I live, I die, I live again
Dans la tête du War Boy, le bruit se répète. Un crissement long, interminable. Le raclement de la carlingue contre la falaise ? Il revient, encore et encore, au point qu’il se demande s’il sera infini. Le feu s'est éteint, remplacé par la poussière. La poussière partout. La tôle partout. Les rochers partout. Le bourdonnement du sang et toujours ce crissement, long, long. L'obscurité. Et cette douleur, comme aucune autre passée. Comme rien, jamais, et pourtant il en a connu. Où sont les Portes ? Les foutues smerdasses de Portes ? Se sont-elles ouvertes pour les autres War Boys ? Pour Rictus ? Y a-t-il seulement des Portes, à la fin ? Non. Seulement le bourdonnement de ses tympans. La douleur. Et le crissement, encore, encore, encore.
Soudain, il ouvre les yeux et sent la poussière : sous ses paupières, dans sa bouche, dans ses narines. La foutue poussière. Et cette lumière orange, est-elle celle des flammes, revenues ? Non. Rien que le soleil ras sur le sable, les rochers, la falaise. Dans le canyon. Il tourne la tête et constate que le Porte-guerre est partout, lui-aussi, en ruines. A côté de lui. Sur lui. La douleur revient, plus nette. Médiocre ? Quelle importance s'il n'y a pas de Portes ? Respirer. Encore plusieurs fois, et peu importent Larry et Barry. En fin de compte, peu importe aussi la poussière, même si elle fait tousser. Tousser. Tousser fait plus mal que d'habitude. Et ce crissement, va-t-il cesser, à la fin ? Il doit s'arrêter. IL DOIT.
— STOP !
Le raclement se tait et ne reste que le bourdon aux tambours de ses oreilles. Tousser encore, tant pis. De l'air dans la trachée, dedans, dehors, plusieurs fois. Il n’y a soudain plus que le silence, et il rassemble ses souvenirs. Sont-ils passés, les autres ? Avant qu'il ne dévie. Avant le noir. Depuis combien de temps ? Maintenant le Soleil est ras. Ont-ils été rattrapés ? Peut-être que -
— Si tu te relèves tu te videras plus vite, durachit'.
Là au-dessus, on le regarde. Une forme petite. Brune. Floue. De sa main noircie – celle qui ne se trouve pas dans les fractales métalliques du Porte-guerre – le War Boy hagard cherche quelque chose à lui lancer. N'importe quoi. Durachit'. Ce n’est pas du slang, mais du soviet.
— Tu es une Buzzarde, souffle-t-il comme on énoncerait un énième malheur, et il l'entend rire.
Il cherche encore et il sait ce qu'elle pense : elle pense qu'il n’est pas capable de se dresser contre elle. Une poignée de portière ramassée au hasard file pourtant s'écraser misérablement contre le flanc de la citerne et elle rit encore, très bas. Il attrape autre chose : tige, os, cette fois, c'est le levier de vitesse assorti d'un sélecteur aiguisé comme une lame qui part vers elle pour finalement ricocher sur la tôle et retomber sur lui. Il contre-braque, vite, pour ne pas être éborgné en plus. Il peste un juron des Pouces-Noirs de la Citadelle et elle s'accroupit, prête à esquiver le projectile suivant. Mais il ne peut pas. Il ne peut plus. Enrayé, à sec. Et cette douleur, encore. Il retombe et respire juste. Encore. Encore.
— La vache, l'entend-il souffler, t'es vraiment fait d'un fil dur à tordre, toi.
Elle disparaît encore et le crissement revient. C’est un outil qu’elle manie ? Une cisaille ? Un racloir ? Le Porte-guerre : c'est le Porte-guerre qu'elle découpe, et il a mal comme s’il en faisait lui-même partie. Il tire sur son bras et quelque chose se dégonde dans son épaule, alors qu'il le sépare de la carlingue. Souffler. Ignorer aussi cette jambe qui ne répond pas. La buzzarde découpe, elle découpe, et soudain il comprend tandis que la vision du métal roux lui tire en arrière les entrailles. Brillant, tellement brillant, plus chrome que toutes les autres couleurs : le cuivre. Sa vision s'en brouille presque à nouveau. C'est l'intérieur de la citerne qu'elle est en train de peler.
Soudain, hors de sa vue, deux autres voix s’élèvent et il se terre sans bouger. D'autres Buzzards auxquels elle dit qu'elle va rester. Ils l'appellent Volta. Elle leur dit qu’elle veut continuer. Récupérer tout le cuivre ? Le plus possible ? C’est une folie : la nuit arrive et la brise est levée. Il entend des mots en russe, encore. Elle dit qu’elle ne veut pas de leur scie circulaire, et il lui vient un soulagement idiot. Ils partent et ronfle un moteur qu’il reconnaît : traction, 11cv. Un des foutus Barbacons de ces pillards. Ils s’en vont, loin en direction des Terres Hostiles. Au bord des dunes à Tempêtes. Sur le chemin de la Citadelle.
A cette pensée, il lui vient cette urgence, cette avidité mille fois connue au moment de prendre la Route en attente du Jour. Autrefois un sentiment dévot et aveugle, désespéré peut-être, mais maintenant différent. Il doit y aller : rejoindre la Citadelle et savoir. Savoir s'ils y sont. Si elles y sont. Il force sur sa hanche mais sa jambe n'est qu'une injection douloureuse lorsqu'il essaye. Il y a du sang sur le sable, et ce n'est pas celui du Porte-guerre. Cette fois, le crissement de l’outil de la Buzzarde lui fait tourner la tête avec un regard différent. Il est revenu à lui et a conscience d’une chose : lui est une chose immobile et froissée ; elle, est motorisée et armée. La menacer pour la contraindre de l'emmener serait le plus efficace, mais elle a déjà ri de ses projectiles. Ses yeux scrutent le Porte-guerre efflanqué à la recherche d’une solution. Une arme ? Il restait un Webbley dans la cabine. Et un Smith & Wesson, et... Non, c’est peine perdue : maintenant la cabine se confond avec les rochers, broyée. Un moment, son crâne oscille encore un peu sur le sable, puis s'arrête.
— Tu vas passer une nuit dans le canyon, force-t-il en cherchant si sa voix existe encore. Juste pour de la grenaille.
Le crissement s'arrête mais elle ne lui répond pas.
— Les soudures sur les FDK, sur le Charriot de Rave : elles sont au plomb, certaines à l'étain. Dans tes grenades, boom, ce serait du bon criblage. Et plus facile à découper que-
— Tu parles trop. Meurs en silence.
Il se tait. L'outil reprend son travail, et le War Boy s'oblige à se tourner dans la direction où elle se trouve, derrière la paroi de la citerne. Il se tracte en poids mort et sa jambe le vrille. Il tousse de nouveau.
— Le plomb dans l'organique, dit-il, ça crache toxique quand ça s'incruste. Le cuivre, ça brille, mais pour ta grenaille, le mieux -
— C'est pas pour de la grenaille, maintenant tais-toi.
Quelque chose, dans la voix de la Buzzarde, semble navré d'écharper la citerne et il se tait un instant. Mais à présent, il est bien revenu. Et s'il ne peut pas la menacer, il sait ce qui lui reste.
— C'est pour les batteries.
— Non.
— Pour l'intérieur des pots catalytiques.
— Non.
Son exaspération traverse le métal. Mais même si elle le tue, et alors ? Le laisser là sera pire. Il inspire encore une fois.
— Pour vos pointes, là, sur vos capots de smerd-
Une impulsion aqueuse, un bruit de bottes. En une seconde elle est sur lui, là où le V8 scarifié sur sa poitrine a été enfoncé. Il râle, et l’outil est cette fois pointé en direction de son crâne, plus vers le moindre métal. Son autre main enfonce son épaule. Molle, molle, comme si la courroie avait lâché, et la douleur lui fait serrer les dents. Elle a le menton enfoui dans son foulard coupe-vent mais il devine son expression. Au moins, elle le regarde, maintenant, et ses yeux sont noirs.
— Avant de conduire, j'étais aux Garages, dit-il encore, je sais le -
— Blin, ZATKNIS' !
Il ne comprend pas ces mots mais saisit bien l'idée. Alors elle lève sa cisaille et appuie un peu plus sur son épaule : elle a remarqué que c'était un bon endroit. Une ruade et elle le tacle : il ne pourrait pas s’opposer à elle, de toute façon. Mais soudain, elle s'arrête. Une inspiration, une autre, et elle regarde autour d'eux. Les tôles martelées du Crâne Hurlant de l'Immortan, l'ancien plafond de la cabine. Les vieux cuirs lacérés. Elle a compris quelque chose.
— C'est toi, dit-elle en posant l'outil sur son front, et la lame racle en surface. C'est toi qui conduisais ce tanker.
C'est absurde. Bien sûr qu'elle sait que c'est absurde. Un War Boy n’est jamais mis au volant d'un Porte-guerre chargé. Il voit qu'elle ne comprend pas. Qui comprendrait, en fait, de quoi est né ce chaos ? Expliquer ne sert à rien. Il faut faire vite. Il a bougé. Elle l'a dit, il a trop bougé. Le sang dans le sable, c’est le sien. Et maintenant, sa vue se trouble : il doit finir ce qu'il a commencé.
— Ramène-moi à la Citadelle.
Sous la pression de l'outil, sa nuque s'affaisse. Il ne tiendra plus.
— Ramène-moi et tu pourras demander plus que du cuivre.
L'outil s'enfonce un peu plus. Peut-être qu'elle le tue. Peut-être que le porte-guerre s'effondre, le War Boy ne sait plus. Le noir envahit de nouveau sa vision : par les côtés, par le centre, et le bourdonnement reprend ses oreilles, fort, fort. Il glisse de nouveau. Mais maintenant, il sait qu'il n'y a pas de Portes au Valhalla.