoire.

- Après le Festival, j’ai essayé, tu sais. J’ai essayé de m’imaginer…Shizuru et moi. Ce qui pourrait se passer, ce que je pourrais ressentir…mais je n’arrive qu’à me faire peur.

Mai l’écoutait en retenant son souffle. À la façon dont le visage de la solitaire s’était enflammé, elle n’avait encore jamais fait ce genre de confidences à qui que ce soit.

- Je crois que je suis…juste incapable de tomber amoureuse. C’est tout, annonça-t-elle en déchiquetant méticuleusement une touffe d’herbes cette fois. Homme ou femme, je ne sais pas si ça changerait grand-chose au problème, avoua-t-elle en se tassant sur elle-même, comme si elle avait voulu s’enfoncer dans le sol et se cacher à la vue de tous.

- Peut-être que tu te poses trop de questions, proposa Mai prudemment alors qu’un silence maladroit menaçait de s’étirer.

Il lui semblait que si elle disait le moindre mot de travers, tout ce que Natsuki essayait de lui dire volerait en éclats, comme une bulle de savon dans l’air qui semble exploser rien qu’avec une pression du regard.

- Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je crois que je suis juste…comme ça. Avant je m’en fichais, tant que ça ne me concernait pas. Mais Shizuru a tout changé.

Elle ne s’était jamais imaginée devenir l’être le plus cher aux yeux d’un autre. Les histoires de cœur ne l’intéressaient pas. Peu importe qu’un élève lui fasse la cour, la solitaire pouvait l’en décourager sans se soucier un seul instant de ses sentiments : les émotions d’une personne dont vous connaissez à peine le nom vous affectent peu, après tout !
Mais Shizuru était sa meilleure amie. Même si Natsuki ne le souhaitait pas, ce qu’elle pouvait ressentir lui importait.

Silence. La jeune fille s’empourpra davantage si c’était possible, le regard résolument rivé devant elle alors qu’elle cherchait ses mots, affreusement consciente de la présence de Mai à ses côtés.

- Tu sais…finalement, je crois que j’aurais voulu pouvoir lui rendre ça. J’aurais voulu que ce soit réciproque et  pouvoir la rendre heureuse. Mais je peux pas. Je…

Je suis une enfoirée de Dame de Glace.
Elle aurait voulu prononcer ces mots, mais ils restèrent bloqués dans sa gorge.


Comme elle lui en voulait.
Le jour où elle avait compris à quel point son amie tenait à elle, Natsuki avait réalisé combien, de son côté, elle était vide et désespérante. « Aimer » semblait tellement fort et facile pour Shizuru…pour la solitaire, quelque chose d’aussi intense lui paraissait presque impossible à imaginer.
Comment pouvait-on déployer une telle ardeur pour quelqu’un ?
Face à cette idée, Natsuki se sentit de nouveau oppressée, incapable de trouver en elle des sentiments capables de faire écho. Shizuru n’avait pas le droit de lui avoir imposé toute cette passion aussi brutalement.

- Et puis il s’est passé tellement de choses ces derniers mois qu’on a peut-être besoin de prendre un peu de recul. Alors, voilà. Je me dis que c’est peut-être mieux si je ne l’appelle pas et si je laisse les choses se tasser entre nous…

Shizuru souffrait par sa faute et elle ne pouvait rien faire pour changer ça.
L’ancienne présidente l’avait  mise face à sa propre insensibilité sans aucun ménagement. À chaque fois que Natsuki la regardait, elle voyait dans ses yeux cette myriade de sentiments qu’elle ne pouvait pas éprouver. Comme un reproche perpétuel, le rappel incessant qu’elle avait un cœur de pierre.

- Ça a l’air de te tracasser…s’étonna Mai.

- Évidemment, grogna Natsuki, soudain renfrognée. C’est à cause de moi si elle ne va pas bien. Et je crois qu’elle m’en veut aussi…

En fait, elle en était sûre. Allait-elle perdre Shizuru pour de bon ? Cette pensée l’effleura et elle la repoussa fermement en tâchant de se convaincre que si ça devait arriver, au moins elle n’aurait plus ce sentiment de responsabilité et de culpabilité à supporter. Peut-être pourrait-elle mieux gérer la rancœur de son amie que sa souffrance.

- Je me demande vraiment comment vous me voyez…entre toi maintenant et Midori qui a pété un câble l’autre jour…fit-elle, vexée par la question de Mai et le ton surpris qu’elle avait employé.

Mai se gratta la joue avec un petit rire nerveux, sans relever son allusion à sa dispute avec l’exubérante enseignante.

- Eh bien…tu ne parles pas beaucoup de toi, tu sais. C’est difficile d’imaginer ce que tu peux ressentir et des fois on a l’impression que rien ne t’atteint.  Alors...peut-être que parfois on tire de mauvaises conclusions à ton sujet.

Natsuki arqua un sourcil.

- Si tu le dis…ça doit être vrai, annonça-t-elle en haussant une épaule.

La solitaire se fichait de ce que l’on puisse penser d’elle, mais l’idée que ses rares amies aient une image aussi froide d’elle en tête la froissait. Mais après tout, elle ne pouvait probablement s’en prendre qu’à elle-même, constata-t-elle avec une amertume nouvelle. Était-elle désespérante à ce point ? Est-ce que tout le monde la voyait de cette façon, assez glaciale pour rester indifférente à la détresse des autres ?

 - Je demande comment c’est, chez elle, à Kyoto, fit Mai tout haut, sans se rendre compte de son trouble.  Elle doit avoir une maison immense et…

 - Tu parles de Shizuru ? l’interrompit Natsuki, effarée. Oh non…me dis pas que tu crois à ces espèces de légendes de couloirs !

 - Comment ça ?

 - Shizuru, une baraque pleine de domestiques, une limousine et de l’argent à balancer par les fenêtres…tout ce cirque-là, résuma Natsuki avec un geste dédaigneux.

 Mai la regardait sans comprendre.

 - Ce n’est pas le cas ?

 - Absolument pas ! s’esclaffa Natsuki. Elle doit être dans une chambre étudiante, rien de très extravagant…

 - Ce n’est pas possible…

 - Pourquoi ? s’étonna la solitaire, comme si c’était l’idée la plus saugrenue du monde.

 - Une impression générale…tiens, rien que pour tout ce qui concerne la cérémonie du thé, par exemple. Apprendre ce genre de choses coûte une fortune, tu sais ?

 - Pas faux, admit Natsuki. Peut-être que quand elle était plus jeune sa famille avait les moyens de s’offrir ce genre de choses. Mais je peux t’assurer que ça ne doit pas être le cas, maintenant.

 - Possible, mais elle est…je sais pas moi…aristocratique, déclara Mai. Enfin c’est comme ça que je la vois. Pas toi ?

Natsuki réfléchit un instant.

- En toute franchise, je me fichais complètement de ce genre de détails quand je l’ai rencontrée, donc ça ne m’a pas particulièrement marquée.

Mai leva les yeux au ciel, sidérée. Natsuki devait vraiment vivre dans sa bulle à cette époque.
Chie lui avait dit un jour qu’elle n’avait jamais osé l’approcher quand elle était au collège.
Natsuki était réputée pour être un vrai chat sauvage, une gamine perpétuellement en colère contre la terre entière.
Aujourd’hui encore cette réputation la suivait de près. Même Mai ne savait pas toujours comment s’y prendre avec elle, bien qu’elle fasse partie de son cercle d’amis proches.

Quant à Natsuki, elle n’avait jamais vu Shizuru de la même façon que les autres élèves.
Lorsqu’elle cherchait à venger sa mère, elle avait pris la manie de se renseigner sur tout. La solitaire était très au fait de tout ce qui pouvait se passer à Fuuka mais écartait systématiquement tout ce qui tombait dans la catégorie potins sans fondement. Elle savait donc que Shizuru était l’idole du lycée mais l’allure de son compte en banque ne l’intéressait pas le moins du monde. Finalement, elle ne prenait jamais le temps de se forger une opinion sur les autres tant que cela ne lui était pas utile.

C’était sans doute pour cette raison que Shizuru ne lui avait jamais renvoyé cette image de fille intouchable et au-dessus du commun des mortels que tant de gens s’imaginaient.
Peut-être aussi parce qu’elle avait abordé Natsuki la première fois comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.

 - Shizuru a beaucoup d’élégance, mais ça ne veut pas dire qu’elle roule sur l’or. Regarde-moi, est-ce que tu croirais que ma mère m’a légué une petite fortune en me regardant comme ça, au premier coup d’œil ?

Mai considéra Natsuki et cette remarque toute simple pleine de sagesse, avant d’éclater de rire.

 - Tu n’étais pas obligée de rigoler, maugréa Natsuki, un peu vexée.

- C’est juste que je n’avais jamais pensé à regarder les choses sous cet angle, sourit Mai. Avec tout ce qui se disait sur elle…Je suppose que ses parents ne sont pas PDG d’une multinationale ?

 - En effet. Shizuru n’a pas de père en fait, elle ne le connaît pas.

 - C’est vrai ? Ça alors…et sa mère, elle fait quoi ?

 - Je ne sais pas trop, avoua Natsuki. On parlait très peu de nos familles. Je sais qu’elle s’entendait très bien avec son cousin mais c’est à peu près tout.

 La seule fois où elle lui avait demandé dans quoi travaillait sa mère, Shizuru avait habilement esquivé la question et Natsuki n’avait pas insisté.

Les histoires de famille étaient loin d’être son sujet de discussion favori et elle ne comptait pas forcer Shizuru si son amie ne voulait pas donner de détails.
En y repensant, elle se dit qu’elle aurait peut-être dû insister un peu. Peut-être que ça lui aurait fait plaisir, finalement.

 - Je vois, fit Mai, désarçonnée.

 La relation que pouvaient partager ces filles était vraiment étrange. Même si elles donnaient l’impression de bien se connaitre, ça ne les avait pas empêchées d’entretenir entre elles certaines zones d’ombre sur des sujets élémentaires de leurs vies.

Natsuki jeta un coup d’œil à l’heure indiquée par son téléphone.

- Je vais te laisser, il faut que j’aille rejoindre Alyssa. Je ne veux pas la laisser seule trop longtemps et j’aimerais dire deux mots à Midori avant, marmonna-t-elle.

- Il s’est passé quelque chose ?

- Non. Faut juste qu’on parle d’un truc.

Natsuki n’avait aucune envie de la mettre au courant de leur petit accrochage devant son immeuble, le jour de la mort de Miyu. Leur dispute lui laissait un goût d’inachevé et elle avait besoin d’aborder le sujet une nouvelle fois afin de s’expliquer et faire en sorte qu’elles ne restent pas sur un malentendu.

- Appelle-moi si tu as un souci avec Alyssa…pour la cuisine ou autre chose, insista Mai.

- Merci, j’y penserais ! Bonne soirée !

Natsuki fut devant la salle des professeurs en quelques minutes. À cette heure, les enseignants étaient nombreux à quitter l’Académie. La plupart ralentirent le pas en apercevant sa silhouette nonchalamment appuyée contre le mur, surpris de la voir à cet endroit.
Les allers et venues se firent de moins en moins fréquents et la solitaire commençait à se demander si elle n’avait pas manqué l’apprentie archéologue.

- Si t’attends Midori, tu peux y passer la soirée, tu sais, lança une voix sarcastique.

Natsuki releva la tête et se retrouva nez à nez avec le sourire railleur de Nao Yuuki.

- Elle n’est pas venue, aujourd’hui ? demanda Natsuki sans s’étonner.

Midori était tellement anéantie la veille que ça n’aurait pas été surprenant.

- Oh si…elle aurait dû s’abstenir, d’ailleurs…vu l’état dans lequel je l’ai ramassée hier soir, elle doit avoir une sacrée gueule de bois.

Natsuki fit la grimace en imaginant la scène.

 - Il paraît qu’elle a lâché sa classe une demi-heure plus tôt. Elle doit être chez elle en train de dormir.

 Nao maniait toujours les mots avec légèreté, mais toute moquerie avait déserté le ton qu’elle avait employé. Pour en avoir fait les frais plusieurs fois, Natsuki voyait clairement que l’ironie de Nao n’était qu’un simple verni.
Malgré tous leurs différends, il avait suffit d’une soirée bien arrosée pour briser le rempart de rancœur qu’elles avaient dressé l’une envers l’autre. Au fil des mois qui suivirent, elles réussirent même à tisser un semblant d’entente : la folie du Festival avait l’allure éthérée d’un mauvais rêve et l’une comme l’autre avaient autre chose à faire de leur temps que cultiver une rancune qui n’avait plus lieu d’être.

 - C’est moche ce qui est arrivé à Miyu. Cette fille était bizarre, mais elle laissait les gens vivre sans leur prendre la tête. Enfin…au moins, bien joué pour ton engueulade avec Midori hier, au moins ça a eu le mérite de lui changer les idées pendant une bonne partie de la soirée.

 - C’était pas volontaire, grommela Natsuki. Je voulais la voir à ce sujet, justement.

 - ça peut attendre, tu sais, je crois qu’elle n’est pas dans son assiette-là…Et puis, fais gaffe à ce que tu lui diras, on ne sait jamais.

 - Elle t’as raconté ?

 - Oui. Et d’ailleurs...t’aurais pu mettre des gants, ç’aurait pas été plus mal.

 Natsuki eut l’air abasourdi.

 - Mais pourquoi ? J’ai même pas pu en placer une ! Et elle…alors que…

 Nao l’interrompit calmement d’un geste.

 - Écoute ma vieille…je crois que je comprends très bien ce que tu voulais dire…

 - Mais non, c’est que…évidemment, jamais j’aurais laissé tomber Alyssa !

 Natsuki voulait pouvoir s’expliquer clairement. L’énervement qu’elle éprouvait en repensant à la discussion de la veille l’aiguillonna à nouveau et elle se refusa d’écouter ce qu’avait à dire Nao tant qu’elle n’avait pas enfin défendu son point de vue une bonne fois pour toutes.

 - C’est juste que ça m’a pris de court…tu m’as vue, moi ? Tu m’imagines réconforter Alyssa après ce qui venait d’arriver à Miyu ? On a jamais été proche et je…j’avais aucune idée de la façon dont je pouvais m’y prendre, je ne voulais pas qu’elle se sente encore plus mal chez moi !

 Nao s’était tue et l’écoutait sans broncher, résignée à la laisser continuer jusqu’au bout.

 - Quand Midori m’a annoncé ça comme ça je… j’ai un peu paniqué, c’est tout ! J’ai pas pu fermer l’œil de la nuit, Alyssa était inconsolable hier et j’ai rien pu faire…

 Les  mots moururent et Natsuki soupira, incapable d’avouer que la mort des autres la terrifiait et qu’elle savait qu’elle ne pourrait jamais être d’un grand réconfort pour Alyssa.

 - C’est pour ça que je croyais qu’elle serait mieux avec quelqu’un qui la connaissait mieux et saurait bien prendre soin d’elle…

 - Ouais…mais c’est pas comme ça que ça se passe, dans la vraie vie, marmonna Nao.

 Natsuki la regarda sans comprendre.

 - Tu ne t’es pas dit que Midori ressentait la même chose ? Non, en fait ce n’est même pas ça, le problème…Midori a craqué parce qu’elle n’a pas vu quel était le soucis pour toi. Parce que dans sa tête tu es la sœur d’Alyssa et que tu devais t’en charger, tout simplement. Peu importe ce que tu ressentes là-dessus, que t’aies les jetons ou je sais pas quoi. Et de ce côté, je suis totalement d’accord avec elle.

 - Mais…

- Et même si la vie de famille ça te dit rien, essaie de comprendre un peu la situation, enchaîna Nao. Tu crois vraiment que Midori était en état de faire de la psychanalyse quand tu lui as sortie ça ?

 A croire que dans la tête de Natsuki, la prof aurait dû prendre le temps de s’interroger sur sa réaction et lui laisser le temps de s’expliquer. Comme si à ce moment précis, la jeune femme se souciait que Natsuki soit terrorisée à ce point par la mort et par ses conséquences.

 - Tout le monde n’est pas fasciné en permanence par ton cas, lâcha finalement Nao, le plus sérieusement du monde. Peut-être que des gens comme Mai ou Shizuru vont prendre la peine de se pencher sur ce que tu peux ressentir et te chercher des excuses…qui peuvent être justifiées d’ailleurs, admit-elle avec indulgence. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, fit-elle en secouant lentement la tête. Et ça ne peut pas durer éternellement, non plus.

 Nao ne se voulait ni blessante, ni désagréable. Elle n’était même pas énervée ou sarcastique. Elle parlait simplement avec sa franchise habituelle. Si Natsuki ne voyait pas où était le problème, c’était un aspect des choses qui lui paraissait très clair. Elle n’avait pas l’habitude de maquiller la vérité quand on lui demandait son point de vue.

 - Midori a agi comme ça. Au premier degré. Compte tenu des circonstances, tu ne peux pas lui en vouloir, conclut-elle.

 Natsuki était estomaquée.

Avant qu’elle ne rencontre Shizuru, elle ne s’était jamais liée avec autant de personnes. Ses allures de solitaire avaient empêché la plupart des gens de lui faire la moindre remarque désagréable. Si jamais cela devait se produire, Natsuki n’en avait strictement rien à faire et écoutait à peine ce que la personne en question avait à lui dire. Avec Midori, c’était différent. Elle s’était faite malmener et en ressentait un affront personnel. Et Nao venait de lui expliquer calmement que ce n’était finalement qu’une preuve d’égoïsme de sa part.

 - Elle m’a traitée comme la pire des enfoirées, gronda Natsuki, avec moins de hargne qu’elle ne l’aurait voulu.

 - Tu sais, je vois où tu veux en venir, avec Alyssa…ça n’a pas dû être facile pour toi. On est un peu pareille, après tout, avoua Nao, et je crois que je peux imaginer ce que tu as pu ressentir. Mais essaie de comprendre ce qui se passe dans la tête des autres, aussi.

 Nao rajusta son sac sur son épaule et rejeta une mèche de cheveux fuchsia en arrière. Se soucier d’autrui n’était pas un concept bien intégré par Natsuki, songea-t-elle. La solitaire avait davantage l’habitude que ce soit l’inverse, sans même le réaliser. Ce n’était pas surprenant si on considérait la façon dont tout le monde l’avait délaissée après son accident : Natsuki avait fini de grandir seule et n’avait probablement pas pris le temps de constater qu’avec les années, des gens étaient apparus pour veiller sur elle. Il était temps qu’elle s’en rende compte et apprenne à renvoyer l’ascenseur, pensa la collégienne.

 - Et les autres ne sont pas devins non plus. Même si tu as les meilleures intentions du monde, que tu veux simplement être certaine qu’Alyssa soit entre de bonnes mains…tant que tu ne le dis pas, on ne peut pas le deviner. C’est bien que tu aies voulu en parler avec Midori mais tu aurais dû présenter les choses autrement. C’était pas à elle de t’arracher des explications, hein.

 Natsuki était devenue terriblement silencieuse. Quand elle parla de nouveau, sa voix n’était plus aussi animée.

- Je vois…okay.

 Jamais elle n’aurait cru que Nao lui donnerait un jour un cour sur le comportement social. Malgré toute son indignation de la veille, Natsuki trouvait ses mots terriblement justes. Elle n’avait pas vu les choses de cette façon.

 - Le prends pas mal, hein, fit Nao pour alléger l’ambiance. De toute façon, les choses vont s’arranger avec Midori, je me fais pas de soucis pour ça.

 - Je… J’arrive pas à croire que ce soit toi qui viennes de me faire la leçon, balbutia Natsuki, éberluée.

 - Faut bien que quelqu’un le fasse, crâne d’œuf, lâchât Nao avec un large sourire. Mai est trop sympa avec toi pour s’en charger alors je me coltine le boulot !

 Elle rit de bon cœur en voyant l’expression sidérée de Natsuki. La solitaire était trop surprise de se faire sermonner par la sale gosse du lycée pour être vexée.

Nao était ravie de son petit effet. 

- Réfléchi pas trop là-dessus, tu vas te faire mal, dit-elle, magnanime.

Natsuki lui lança un regard étincelant avant de comprendre que Nao la taquinait, les yeux pétillants d’amusement.

- Casse-toi avant que je te fasse avouer que t’as répété tout ça devant ta glace, menaça-t-elle sur le même ton.

- Ah, ça fait plaisir de te revoir, Natsuki-chan, lança Nao, crânement. Je te laisse, à la prochaine !

Natsuki la regarda s’éloigner d’un pas léger. Généralement, discuter avec Nao était aussi excitant que boire trente-six tasses de café coups sur coups. Elles avaient définitivement enterré la hache de guerre, mais les chamailleries restaient leur sport favori et elles s’en donnaient à cœur joie. Pourtant, cette fois, la collégienne lui avait cloué le bec. Sans même puiser dans son répertoire de moqueries.

La solitaire se dirigea vers la sortie de l’Académie en se disant que sa sœur avait besoin d’elle et que sa discussion avec Midori pouvait attendre.

 

Laisser un commentaire ?