I live, I die, I live again
Chapitre 1 : Le cuivre du Porte-guerre
2190 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 28/09/2020 17:53
Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Les uns contre les autres (février-mars 2020).
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Combien ? Combien de jours se sont-ils écoulés depuis la Chute, celle qu’En Bas on nomme Apokalipsis ? Dix-huit mille, dit-on, même si les quantités de temps sont bien moins aisées à manipuler que celles des boulons. Plus, en tout cas, bien plus que ce que la plupart des demi-vies peuvent affirmer avoir vécu.
A quoi donc ressemblaient ces étendues, avant que le désert ne les dévore ? Avant que les vents électriques ne balayent ce que les Guerres du Pétrole et de l’Eau avaient épargné ? Les Wastelands en gardent des traces, comme autant de marques sur un corps mutilé. Des objets inertes que les anciens nomment Derev’ya, les arbres, dressent encore leurs branches craquelées sans ordre aucun à la merci des corbeaux. Des mots se murmurent encore comme des légendes : celles des Boeings, des géants ailés ayant un jour parcouru le ciel, celle des Highways au sol noir comme le cambouis. Des fables. Et ces symboles abscons qui jonchent toujours le sol, là où reposent les carcasses des véhicules tombés sur la Fury Road.
Une fois son moteur éteint, Volta racle le sable du bout de sa botte. Ford. Encore une insigne qu’elle possède. En double, en triple. Elle est sûre d’entrevoir un pare-choc de Chevrolet, plus loin dans ce capharnaüm de décombres. Un geste, et elle relève les épaisses lunettes cerclées de cuir jusque dans le foulard sale et informe qui recouvre sa tête. Puis elle ramasse la pièce métallique. Elle est partiellement brûlée, mais elle était en meilleur état que –
Un sifflement, et elle relève la tête. En haut des pentes du canyon, les Rockryders achèvent de quitter les lieux. Ici, c'est leur territoire, leur défilé de pierres stériles et encaissées. Leur point de Péage, également, dont ils savent tirer le meilleur profit, car aucun convoi ne peut se permettre de contourner les montagnes. Leur taxe se paye en Guzzolene, en Aquacola, en Nestlait ou en Lectricités, mais ils ne leur en demanderont pas, cette fois. Aucun d’eux ne ferra attention à elle, ni aux autres Buzzards ayant quitté les Bunkers ou la Cité de Sous les Dunes, ni à leurs derniers pillages : ce qu’il y avait d’intéressant ou de valeur à leurs yeux, ils l'ont déjà pris. A présent, ils les laissent tout simplement déblayer les derniers restes de cet incroyable amoncellement de machines fracassées, comme aucun d’entre eux n’en a jamais vu.
— Davaï, Volta !, lance l’un de ses semblables d’une voix ayant déjà trop hurlé dans les moteurs, et l’adolescente lui adresse un signe de félicitations en joignant son index et son pouce dans l’épaisseur de son gant.
Novic. Qui repart en trombes de sable, une grappe de portières empilées sur l’avant de son Staryytako, là où il a redressé une perche au milieu des pointes acérées du véhicule pour y enfiler son butin. Moins d’une heure, et il l’aura fondu : Volta le sait et elle étire un sourire sous le lin rude. Les Buzzards – les Kanyuk comme ils se nomment eux-mêmes – ne sont pas de ceux qui réutilisent les pièces qu’ils récupèrent, parfois en Charronnage, parfois après des attaques délibérées lorsque des convois désespérés traversent leurs terres, au Nord. Donner une seconde vie aux restes de l’ancien monde, ils ont cessé de le faire depuis longtemps pour créer le leur de toutes pièces. Les jantes, les capots, les essieux. Tout cela – pour eux – ne porte qu’un seul nom : Metall. Une matière première comme une autre à partir de laquelle ils façonnent leur cité souterraine. Elle et toutes ses annexes.
Volta vient de la plus éloignée, et sans doute est-ce la raison pour laquelle son clan a autant de spécificités au regard du reste des Buzzards. Une enclave nichée sous terre sous le chaos dans la tempête qui balaye perpétuellement les frontières de leur territoire. Une série de bunkers enterrés au milieu des tumultes venteux, dont seuls les paratonnerres dépassent dans l’enfer de sable et d’éclairs ocres. De tous les Buzzards et de toutes les âmes qui respirent encore dans les Wastelands, les Iskra sont les seuls à savoir capter la foudre, à l’enfermer en cage, à la contraindre et la libérer de ce que certains désignent sous le nom de batteries. Les seuls à avoir aussi su tirer profit de l’infini de sable qui résume leurs existences pour souffler le Stekloglass – le verre – avec lequel ils façonnent des bulbes où ils insufflent la lumière à partir de leurs Lectricités. Tel est leur seul point de négoce avec la Citadelle, avec Pétroville, avec le Moulin. Ce qui leur a valu de baragouiner ce mélange d’anglais et de russe mieux que les autres Buzzards. Ce qui leur permet d’alimenter leurs moteurs en Guzzolene et leurs rejetons en eau.
Volta soulève l’insigne pour la regarder. Bleue, aux reflets orangés dans le couchant. Pourquoi aime-t-elle ces stupides blasons automobiles, elle qui est fort loin de s’apprêter à les fondre et les glissera simplement dans la boîte qui s’encastre sous sa couchette ? Elle l’ignore. Les garder est devenu un réflexe, un geste machinal qui lui apporte l’apaisement au milieu des grondements de la tempête, lorsqu’elle rentre au Bunker. Une kollektsiya, a dit la plus ancienne des Iskra. Une lubie inutile qu’elle taira encore et encore. Et pourtant, elle empoche le Ford. Puis elle secoue la tête et se recentre sur ce pourquoi elle est venue.
Elle descend de sa bécane et fouille un instant dans le gros sac jeté sur son sidecar dont elle extirpe ses outils. Ce qu’elle cherchera au milieu de ce désastre accidenté et jusque sur la carcasse éventrée de l’immense Porte-guerre qui ruissèle encore de substances aqueuses et lactées brille déjà dans la rousseur du soleil. Le cuivre. Car son savoir-faire à elle, même si elle est encore une presque-gamine est sans doute le plus précieux de tous ceux des Iskra.
Un instant, elle s’arrête pour vérifier une dernière fois que le canyon est libre. Dans les décombres du flanc de la falaise, elle entend les scies circulaires de Yegor et Zaveta et – lorsqu’elles se taisent – rien d’autre que les échos du néant dans les carcasses du défilé. Son poignard est à sa botte et son chapelet de petites grenades – pas plus grosses que son poing – à sa ceinture. Elle cligne des yeux et grimpe à même le métal déchiré de l’immense camion-citerne noir, gisant de toute sa longueur comme une colossale bête. Son flanc est ouvert, et tout l’intérieur de sa cuve principale, de sa tête à sa queue, luit, plaqué de cuivre.
— Molniya, souffle-t-elle pour elle-même. Les Rockriders n’ont pas idée du trésor qu’ils ont eu sous les yeux.
A pieds joints, elle saute à l’intérieur, là où un fond d’eau vient disperser la poussière accumulée sous ses semelles. Elle jette ses outils sur le côté, à sec sur un accordéon insensé de métal froissé, et décroche son outre de l’entrave de cuir qui sangle sa poitrine. Aucune occasion ne peut être perdue. Et après l’avoir remplie, elle boit, ne se souciant pas des longues trainées d’hydrocarbures qui glissent partout dans ce cimetière fumant.
Au cours des heures, de bien étranges murmures se sont installés, qui lui ont valu de sortir pour ce Charronnage. Il se dit que les trois Leaders des Wastelands viennent de mourir sur la Fury Road. Le Mange-Personne, le Meunier, et même Immortan Joe que la Citadelle tenait pour un dieu. Il se murmure que sa dépouille a été déposée aux portes de sa cité troglodyte par son Imperator Furiosa. Une absurdité qui laisse toutes les âmes incrédules, même les Buzzards qui ont pourtant mille fois souhaité ça. Quoi qu’il en soit, l’armada démembrée dont ils siphonnent à présent les dépouilles déjà exsangues est témoin : cette nouvelle Apokalipsis a bel et bien eu lieu. Et dans cet enfer de Metall, des corps gisent en autant de pièces détachées que les moteurs, leur sang se mélangeant à la Guzzolène absorbée par la terre.
Pour les Buzzards, la chair n’est elle aussi rien d’autre que de la viande, mais aux War Boys de la Citadelle, on ne touche pas. Ceux-là ont encore ce matin été les plus follement rapides, les plus absurdement téméraires, les plus fanatiquement dédiés à leur Immortan Joe. Les plus malades aussi, à n’en point douter, parce qu’au seuil d’une mort imminente, dévorés par leurs lymphomes et les fièvres nocturnes, ils n’ont rien eu d’autre en tête que de finir héroïquement pour voir s’ouvrir les portes de la gloire. Manger de ça, c'est directement avaler le trépas. Volta détourne le regard d'une cage thoracique anonyme, ramène son regard à l'intérieur de la carcasse du Porte-guerre et attrape un outil aiguisé, entre le racloir et le ciseau. Alors, elle entreprend de découper une longue bande de cuivre dans la brise qui revient. Un crissement s'élève, plaintif, et vient surpasser les hurlements des scies circulaires, plus loin. Elle roule sa première feuille de cuivre, la fourre dans sa besace puis entame d’en découper une seconde.
L’outil crisse encore mais elle s’arrête, les sourcils froncés. Pour la première fois, en faisant ça, elle vient d’avoir l’impression de déchirer à vif une créature encore à l’agonie et éprouve quelque chose de sourd et d’étouffant pour ce Porte-guerre. Quelque chose que la veille Iskra qualifierait peut-être de sostradánije, ou compassion, avant de cracher. Volta jure, dans l’une de ces interjections en russe qui lui viennent spontanément et qui témoignent à elles seules de toute l’histoire de ses ancêtres. Elle ne va pas avoir pitié d’une foutue citerne. Elle presse plus fort sur son outil qui s’enfonce plus vite et plus loin dans le revêtement interne de la cuve. Une complainte de métal, plus terrible encore, qui lui fait détourner les yeux.
Elle se fige et le gémissement cesse, la laissant dans le son de l’inspiration ample qu’elle vient de prendre. Immobile et vigilante, elle vient d’entrevoir quelque chose. Là, par-delà une brèche de métal coupante comme des rasoirs, contre la pierre escarpée, au milieu du sable noirci par des flammes à présent éteintes, elle est sûre que quelque chose vient de bouger.
Un battement de paupières et son poignard est devant elle. Une pointe acérée comme une épine, forgée à partir de ces mêmes mécaniques qui ont un jour grondé sur la Route. Elle est prête à rouler en arrière. Elle est prête à jeter l’un de ses quarts de grenades. A présent debout dans l’eau résiduelle de la cuve, elle entend de nouveau une complainte, plutôt semblable à un couinement pathétique. Qui ne s'élève pas du Porte-guerre mais de la frange de sa dépouille. A bonne hauteur, elle se hisse, jusque sur ce qui a un jour été le flanc massif de cet engin à dix-huit roues. A distance de rigueur, sur ses gardes, culminant au-dessus des restes de ce qui était quelques heures en arrière sa cabine avant.
Avec un haussement de sourcils, elle inspecte les lieux et croise les bras. En dessous d’elle, à moitié sous les replis de la carcasse et à moitié dans un renfoncement de pierre qui l’a sans doute autant écharpé que sauvé, git un War Boy qui ne semble pas aussi définitivement mort que les autres. Une épave parmi les épaves, qui n’est pas une menace et ne sera bientôt plus rien du tout.
— Rien que de la chair à corbeaux vomie par son Valhalla, souffle-t-elle en rangeant sa lame.
Et tout en sautant de nouveau dans la cuve pour retourner à sa découpe, elle ajoute ironiquement, comme une vengeance pour tout le mal que cette sorte a historiquement fait, à elle et aux siens sur la Route :
— Médiocre, War Boy.