Guren

Chapitre 4

Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 04:11

Petites notes pour aider à la compréhension de ce chapitre :
 
Boryokudan : Signifie littéralement  « groupe violent » . C’est un terme juridique japonais assez large, utilisé pour désigner n’importe quel voyou ou organisation criminelle violente. Ce mot utilisé par la police est toutefois considéré comme une insulte par les yakuza en raison de son caractère trop général. A noter aussi que, terme japonais oblige, yakuza ne prend pas de « s » au pluriel…
 
 Aizukotetsu-kai  : La 6e organisation yakuza du Japon, basée à Kyoto. Son nom vient de Aizu, la région, « Kotetsu » qui est un type d’épée japonaise, et enfin « -kai », un suffixe qui signifie « société ». Cette organisation regroupe une centaine de clans pour un effectif estimé à 4500 personnes.
Le nom complet est « 5e Aizukotestu-kai », le 5 désignant le nombre de chefs qui se sont succédés…mais on va faire court.

Oyabun ou Kaichou ou Kumicho: Signifient « parent », « chef » ou « chef de clan ». Comme la traduction l’indique, il s’agit du titre décerné à la personne la plus haut placée dans un clan Yakuza. « Clan » est employé au sens large : les membres d’un même clan ne sont pas forcément liés par le sang, bien que tous les titres yakuza aient une forte connotation familiale.
 
Baito : ce terme est utilisé par les étudiants pour désigner les petits boulots réalisés après les cours, pendant les week-ends ou les jours fériés au Japon.


Shizuru sortit du bus sous un soleil radieux.
Kyoto était bien plus calme que la capitale et ici, à quelques kilomètres en bordure de ville, les environs étaient plongés dans une quiétude paresseuse.
Un chemin en pierres serpentait à flanc de collines depuis l’arrêt de bus à l’ombre des grands cyprès qui se balançaient doucement au-dessus de sa tête.
Un temps idéal pour flâner au parc ou visiter l’un des temples de la région, ce que la jeune femme aurait largement préféré, compte tenu de l’endroit où elle se rendait.
Mais il était temps de prendre ses responsabilités.
Shizuru lissa la jupe qu’elle portait pour l’occasion et se mit en route.
 
Elle passa devant un muret à demi-effondré qui longeait le sentier sur quelques mètres. Le lierre avait envahi les briques en granit et s’attaquait à la statue posée à une extrémité.
On devinait la silhouette d’un dragon, à moitié effacée par le temps. La gueule grande ouverte, édentée, il n’avait plus grand chose de menaçant.
En le voyant, Shizuru se souvint avec amusement de l’inquiétude qu’il lui avait inspirée la première fois qu’elle était venue ici.
Elle ne devait pas avoir plus de cinq ans et sa forme incertaine l’avait effrayée. Placé là, la patte posée sur un globe et ses grands yeux aveugles braqués sur le chemin, il donnait l’impression de monter la garde.
Shizuru eut un léger sourire en songeant que les quelques mètres qui la séparaient de sa destination prenaient des allures de pèlerinage.

Un autre accès existait, une grande route goudronnée qui lui aurait épargné cette courte marche pour peu qu’elle prenne un taxi. Mais Shizuru n’avait aucune envie d’arriver trop vite.
Pourtant, l’immense bâtiment blanc apparut au détour du sentier, bien plus rapidement que dans ses souvenirs.
Shizuru s’accorda une pause pour calmer l’appréhension qui l’avait envahie. Un sentiment qui devenait récurrent ces derniers temps, songea-t-elle avec un certain agacement.

Cela en valait-il vraiment la peine ? Elle n’avait pas revu sa mère depuis des années. Sa visite n’apporterait probablement rien de nouveau.
Pour la première fois, Shizuru eut une pensée pour Nao, qui rendait visite à sa mère avec une assiduité exemplaire. Si la rouquine en était capable, elle devrait avoir honte de ne pas pouvoir en faire autant.
Cette idée en tête, Shizuru se remit en route. Elle rejoignit la route principale et fut devant les marches en quelques minutes.

Devant elle, les portes coulissantes donnaient sur un intérieur immaculé. On avait changé la plaque depuis sa dernière visite mais les mots qui y étaient gravés n’avaient pas changés : Hôpital Psychiatrique de Kyoto.


Shizuru se présenta à l’accueil, tenu par une infirmière à l’air fatigué.
 
- Fujino Shizuru ? fit-elle en tapotant sur le clavier de son ordinateur. On ne vous a pas vu souvent, dites-moi !
 
- Ara, je faisais mes études loin d’ici.
 
- Je comprends, je comprends…

En l’entendant, Shizuru se sentit soudain un peu honteuse. Elle n’aimait pas passer pour une fille indigne. Et pourtant, c’était exactement ce qu’elle était.
L’infirmière ne se voulait pas blessante. En fait, le regard qu’elle adressa à Shizuru était plutôt compatissant.
 
- Est-ce que je peux la voir aujourd’hui ? On m’a dit que ça serait possible quand j’ai appelé dans la semaine.
 
- Hum…oui, je crois que tout va bien, répondit la femme en examinant l’écran avec un froncement de sourcils qui accentua les rides de son front. Suivez l’infirmière, elle va vous montrer où est sa chambre.
 
L’infirmière en question était une petite femme boulotte à l’air aussi fatigué que sa collègue, qui mâchonnait un chewing-gum, un calepin à la main. Elle détailla Shizuru de la tête aux pieds. D’habitude, les visiteurs occasionnels avaient l’air inquiet et mal à l’aise en venant ici. L’infirmière voyait Shizuru pour la première fois mais le sourire poli qu’elle affichait était loin de l’expression anxieuse à laquelle d’innombrables proches de patients l’avaient habituée.
L’infirmière lui fit signe de venir et la conduisit à l’étage, sans un mot.
Elles passèrent devant plusieurs portes identiques jusqu’à ce que l’infirmière s’arrête devant l’une d’entre elles et sorte un trousseau de clefs.
Ainsi, on l’enfermait encore, songea Shizuru.
 
- Elle est sortie l’autre jour, et personne ne s’en est aperçu, expliqua l’infirmière en surprenant son regard. Elle nous a fait le coup de nombreuses fois, ces derniers temps.
 
Elle déverrouilla la porte.
 
-Vous voulez que je reste ou…
 
- Non, ça va aller, je vous remercie, assura Shizuru en s’inclinant légèrement.
L’infirmière fit demi-tour, laissant la jeune fille devant la porte blanche.
Shizuru ouvrit sans hésitation, poussée par une détermination teintée de la volonté d’en finir au plus vite.
La chambre était plutôt spacieuse. Il n’y avait que du blanc, partout où son regard se posait, jusqu’aux fleurs placées dans un vase sur la table de chevet. En plastique, probablement. Kenjiro avait dû les apporter la dernière fois qu’il était venu ici.
 
Sa mère était assise sur son lit. Le dos droit, sa posture était très digne. Izuko Fujino était une belle femme au visage doux, presque fragile. Ses cheveux, plus courts que dans les souvenirs de Shizuru, lui frôlaient désormais les épaules. Ses mèches noires comme le jais contrastaient intensément avec son teint et la longue blouse immaculée qu’elle portait.
 
- Bonjour, salua Shizuru simplement, pour attirer son attention.
 
Sa mère releva brusquement la tête et Shizuru eut l’impression d’un coup de poing en plein visage.
Des yeux pourpres la dévisageaient, parfait miroir de son propre regard.
Cette particularité prouvait leurs liens du sang, mieux que n’importe quel test ADN.
 
Shizuru pinça les lèvres, craignant un instant la réaction de sa mère.
Ce fut le seul geste qui échappa au calme qu’elle souhaitait afficher.
Mais le regard d’Izuko se perdit simplement loin derrière son épaule, peut-être vers quelque chose qu’elle seule pouvait voir.
Ces yeux n’étaient pas simplement un héritage: ils étaient la preuve irréfutable de son identité. Ils faisaient de Shizuru une Fujino et réduisaient à néant les arguments de tout ceux qui prétendaient le contraire.

Ceux de sa mère étaient vides, sans vie, comme ceux de ces mannequins de cire dans les musées. En la voyant, Shizuru eut l’impression douloureuse que sa mère était morte et son corps une simple coquille. Son sang se glaça quand elle réalisa qu’elle avait probablement ce même regard à la fin du festival.
 
La folie était peut-être un trait familiale, après tout.
 
- Maman ? appela-t-elle dans un souffle.
 
Izuko releva de nouveau la tête.
 
- C’est moi. Shizuru.
 
- Shizuru…répéta la femme, comme un perroquet.
 
Rien dans son attitude ne changea. Ses yeux vitreux restèrent désespérément inexpressifs. Pas la moindre étincelle. La jeune fille fit quelques pas et s’agenouilla devant elle, de façon à pouvoir la dévisager plus facilement et peut-être arriver à maintenir son attention.
 
Izuko regarda autour d’elle, perdue. Elle ne reconnaissait pas la voix de l’infirmière qui venait habituellement s’occuper d’elle. La personne devant elle ne portait pas de blouse blanche.
Et puis, l’infirmière parlait tout le temps et souriait de toutes ses dents. Celle-là avait l’air calme et tranquille.  Silencieuse. Son regard était étrange. Izuko avait l’impression de l’avoir déjà vu mais ce sentiment fut balayé comme une feuille par le vent. Ce n’était qu’une autre infirmière, tout simplement.
 
- Comment vas-tu ? demanda Shizuru.
 
Lorsque les mots franchirent ses lèvres, elle se rendit compte que sa voix était chargée d’émotions.
Revoir sa mère lui était extrêmement pénible, bien qu’elle l’ait toujours connue ainsi.
Plus jeune, Shizuru avait fait le choix de ne plus la voir. C’était trop dur. Dès sa plus tendre enfance, elle avait pris conscience de sa place et savait qu’elle était probablement la dernière personne que sa mère souhaiterait rencontrer si son état venait à changer.
Shizuru avait tenté d’opposer à ses souvenirs d’elle un mur de colère et d’indifférence.
En la voyant aujourd’hui, Shizuru sentit ce mur se fissurer et une profonde tristesse l’envahir. Le ressentiment qui l’avait suivie jusqu’à cette porte d’hôpital avait disparu brutalement. Peut-être parce qu’elle ne voyait plus sa mère avec le regard d’une enfant blessée. Peut-être parce qu’elle avait fini par accepter sa propre condition en réalisant qu’Izuko n’était plus qu’un corps sans âme.
Shizuru avait tant de regrets. Sa mère n’avait pas mérité ça. Elle-même n’avait jamais pu lui parler et tenter de justifier son existence. La culpabilité lui fit baisser la tête. C’était un sentiment infondé mais il lui fit l’effet d’ une vieille blessure qui se réveille soudain, sourde et lancinante.

- J’espère qu’ils prennent soin de toi, ici. Kenjiro est passé il n’y a pas si longtemps, n’est-ce pas ?
 
Izuko ne dit rien. Shizuru n’attendait plus de réponses. Sa voix était de nouveau ferme et sûre.
 
- Il s’est passé…beaucoup de choses, tu sais ?

 
Shizuru sortit de l’hôpital, une heure plus tard. Le reste de sa visite avec sa mère s’était mué en une sorte de monologue dans lequel Shizuru avait parlé de sa vie à Fuuka et son retour à Kyoto.
Elle avait passé sous silence le Festival. Shizuru savait qu’Izuko n’aurait pas cillé si elle avait dû aborder le sujet : à part répéter des bouts de phrases, sa mère n’avait pas prononcé un mot en près de vingt ans et les docteurs étaient convaincus que tout ce qu’on pouvait lui dire ne faisait que glisser sur sa conscience brisée.
Cependant, Shizuru estimait avoir largement mérité de supporter seule le souvenir de ses crimes. Se servir de sa mère pour se débarrasser de tout ce qu’elle avait sur le cœur était tout simplement impensable, sans compter qu’Izuko avait eu son compte de cruauté il y a bien longtemps.

Elle passa devant l’accueil en saluant les infirmières. Depuis qu’elle avait quitté la chambre, Shizuru se sentait mélancolique et abattue. Il lui était impossible de se rappeler la moindre rancune pour se défendre contre ces sentiments qui s’accrochaient péniblement à ses pensées. Il lui paraissait maintenant inconcevable qu’elle n’ait pas pris de nouvelles de sa mère pendant toutes ces années. La jeune fille avait d’autant plus hâte de retrouver Kenjiro. Izuko était un sujet qu’ils pourraient aborder tous les deux.
Elle en profiterait pour se confondre en excuses : même s’il était probablement très occupé, il avait pris le temps de rendre visite à sa mère de temps à autre.
 
Elle regarda autour d’elle et remarqua alors un homme qui attendait dehors, assis sur un muret, une cigarette aux lèvres et une mallette posée à ses pieds. En voyant Shizuru descendre les marches, il jeta le mégot et s’approcha d’elle.
Il était vêtu de blanc et de noir, sa chemise soigneusement boutonnée jusqu’au col et une veste sombre sur les épaules malgré la douceur de l’air. Même ses mains étaient gantées, constata-t-elle, alors que la distance entre eux diminuait.
La jeune fille s’arrêta avant qu’il ne la rejoigne, surprise et soudain un peu inquiète.
 
- Fujino Shizuru ?
 
Le ton sur lequel il avait prononcé son nom n’avait rien d’interrogatif.
 
- C’est moi, confirma Shizuru sans le quitter des yeux.
 
En un éclair, elle repensa à sa mère, assise dans sa chambre blanche et à Kenjiro que des soucis retenaient à Tokyo. Un signal d’alarme résonna dans son esprit. Est-ce que cet homme…
 
- Norio Nagoshi, inspecteur de police, annonça-t-il en présentant un badge officiel.
 
- Enchantée, répliqua Shizuru du tac au tac.
 
- Pourriez-vous m’accompagner quelques instants ?J’ai à vous parler, fit-il en montrant du pouce une voiture banalisée aussi noire que ses habits.
 
Shizuru jeta un coup d’œil aux alentours et vit qu’il n’y avait personne d’autre. Quel genre d’inspecteur appréhendait les gens sans la présence d’un équipier ? Elle n’avait aucune envie de le savoir.
 
- Ara, vous êtes seul, inspecteur ? Si ça ne vous dérange pas, allons nous asseoir un peu plus bas, il y a une station service à une centaine de mètres avec un restaurant, proposa Shizuru.

Elle voulait lui faire comprendre qu’elle était parfaitement au courant de la singularité de son action et qu’il était hors de question qu’elle se plie à son manège. L’hôpital était juste derrière elle, l’homme n’insisterait probablement pas.
 
- Entendu, dit-il après une brève hésitation.
 
Shizuru se mit en marche avec un hochement de tête et il lui emboîta le pas.
A mesure qu’ils se rapprochaient de la station service, Shizuru énumérait mentalement toutes les raisons pour lesquelles l’inspecteur, si c’en était bien un, voudrait lui parler. Il y en avait malheureusement beaucoup trop et elle eut l’impression de se jeter dans la gueule du loup lorsqu’elle poussa la porte vitrée du petit restaurant.
La seule chose qui la rassurait était qu’elle ne se trouvait pas encore avec les revolvers d’une escouade de police armée jusqu’aux dents braqués sur elle.
 
- Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle en prenant place.
 
Norio sortit un dossier de sa mallette et le posa soigneusement devant lui.
 
- Avant toute chose, Fujino-san, sachez que je représente actuellement le gouvernement Japonais. Tout ce qui sera dit à cette table devra rester absolument confidentiel.
 
- Entendu, fit Shizuru en ouvrant la carte des desserts.
 
L’inspecteur haussa un sourcil, clairement surpris par son attitude. De son côté, Shizuru avait décidé de ne pas rentrer dans son petit jeu d’intimidation. S’il cherchait à la déstabiliser, il était tombé sur la mauvaise personne : il était hors de question qu’elle le laisse l’impressionner tant qu’elle n’avait pas vu la trace d’un mandat d’arrêt ou quelque chose du même genre.
 
- Une dame blanche, s’il vous plait, demanda-t-elle avec un grand sourire à l’intention de la serveuse qui venait prendre leurs commandes.
 
Norio manqua s’étouffer devant son air insouciant. Il savait très bien à qui il avait affaire mais jamais il n’aurait cru qu’elle puisse faire preuve d’une telle légèreté.
 
- Fujino-san, j’ai le regret de vous annoncer que votre grand-père est mort, annonça-t-il sans ménagement.
 
Shizuru releva la tête et son léger sourire disparut.
 
- La semaine dernière, précisa l’inspecteur. Une mort naturelle.
 
- Je l’ignorais. Ça fait peu de temps que je suis ici, j’ai peu de contacts avec ma famille.
 
- Toutes mes condoléances.
 
Il avait l’air de s’en soucier autant que de sa première chemise. Shizuru, de son côté avait accepté la nouvelle avec une certaine indifférence. Elle n’avait jamais été proche de son grand-père qu’elle avait dû voir à peine plus souvent que sa mère. La seule chose qui la surprenait était que Kenjiro ne lui ait rien dit. Peut-être y avait-il là un lien avec ce qui le retenait à Tokyo, songea-t-elle en prenant une bouchée de sa glace.
 
Norio sembla perdre patience devant son cinéma et il se pencha en avant pour intercepter son regard.
 
- Mais je ne suis pas ici pour parler funérailles. Je suppose que vous savez dans quelles affaires traînait votre grand-père.
 
- Si vous cherchez des renseignements inspecteur, vous vous trompez de personne. Cela fait plus de cinq ans que je n’ai pas eu de contact direct avec un membre de ma famille. Mais oui, effectivement, je suppose que mon grand-père n’avait pas les meilleures fréquentations. De toute façon, cela ne me regarde pas, je suis sa petite-fille et pas sa mère, fit-elle remarquer jovialement.

Son grand-père mort, la seule famille proche qui lui restait se limitait désormais à sa mère et Kenjiro.
 
- Admettons, fit l’inspecteur en s’adossant sans la quitter du regard. Vous ne savez donc pas encore qu’il vous a légué la totalité des parts de marchés qu’il détient en bourse ?
 
- Ara ? Vous devez faire erreur, fit-elle avec un sourire candide et des yeux étonnés.
 
Norio sortit une feuille du dossier et la fit glisser sur la table jusqu’à sa main. Shizuru y jeta un coup d’œil sans la prendre. Le document était officiel. La somme, astronomique. Elle haussa nonchalamment un sourcil.
 
- Voilà qui est étonnant. Ça ne change rien, je refuse de toucher quoi que ce soit de sa part.
 
- Savez-vous pourquoi il vous lègue tout ceci, si vous le connaissiez aussi peu ?
 
Shizuru n’en montrait rien mais elle était abasourdie. Jamais elle ne se serait imaginée être sur la liste des héritiers.
 
- Nous ne savons pas non plus, reprit l’inspecteur, sans attendre de réponse. Peut-être voulait-il être le plus discret possible et transmettre ses biens à l’un de ses parents plutôt qu’à un…suspect. Peut-être voulait-il vous donner l’occasion de les revendre et assurer largement votre avenir…
 
Shizuru n’en avait aucune idée mais la deuxième hypothèse lui paraissait fortement improbable.
 
- Après tout, peu importe, Fujino-san. Les faits sont là.
Devant lui, la jeune femme n’avait pas bronché. La cuillère de son dessert dans la bouche, elle attendait patiemment qu’il continue et expose enfin la raison qui l’amenait ici. Shizuru doutait que l’inspecteur soit là pour jouer les notaires intermédiaires.
 
- Ces parts de marché représentent une fortune. Avec elles, vous avez un contrôle quasi-total sur une entreprise de technologies de pointe et une position non-négligeable dans une industrie de l’audiovisuel. Ça en ferait saliver plus d’un. Les anciens associés de votre grand-père, particulièrement. Les boryokudan n’aiment pas voir quelque chose qu’ils considèrent comme acquis leur passer sous le nez.
 
Boryokudan. Enfin, il avait prononcé ce mot. Shizuru se demandait combien de temps encore il comptait tourner autour du pot.
 
- Qu’ils ne s’inquiètent pas, déclara-t-elle avec un aplomb sans faille. Je vous l’ai déjà dit, il est hors de question que je touche ne serait-ce qu’un centime de cet héritage.
 
Elle était sincère. La jeune fille connaissait peu son grand-père mais en savait largement assez sur les yakuza pour refuser de s’impliquer dans la moindre de leurs affaires. Hors de question de s’approprier des sociétés achetées avec l’argent du trafic de drogues et des réseaux de prostitution. Sans compter que sa famille avait déjà payé un trop lourd tribu à causes de ces histoires sordides.
 
- Les choses ne sont pas aussi simples, Fujino-san, fit l’inspecteur en se laissant aller confortablement contre le dossier de la banquette. Les yeux plissés et un sourire satisfait aux lèvres, il lui fit penser à un chat qui vient de piéger une souris. Voyez-vous, le gouvernement japonais apprécierait énormément votre coopération dans une tentative d’infiltration des clans boryokudan, annonça-t-il le plus sérieusement du monde. J’imagine que le nom Aizukotetsu-kai vous évoque quelque chose.
 
C’était le cas. Malgré le peu de nouvelles qu’elle avait de son grand-père et sa discrétion sur le sujet, Shizuru savait pertinemment qu’il était le kaichou* d’un des clans de l’Aizukotetsu-kai. L’inspecteur n’avait aucune raison d’ignorer ce détail.
 
- Si vous avez besoin d’argent à ce point, pourquoi pas, proposa Shizuru en plaisantant à demi. Elle n’aimait pas du tout le tournant que prenait cette conversation et espérait avoir mal compris ce que sous-entendait Norio.
 
- Nous aimerions que vous intégriez les yakuza, Fujino-san, précisa-t-il.
Elle ne put retenir un éclat de rire. L’idée était d’une absurdité ahurissante. Il aurait tout aussi bien pu lui proposer d’aller faire de la natation dans un bassin infesté de piranhas.
 
- Jamais de la vie, dit-elle simplement. Vous croyez vraiment que j’ai envie de me mêler à ces gens-là ?
 
- Je ne crois pas vous avoir dit que vous aviez le choix.
 
Norio ouvrit de nouveau le dossier et en sortit une série de photos qu’il lui tendit.
Shizuru les prit et sentit le sang refluer de son visage, comme aspiré.
Les clichés étaient en noir et blanc, probablement prit par des caméras de surveillance. On pouvait voir distinctement dessus un intérieur ravagé et un sol jonché de cadavres. Une femme était debout au milieu du carnage, une sorte de lance ou de hallebarde à la main. Le long kimono qu’elle portait était éclaboussé de sang qui ressortait en noir sur les photographies.
 
- Vous étiez terrifiante, ce soir-là, Fujino-san.
 
Des dizaines de questions se bousculaient dans l’esprit de Shizuru. Comment avait-il eu ces photos, que savait-il exactement…
Elle reposa les clichés sur la table.
 
- Ces photos n’ont aucune valeur, inspecteur. Faites des recherches sur ces gens, je peux vous assurer qu’ils sont en vie.
 
En vérité, la jeune fille n’en avait aucune idée. L’espoir que leur absurde résurrection ne concerne pas uniquement les Himes mais aussi toutes les victimes du Festival la hantait. Elle n’avait aucun moyen de le vérifier.
Le piège autour d’elle se resserrait inexorablement.
 
- Je ne suis pas sûr que le risque vaille le coup d’être couru devant un tribunal. Si tous ces gens sont en vie, il doit être possible d’en trouver un ou deux qui seraient ravis de connaître l’existence de ces clichés pour témoigner contre vous, en tant que rescapés. Et s’ils sont bel et bien morts…
 
- C’est du chantage, Nagoshi-san, constata Shizuru d’une voix calme. Ses traits restèrent impassibles mais son regard étincelait.
 
Norio la détaillait sans broncher. Il avait face à lui une véritable machine à tuer, une jeune femme capable de soutenir son regard même après avoir vu les photos de sa propre boucherie. Fujino n’avait pas nié une seule fois, ni manifesté le moindre remord. Alors qu’il sentait une colère dégoutée faire frémir sa poitrine, Norio se dit pour la première fois que, peut-être, le plan mis au point par ses supérieurs pouvait fonctionner.
 
- Nous savons tout, Fujino-san. Tout. Quoi qu’il se soit produit après, vous avez massacré des dizaines de gens sans défense. Et ça, le tribunal le saura. Ce sera la peine capitale. Croyez-vous que nous n’allons pas vous juger parce qu’il n’y a miraculeusement pas eu de conséquences ? Il est hors de question qu’un assassin tel que vous s’en sorte si facilement et puisse rester comme ça, dans la nature.
 
- Je n’aurais jamais cru que l’on m’offrirait la rédemption en me proposant d’intégrer des réseaux de prostitution ou de trafics de drogues, rétorqua froidement Shizuru.
 
Elle n’en dit pas plus. Ses sourires et son air étonné avaient disparu. Elle se tenait droite, le regard durci. L’air grave, Shizuru dégageait une assurance calme et posée. La lueur dangereuse au fond de ses yeux était la seule preuve de la colère que lui inspirait cette discussion. Comme un fauve furieux d’être en cage mais qui attend son heure. Plus il la regardait, plus Norio sentait qu’il avait réveillé quelque chose de redoutable.
Son seul réconfort était qu’elle le prenait enfin au sérieux.
 
Shizuru réfléchissait à toute allure. Inutile de négocier davantage, l’inspecteur en savait beaucoup trop pour lui laisser la moindre marge de manœuvre.
Au ton employé, il n’aurait aucun remord à l’envoyer à l’échafaud après un procès truqué.
Les résurrections qui avaient eu lieu n’effaceraient jamais l’horreur de ses actes et il avait l’air prêt à la mettre face à ses responsabilités.
Elle ne pouvait pas l’en blâmer.
L’idée que le gouvernement puisse avoir un rôle, même de simple observateur, dans le Festival des Himes ne l’avait jamais effleurée.
Cette simple pensée la révolta. Que savaient exactement ces gens qui avaient laissé des lycéennes s’entretuer sans lever le petit doigt ?
 
- Ara, inspecteur…réalisez vous-même que votre idée n’a aucun sens, fit-elle en tâchant de se concentrer sur l’origine de tout ce chantage. Je suis une femme, métisse de surcroît. Jamais les yakuza ne m’admettront dans leurs rangs.
 
- Je crois que vous avez vos chances. Vous avez les yeux de votre grand-père. Vous êtes son héritière. Vous avez sa fortune.
 
- Vous connaissez probablement les circonstances de ma naissance, insista Shizuru. Je suis une honte pour ma famille…
 
Norio l’arrêta d’un geste.
 
- Les temps changent, Fujino-san. Je suis persuadé que vous avez assez de cartes en main pour vous en sortir. Vous nous avez prouvé l’année dernière que vous n’aviez aucun soucis avec la violence et la manipulation. Je suis certain que vous arriverez à vos fins, annonça-t-il avec un dédain à peine dissimulé. Mais si vous voulez absolument tenter votre chance devant les jurés, ça ne me pose aucun soucis.
 
Shizuru essuya l’insulte sans broncher. C’était la première fois qu’elle se retrouvait devant quelqu’un qui la jugeait ouvertement.
Norio savait qu’il s’était engagé sur un sujet sensible. Le massacre du Festival était le seul atout qu’il pouvait mettre en avant pour espérer rallier Fujino à sa cause. La provoquer était l’unique façon de faire passer ce chantage.
 
- Nous ne vous envoyons pas chez les yakuza par simple plaisir, Fujino-san. Voyez-vous, nous avons quelques soucis avec certains clans. Nous aurions besoin d’une aide interne pour les approcher et démanteler leurs réseaux.
 
-Je suis ravie de voir que la police fait preuve de toujours plus d’originalité pour arriver à ses fins, railla Shizuru avec un grand sourire.
 
- Ce sont principalement des clans jeunes qui cherchent à se faire une place parmi les grands noms des yakuza, continua Norio sans se laisser perturber. Ils sont bien plus violents que les gangs habituels mais moins organisés. Si nous agissons correctement, nous devrions pouvoir arriver à en faire un ennemi commun des forces de police et des boryokudan. Dissoudre leur organisation sera alors beaucoup plus facile. Toutes les informations dont vous aurez besoin dans un premier temps sont là-dedans, expliqua-t-il en tapotant le dossier. Alors ?
 
C’était un choix entre la corde et le couteau. Le milieu de la pègre la révulsait et Shizuru ne s’imaginait pas survivre à sa première entrevue avec un oyabun. Mais un procès était hors de question. Norio pouvait la détailler comme un monstre s’il le souhaitait : elle refusait de se retrouver salie devant les jurés avant d’être exécutée froidement par des gens qui savaient tout du Festival et avaient permis cette spirale de violence sans réagir.
Ce serait donc les yakuza.
 
- J’ai quelques conditions à poser avant d’accepter, Nagoshi-san.
 
- Je vous écoute, fit-il avec le ton conciliant des vainqueurs.
 
- Je sais que vous fichez le moindre yakuza que vous découvrez. Je vous demande de faire en sorte que mon nom n’apparaisse jamais sur cette liste, quoi qu’il arrive.
 
L’inspecteur tiqua. Shizuru aurait parié qu’il aurait été prêt à l’y inscrire lui-même.
 
- Entendu, annonça-t-il finalement, très vite. Vous avez ma parole.
 
- Je veux que la protection autour de ma mère soit resserrée et je veux également une adresse factice sur Kyoto qui apparaisse dans tous les registres administratifs.
 
- C’était prévu.
 
C’était des méthodes de protection dérisoires mais peut-être lui permettraient-elles de gagner un peu de temps si les choses venaient à dégénérer. Shizuru songea à sa mère, sans défense à l’hôpital. A Kenjiro qui allait forcément se retrouver impliqué dans tout ça. Aux autres Himes…dans quelle mesure risquaient-elles de subir un chantage du même genre ? Natsuki n’était probablement jamais allée jusqu’à tuer avec ses pouvoirs…du moins l’espérait-elle. Shizuru sentit la colère gronder en elle, brûlante comme des braises. L’idée que des personnes qui lui soient chères se retrouvent en danger de cette façon agitait en elle des sentiments qu’elle avait espéré ne plus jamais ressentir. La jeune fille étouffa sa fureur aussi vite. Elle avait besoin de cohérence et de raison, pas de s’emporter inutilement. Elle seule était menacée pour l’instant et Shizuru ferait en sorte qu’il en soit ainsi jusqu’à ce que tout soit terminé.
 
- Et enfin, reprit-elle sur un ton impeccable, les études coûtent chères…une légère rétribution serait la bienvenue. Il est hors de question que je touche le moindre centime venant des boryokudan et je n’aurais pas le temps pour un baito, vous en conviendrez, fit-elle avec un grand sourire.
 
- Je vais voir ce que je peux faire, mais ne vous attendez pas à quelque chose de fantastique, maugréa-t-il avec agacement.
 
- Alors c’est entendu, j’accepte votre marché.
 
Shizuru n’avait qu’une envie : mettre fin à cette discussion et quitter le restaurant le plus vite possible. Elle se leva pour signifier qu’elle n’avait rien de plus à ajouter et Norio lui tendit le dossier, une chemise en carton épaisse comme une mallette.
 
- Si vous réussissez, l’affaire du Festival sera oubliée.
 
- Trop aimable, inspecteur. Si cela suffit à la justice pour se donner bonne conscience alors je suppose que tout va pour le mieux.
 
Les yakuza…en prenant le dossier, Shizuru sut qu’elle ne s’était jamais trouvée aussi loin de la rédemption qu’à cet instant.

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