Et la lumière fut

Chapitre 6 : Le désir

3100 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/05/2017 22:00

  • CHAPITRE 6 - Le désir



Avant la chute



Samael rasa les flots, puis gagna de la hauteur. Il se laissa glisser au-dessus des reflets liquides ondulés, presque attiré malgré lui par le basculement vertigineux au rebord même du torrent. Dans un souffle, il traversa le bouillonnement qui s'élevait de la cascade. Tout en bas, un amas de rochers était éclaboussé bruyamment par les tonnes d'eau qui s'écrasaient en permanence.


C'était tellement grisant d'accompagner de son vol la trajectoire du courant avant de plonger dans cet écran de brume rafraîchissante.


Quelques instants plus tard, Samael s'en alla se percher à l'extrémité d'une saillie rocheuse, telle une gargouille insolite, ses avant-bras reposés sur ses genoux fléchis, les ailes repliées dans son dos. Au sommet de cette falaise, avec l'Eden en contrebas, il se sentait libre. La vue du jardin ininterrompu et la senteur particulière de l'humus faisaient office de stimulant purificateur.


Une odeur de terre pétrie par les racines et les fougères emplissait l'air autour de lui. La forêt résonnait de coassements et de cris invisibles. Tout était éveillé. La nature attendait quelque chose, elle était tendue vers ce moment, prise tout entière dans une sorte de moiteur immobile dont personne ne voulait sortir.


Ici, le temps s'écoulait lentement, autrement. La saison était incertaine, peut-être entre la fin de l'été et le début de l'automne.


L'ange déplaça légèrement son poids afin de maintenir son équilibre face au vent qui le ballottait, puis baissa son regard vers l'arbre de la connaissance, seul au centre d'une clairière.


La base était si large qu'il aurait fallu au moins une dizaine de ses frères réunis pour en faire le tour de leurs ailes. Les plus grosses branches étaient à elles seules plus épaisses que la plupart des troncs de la forêt avoisinante. Elles étaient couvertes d'une écorce brune aux reflets roux et lorsque les rayons du soleil rasaient la cime de l'arbre, elles prenaient une teinte intense. Avec la proportion hors norme du végétal, Les pommes rouges qui l'agrémentaient donnaient l'impression étrange de minuscules cerises


Sous cet abri de feuillages, les humains semblaient y être bien. Le terrain formait une cuvette bordée de monticules noircis qui offraient une certaine protection contre le vent. Cela permettait de délimiter clairement la zone où ils étaient installés et de leur fournir les repères essentiels à leur existence.


Dont un paisible ruisseau qui jouxtait le végétal.


Ce fut d'ailleurs là que Samael l'aperçut en premier.


L'homme, celui que Dieu avait nommé Adam.


Totalement nu, le jeune humain aux cheveux blonds bouclés à la barbe bien fournie plongeait comme un idiot dans le cours d'eau avec l'objectif d'attraper des poissons gros comme son avant-bras. Il gesticulait et éclaboussait dans tous les sens en poussant des grognements caverneux.


Samael assista à ce triste spectacle non sans un certain amusement, secouant dramatiquement la tête.


Et dire que cette créature est censée prendre un jour possession de la terre…

Le vieux aurait-il finalement acquis le sens de l'humour ?


Après un long moment passé ainsi, Adam dut sortir pour masser ses membres glacés. L'humain au corps sec mais musclé, se réconforta avec quelques mûres, puis revint se poster sur la rive, déterminé à ne pas se laisser abuser plus longtemps par ces choses à la peau glissante.


Ce n'est pas le spécimen le plus futé mais au moins il fait preuve d'obstination…


L'homme décida de procéder autrement, et ramassa sur la berge une poignée de cailloux ronds, assez petits pour qu'ils puissent tenir dans la main et assez lourds pour pouvoir prendre de vitesse les poissons. Cette fois ci, Adam décida de rester sur le bord pour que son geste n'attire l'attention et balança les projectiles.


Évidemment, ses essais furent infructueux et Samael se dit intérieurement qu'il pourrait rester des siècles entiers à regarder cet humain simplet se démener de la sorte tant le comique de la situation l'amusait.

Adam s'assit sur les talons et se mit à réfléchir.


Que cherchent les poissons ? De la nourriture. Donc, pour avoir plus de chance de les atteindre, il faut leur donner à manger…


Mais que mangent-ils ?


Il essaya de les appâter en lançant un petit caillou dans l'eau, en vain.


Ce n'est pas encore ça, humain… réfléchis !


Peut-être des feuilles d'herbe seraient-elles plus appétissantes ? guère plus.


Non, mais il le fait exprès ou quoi ?


C'est alors qu'une truite sauta hors de l'eau sans prévenir. L'homme se refusait de croire qu'il ne s'agissait là que d'une manière de se distraire.


Qu'avait donc vu ce poisson pour bondir ainsi ?


Adam se mit à observer la surface et ne tarda pas à comprendre : Des dizaines d'insectes, plus ou moins gros, survolaient le ruisseau, et de temps en temps, l'un d'eux ne revenait pas.

Fallait-il attraper des insectes, pour ensuite attraper du poisson ?


L'humain ramassa un ver de terre sur la rive, et le jeta dans une retenue où l'eau était stagnante. Quelques instants plus tard, la ruse avait attiré un client. Malheureusement pour lui, un aigle posté non loin se montra plus alerte et frôla le ruisseau pour en ressortir avec le précieux poisson coincé entre ses serres.


Le regard désabusé d'Adam fit éclater de rire Samael.


Décidément, le monde animal semble bien mieux adapté à la survie que l'homme.


Pourtant, pas le moins du monde découragé, Adam s'en alla dénicher une épaisse branche pour ensuite gratter la terre mouillée à la recherche de vers grouillants qu'il rassembla précieusement dans la paume de sa main.


Après avoir visualisé mentalement sa stratégie, l'humain balança les lombricidés au bord de la rive puis il s'accroupit, brandissant la branche au-dessus de sa tête. Il resta ainsi de longues secondes, dans cette position, immobile, à guetter une quelconque réaction.


Quand soudain, un impressionnant bouillon d'écailles se forma à la surface de l'eau. Sans attendre, l'homme claqua de toutes ses forces l'arme sur l'attroupement, poussant un cri de victoire tandis qu'il se précipitait maladroitement dans l'eau pour récupérer une des victimes et la brandir tel un trophée.


Alors qu'Adam sortait difficilement du ruisseau, l'animal mort maintenu par la queue, il sentit glisser sur lui une furtive ombre. Intrigué par cette soudaine obscurité, il leva la tête au ciel pour y repérer sa source.

Bizarre, il n'y avait pourtant rien au-dessus de lui.


Après avoir parcouru une centaine de mètres, il s'immobilisa à nouveau, malaisé par le bruissement d'air régulier dans son dos et la sensation oppressante d'une présence.


Salut humain, entendit-il derrière son épaule.


Très lentement, l'homme à la mâchoire tremblante se retourna.


Flottant majestueusement de ses immenses ailes blanches, Samael se présenta à lui, bras écartés, avec son sourire le plus éclatant.


Une apparition qui fit son effet mais peut-être pas celui escompté.


Pris de terreur, le premier réflexe d'Adam fut de lui jeter la truite au visage avant de fuir en hurlant comme si des démons étaient à ses trousses. L'attaque surprise prit complètement au dépourvu l'ange qui regarda, désabusé, l'humain galoper à toute allure dans les hautes herbes en direction de son campement non loin de là.


Ce n'est pas tout à fait comme ça que j'imaginais notre premier contact, maugréa l'être céleste en essuyant machinalement la manche sur son visage trempé.


Dans un soupir, Samael se pencha pour ramasser le poisson lâchement abandonné par le froussard et entreprit de le suivre à pied.


Alertée par le raffut hystérique d'Adam, une silhouette émergea en trombe depuis une modeste hutte de feuillages.


Eve.


En l'apercevant, Samael s'arrêta de respirer, elle était aussi belle que lors de sa première visite.


Ses pesants cheveux bruns, luxuriants ténèbres, ondulaient en désordre sur son corps nu, d'une chaude pâleur de tubéreuse, revêtant partiellement ses petits seins. Éclairé par deux yeux verts à la teinte d'une frondaison de forêt, son visage était de l'ovale le plus séduisant, sa bouche s'y épanouissait comme un œillet ivre de rosée. Un chaud parfum émanait de cette fleur humaine, une senteur qui l'enivrait et le ravissait.


Dans une attitude protectrice, Adam se posta juste devant elle, bras tendus, lançant à l'emplumé d'intelligibles grognements en guise d'avertissement. Pourtant à chaque pas que l'ange faisait dans leur direction, l'homme se crispait un peu plus dans une tension palpable, laissant deviner un courage bien éphémère.


- Tiens ! je te l'ai rapportée, dit Samael en balançant nonchalamment la fameuse truite à ses pieds. Et cette fois, ne t'avise pas à la jeter sur moi, je ne veux pas empester le poisson.


Adam le regarda comme un animal étrange, ouvrant et fermant sa bouche pour l'imiter. Le timbre de voix de l'ange, lorsqu'il s'exprimait, était si pénétrant, à l'inflexion vibrante, si profonde qu'il fit frémir l'humain malgré lui d'une discrète admiration.


En le voyant faire, Samael en déduisit l'évidence : Le don de parole ne lui était pas encore acquis et la créature essayait tout simplement de comprendre le simple concept de parler.


- Ah, je vois, notre Père a préféré vous murer dans le silence. Comme ça on évite les questions gênantes...


Il ne pouvait pourtant pas oublier qu'en tout être vivant la parole était un fond indélébile, essentiel, qui donnait à toutes les idées, même les plus vagues, les plus versatiles ou stables un substrat de conscience.


Était-ce une manière d'avoir le contrôle sur elles ?


Pourquoi tant d'énergie à organiser cela ? de les surprotéger de la sorte ?


Oui, il était hérétique d'avoir de telles réflexions, d'oser affirmer la nécessité d'un autre chemin que celui du tout puissant mais ces questions préoccupaient de plus en plus Samael. Sans doute parce qu'il rejetait depuis toujours l'idée inconfortable que la vie se limitait à des devoirs et à une « souffrance » ouvrant hypothétiquement droit, un jour, à une suite enfin heureuse.


Le regard azur de l'homme s'attarda sur le poisson posé au sol, tiraillé entre l'envie de le récupérer et donc s'approcher, et celle de fuir ce grand oiseau blanc aux sons étranges. Alors comme pour trouver une réponse à ce qu'il devait faire, Adam se tourna vers Eve.


Qui se contentait de sourire…

Un sourire adorable.


La lumière jouait et appuyait sur ses lèvres lorsque ses fossettes rieuses avivaient ses naïves dents blanches.


Eve s'écarta de son compagnon, ce dernier protestant bruyamment quand elle le poussa sans ménagement sur le côté. La femme lui lança alors en retour un regard plein d'aplomb, presque autoritaire, semblant dire « laisse-moi gérer, crétin ».


Sans aucune hésitation, elle s'approcha de l'inconnu, ses mouvements d'une lente et délicieuse harmonie, pour faire le tour de sa personne. La brune l'examina sous tous les angles tandis qu'elle perdait de temps à autre sa main sur le magnifique plumage blanc et la robe au tissu d'or.


- Je t'intrigue, n'est-ce pas ? Tu te demandes ce que je suis, ce que je fais ici ?


Elle lui sourit à nouveau, ses yeux s'illuminant au son de sa voix.


- Je suis là pour te faire découvrir un nouveau monde, lui annonça t'il en indiquant du doigt l'appétissante pomme, celui qui te permettra enfin de répondre à cette question : Que désires-tu vraiment ?

La femme, mouchetée par l'ombre de l'arbre, fixa à son tour ses deux émeraudes sur les fruits luisants. Elle semblait en effet subjuguée et frustrée par l'inaccessible globe rouge.


- Oui Eve, tout commence ici, avec ce fruit interdit qui te nargue depuis si longtemps. Fais-moi confiance, tu vas connaitre le goût exquis de la liberté.


Samael savait exactement ce que la première bouchée apporterait à la femme, elle subirait la conscience nouvelle et obtiendrait la preuve évidente qu'elle s'appartenait. Eve ferait alors connaissance avec les délices incomparables de la désobéissance, l'amenant à désirer librement.


Oui, une soif s'éveillerait.


D'un sourire enjôleur, l'ange pointa son index gauche en l'air et dessina lentement dans le vide un « S » tout en psalmodiant une séries mots incompréhensibles pour l'oreille humaine. Après quelques secondes, une forme serpentueuse faite de lumière blanche se manifesta au-dessus de son doigt. D'un geste élégant, il la fit glisser le long du tronc jusqu'à la convoitée branche garnie.


Le tortueux spectre de lumière décrocha deux petites pommes qui flottèrent lentement jusque dans les mains tendues de Samael. L'une fut posée sur une pierre, à l'attention d'un Adam encore bien trop méfiant pour oser s'approcher.


Et l'autre fruit fut donné à la femme qui s'en saisit avec fascination. Bouche à demi-ouverte, elle contempla longuement la sphère rouge avant de se décider à croquer dedans à pleines dents.


Que la chance l'ait accompagné ou que son instinct ait été particulièrement aiguisé, toujours est-il qu'un des premiers dons du fruit était la sensualité. Juste après le plaisir d'avoir désobéi en toute connaissance de cause. Samael remarqua que l'effet était assez capiteux pour déstabiliser Eve, les yeux mi-clos, la jugulaire couleur fumée, apparente sous la peau.


Au bout d'un moment, elle s'examina pour prendre conscience de sa nudité, de ce qu'elle était et en la voyant réagir ainsi, l'ange de lumière ne put que sourire de satisfaction.


Quelque chose était né, la liberté d'imaginer une existence sans le contrôle de Père. Cette pensée-là avait fait une différence parce qu'elle était libératrice, révolutionnaire, elle portait en germe une époque nouvelle, et c'était lui qui l'avait eue.


Ils peuvent dire ce qu'ils veulent de moi…


C'était peut-être un tentateur, un blasphémateur, le pire des anges, mais il était le seul à y croire.


A cette chance.


Samael vit les admirables yeux de cette femme se remplir de larmes, reconnaissante de ce qui lui avait été offert. Il fallait bien en convenir, ces larmes étaient splendides. Les lumières en baignaient les diamants : elles roulaient sur ce sublime visage où somnolait un « merci » ému.


- Désire ce que tu veux à présent, lui susurra-t-il d'un sourire mélancolique, et sois pleinement libre…


Sous l'expression hagarde d'un Adam spectateur, Eve passa alors un doigt sur le menton de l'ange, pour ensuite glisser sur son cou. Une sensation qui le fit frémir.


- Que fais-tu ? Demanda t'il en vagabondant nerveusement ses yeux sur les belles mains baladeuses.


La réponse était que l'humaine essayait simplement de trouver une réponse à cette soudaine envie irrésistible, quelque chose de nouveau réveillé en elle. Eve se pencha vers l'ange, effleura légèrement sa bouche avec son front dans un mouvement langoureux puis remonta vivement la tête pour plonger dans ses yeux noirs animés d'un éclat nouveau.


- Eve, tu…


Mais il ne put finir sa phrase.


Elle lui éperonna subitement le visage, le réduisant au silence sous un baiser langoureux. L'odeur sucrée de la jeune femme dans l'exiguïté de ses naseaux, trouva son chemin jusque dans ses poumons affamés de son abondance génératrice, comme une bouffée de vie, tandis que ses doigts délicats se perdaient dans ses longs cheveux noirs.


Samael s'abandonna à son baiser à la fois doux et purificateur. Il se délectait de ce geste étrange avec incompréhension, fascination et plaisir.


Tellement de plaisir.


La sensation était vertigineuse, faite de beauté et d'exaltation.


L'être céleste savourait la proximité de son corps, la chaleur de sa peau si délicate. La simple douceur de leur étreinte, mais le contact de sa langue avec la sienne, l'excita soudainement, allumant un feu improbable en lui.


Un feu nommé désir.


Ce même désir que l'humaine découvrait pour la première fois.


Effrayé par cette étrange émotion qui naissait en lui, Samael eut un brusque mouvement de recul, dardant avec incompréhension la jeune femme aux yeux pétillants, comme si une éclaircie perçait un trou inattendu dans un ciel maussade.


Ce baiser encore chaud aux commissures de ses lèvres enfiévrées par l'envie lui laissa une empreinte indélébile et Samael, intrigué, porta sa main à sa bouche, essayant de comprendre ce qui venait de se passer. Ce souvenir fougueux et l'inexpérience à eux deux traversa son corps comme un éclair, et versa un autre jet d'ivresse à son âme. Un acte qui parlait le langage d'une métamorphose opérée en lui, et lui faisait découvrir que la sensation la plus passagère était la plus durable.


Il ne fallait pas beaucoup vraiment il suffisait d'un presque rien, d'une pomme, pour donner cette impression d'éternité.


Comment son père, d'une perversité endémique, avait pu brider ses créatures, pour les priver de cette chose, de cette connaissance qui révélait toute la sublimité de l'existence ?


Pourquoi lui-même en avait été dépourvu ?


Sa réflexion se brisa comme du verre quand, soudain, un bruissement d'ailes le sortit de sa transe.


Bonté divine... Pas lui... Pas maintenant...


Samael ressentit alors un immense regret quand il vit devant lui l'humaine figée dans un ralenti temporel annonciateur de mauvaises nouvelles. C'était un fait, Les entrées d'Amenadiel avaient toujours la fâcheuse manie de gâcher les bons moments.


Dans un long geignement, l'ange de lumière se retourna, faisant face l'expression implacable de son aîné.


Alors que Samael s'apprêtait à se justifier, Amenadiel le saisit fermement par l'encolure de sa robe, sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, et invoqua immédiatement une colonne de lumière qui jaillit du ciel. Engloutis par cette formidable décharge, les deux frères furent aspirés par le vortex de lumière aveuglante, qui remonta vers les cieux dans un foudroiement d'énergie, avant de disparaitre.


Le calme revint sur la clairière. Eve et Adam qui avait retrouvés leur mobilité, cherchèrent longuement une logique à la disparition soudaine de cet être fantastique.


La femme leva les yeux au ciel, ne désirant plus qu'une chose. Le revoir un jour…



A suivre…

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