Et la lumière fut

Chapitre 5 : Une équipe d'enfer

2612 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 03/05/2017 12:42

  • CHAPITRE CINQ - Une équipe d'enfer


Il était déchu et pourtant se faire à cette idée n'était pas le plus difficile.


Chaque acte commis pour lui-même avait été un manque d'esprit aux yeux de la Cité d'argent, ce n'était pas comme s'il ne l'avait pas cherché. Son histoire avait été relatée, la dernière page avait été tournée lors la rébellion. Il ne disposait plus du droit d'indigence ou d'appartenance... Mais désirer librement méritait-il vraiment ce supplice ?


C'était plutôt cela qu'il avait le plus de mal à admettre.


A quelle fin cela servirait-il, autrement qu'à donner à Lucifer une subsistance émotionnelle à laquelle il n'avait jamais eu le droit. Et en pensant à tout cela, il comprit qu'il n'y avait pas de manuel de formation pour les déchus. L'ange ignorait tout du but de cette punition, de ce don démoniaque infligé malgré lui.


Il méprisait l'apitoiement. C'était un signe de faiblesse et une indulgence qu'il ne pouvait accorder à quiconque. Mais voilà qu'il baignait en plein dedans.


Soudain, un claquement de doigts sonore le fit sortir de sa transe, ses yeux onyx se relevèrent lentement pour considérer Mazikeen une main sur la hanche, visiblement agacée.


- Eh ! Tu vas me répondre oui ou non ? s'impatienta t'elle en toisant de toute sa hauteur l'ange amorphe contre le mur. Je t'ai demandé comment tu te sentais...


Lucifer hésita un instant. L'expression ferme de sa mâchoire serrée n'incitait pourtant pas aux faux semblants. De toute façon, il opta pour la vérité simplement parce que c'était sa nature et qu'il n'avait surtout pas le choix.


Depuis son retour à sa forme originelle il souffrait. Une souffrance obsédante, une brulure ininterrompue, enveloppante, un martyr ponctué d'explosions erratiques, incandescentes comme si son être tout entier était le théâtre d'une partie d'Armageddon privée, ne parvenant pas à échapper à ces voix, à mettre de la distance en elles et lui. Des chuchotements incompréhensibles et menaçants dans un bruissement incessant.

Lucifer se sentait profondément détestable de perdre le contrôle de la sorte, incapable de triompher de son état mental actuel et son visage empli de détresse n'échappa pas à la démone.


- C'est vraiment… très pénible, geignit-il en portant une main à ses yeux pour se masser les arcades alors qu'il essayait physiquement de débarrasser son esprit de ces maux éprouvants. Tu en as d'autres des questions stupides de ce genre ?


- Juste une, répondit-elle d'une voix plus doucereuse, veux-tu que je fasse taire cette douleur ?


L'ange ôta immédiatement sa main pour darder son regard suspicieux sur la gardienne.


- Comment le pourrais-tu ?


- Il y a une solution… mais pour cela, il va falloir que tu acceptes d'être le diable.


- Le diable… le diable… cracha le déchu en fronçant les sourcils, tu n'as que ce mot à la bouche depuis tout à l'heure… Mais bonté divine, je ne sais même pas ce que ça signifie.


- Tu le sauras, mais seulement si tu m'accompagnes…


- Je ne suis pas sûr de le vouloir, souffla t'il avec lassitude.


- Alors, très bien, reste tout seul à errer en enfer, rétorqua-elle acerbe, je te souhaite une longue et douloureuse agonie.


Puis elle lui tourna les talons avec mépris, s'éloignant d'un pas déterminé.


- Et c'est tout ? héla Lucifer les yeux écarquillés, tu vas me laisser là, comme ça ?


Les lèvres fines de la démone ne cessèrent de s'étirer, entourant deux rangées parfaites de dents, alignées comme des petits soldats prêts à partir au combat.


- Tu as le choix… c'est bien ce que tu as toujours voulu, non ?


Il ne répondit rien, voyant clairement que Mazikeen voulait l'entrainer sur une voie dont il était impossible de revenir.


Le choix ? vraiment ? Le prenait-elle pour un idiot ?


Il était piégé ici, avec une capacité qui s'était posée sur ses épaules comme une chape de plomb, aussitôt devenue un terrible fardeau qu'il devrait porter en surplus de sa propre damnation. Sans compter sur une ignorance handicapante de l'enfer qui ne lui permettait pas d'appréhender ce nouveau monde avec aisance. Le seul choix qu'il avait était de suivre cette démone agaçante, sa meilleure chance de comprendre ce qui lui arrivait.


Ça lui en coutait de l'admettre mais Lucifer avait besoin d'elle.


- C'est bon, tu as gagné, bougonna-t-il, alors arrête cette comédie et viens m'aider à me relever.


Le silence qui s'ensuivit s'éternisa quelques instants. Puis, la démone pivota gracieusement sur elle-même bras croisés, observant avec condescendance l'ange.


- S'il - te - plait ? s'agaça Lucifer en appuyant exagérément sur chaque syllabe.


Comme pour se faire désirer, la gardienne revint lentement vers lui d'une démarche sensuelle, jubilant intérieurement d'avoir réussi à contraindre l'emplumé. Une fois arrivée à sa hauteur, elle le toisa avec insolence en lui tendant la main, un soupir de capricieuse accompagnant son geste.


Lucifer s'en saisit. Très vite, il se sentit tiré vers l'avant. Ce fut une fois debout, qu'un vertige l'assaillit, manquant de le faire à nouveau s'effondrer. Mais c'était sans compter sur une Mazikeen alerte qui le maintint fermement aux épaules afin de le stabiliser.


- ça va aller ? s'inquiéta t'elle sincèrement.


Pendant un bref instant, il perdit son regard ombrageux dans celui de la gardienne, son œil, un univers où les mystères non dévoilés brillaient comme des étoiles filantes. Lucifer réalisa soudain qu'il avait la bouche ouverte, et la ferma aussitôt. Puis, sa prochaine pensée fut qu'elle lui avait posé une question. Quelle était-elle déjà ? Parfait, maintenant, en plus d'être damné, il devenait gâteux.


- Oui… lui répondit-t-il enfin, sa voix sonnant bien plus rude qu'il ne l'avait voulu. Je peux supporter la douleur.


- Tant mieux, si ça peut m'éviter de t'entendre te plaindre.


Lucifer la foudroya du regard.


- Toi par contre, s'exclama t'il en la pointant du doigt, je ne suis pas sûr de le pouvoir... Niveau punition, je suis déjà bien servi, il était inutile de me rajouter celle de ta présence.


- Oh, tu en auras d'autres mon grand, annonça-t-elle avec un sourire à faire pâlir de jalousie le chat du Cheshire. Crois-moi mon diable, on va s'amuser. Tu vas être servi en punitions…


Il cligna des yeux face à l'incongruité de ses paroles.


- Cette incessante démonstration d'enthousiasme serait presque attendrissante si elle ne venait pas d'une sadique dans ton genre…


- Tu t'y habitueras.


Mazikeen, impassible, considéra le grand brun au regard mauvais et aux joues animées d'une pulsation frénétique. L'emplumé au tempérament volcanique avait cette arrogante assurance combinée à une certaine sensibilité émotionnelle. Si l'ange pouvait apprendre à l'inhiber plutôt que de se laisser contrôler par elle, cela pourrait le mener loin.


Le mener loin...


Son œil noir se rétrécit lorsqu'une étrange prémonition effleura sa conscience, envoyant en frisson jouissif le long de sa colonne vertébrale. Cette sensation bizarre méritait réflexion, mais elle la repoussa à plus tard...


- Il va falloir t'habiller, mais ne compte plus sur ta robe. Elle est en lambeaux, ce qui n'est pas une grande perte en soit si tu veux mon avis...


Elle se saisit d'une cape de velours noir pendue sur l'un des instruments de torture, la secoua pour la débarrasser des résidus et entreprit de la lui installer. L'opération s'avéra plus difficile que prévue, notamment à cause des deux appendices duveteux qui ne lui facilitaient pas la tâche. Elle l'accrocha d'abord à l'épaule droite de l'ange, mais le temps qu'elle attrape l'extrémité du col pour pouvoir poser la cape de l'autre côté, le tissu avait de nouveau glissé, entrainé par son poids.


- Tes ailes ! S'énerva t'elle en ramassant une nouvelle fois le vêtement au sol, je vais te les arracher si ça continue.


Mains jointes devant lui, Lucifer se laissa docilement faire, amusé d'assister à cet habillage maladroit.


- Pas comme ça… non plus… Encore raté… titilla-t-il dans l'espoir de l'agacer un peu plus.


Un râle rageur s'échappa de la gorge de Mazikeen à la sixième tentative. Dans un excès de colère, elle lui jeta le linge à la figure.


- Tiens, débrouille toi !


Toujours avec ce sourire moqueur, L'ange avait reculé d'un pas et levé la cape devant lui afin de l'étudier.


- Ton poignard ! ordonna t'il en tendant sa main.


Bien qu'outrée qu'il s'adressât à elle de façon si impérieuse, elle lui claqua la lame dans la paume.


Lucifer s'exécuta et taillada soigneusement deux larges fentes en forme de losange pour y faire passer ses ailes. Cette étape terminée, il entreprit de faire deux autres ouvertures pour les bras. Malgré l'outil sommaire qui lui avait été donné, le découpage s'avéra parfait.


L'ange balança le vêtement dans son dos, rétracta au maximum ses ailes, puis laissa glisser ses membres avant de se pavaner bras tendus dans une cape transformée en une élégante longue veste qui lui tombait aux pieds.


Mazikeen n'en revint pas de la prestance qu'il dégageait. C'était à croire qu'un rien l'habillait.


- Admire !


- Oh ça va, tu portes la liquette d'un démon, de ceux qui se roulent dans les immondices de l'enfer… En effet, j'admire !


La gardienne dut se retenir de rire face à l'expression changeante de l'ange. Ce dernier avait lentement mué son sourire goguenard en une grimace de dégoût. C'était trop drôle. Elle le regarda soulever un pan de sa tunique pour la renifler afin de s'assurer qu'elle ne disposait d'aucune odeur bizarre.


- Tu te fiches de moi...


- Je ne me permettrais jamais, répondit-elle, sa voix hypocrite de bout en bout. Maintenant que tu es habillé, si tu veux bien te donner la peine de me suivre, la sortie est par là.


- La liquette d'un démon bouseux… Sérieusement, tu ne pouvais pas trouver mieux ? Se plaignit Lucifer en humectant à nouveau le vêtement alors qu'une main dans le dos lui donnait une impulsion.


- Non !


- Par le sang de l'enfer... cette chose pue le bouc !


- Avance !


Tandis qu'ils progressaient dans les tunnels sinueux de la prison, des centaines d'yeux rouges et jaunes les observaient dans l'ombre. Des créatures aux allures de goules, aux corps recouverts de plaies, rasaient les murs du tunnel, sifflant et pestant dans une langue antique.


- Qu'est-ce que c'est ? demanda Lucifer visiblement nerveux.


- De la vermine qui se nourrit des cadavres et des âmes corrompues, n'y prête pas attention…


Plus loin, un mur se mit à onduler à leur gauche et un immense démon à la peau violette couverte d'écailles et muni de deux paires de bras apparut, juché sur des pattes aussi grosses que des rochers. Ses orifices d'un blanc laiteux se posèrent sur la gardienne et il poussa un grognement.


Mauvaise idée de la provoquer de la sorte.


Il fallait lui reconnaitre : Elle ne se donna pas la peine de le menacer et se contenta de bondir en rugissant toutes lames dehors, faisant de son mieux pour lacérer la créature. Mazikeen faisait partie des forcenés sanguinaires. On aurait beau lui couper les bras et jambes, elle continuerait à ramper à terre tel un serpent en claquant des dents pour vous mordre aux chevilles.


Durant un moment, sa victime poussa des crissements stridents en frottant son visage en charpie, un peu comme quand on tente frénétiquement d'enlever de l'eau savonneuse, puis elle s'enfuit en couinant sous le regard impressionné de Lucifer.


- Lequel de ses quatre yeux t'avait regardé de travers ? ironisa t'il.


- Aucun, il me bloquait juste le passage.


- Je vois…


Tout au long de leur remontée, d'autres failles s'ouvraient, crachant des créatures inoffensives aux mâchoires dégoulinantes et aux corps tordus et convulsés.


Lucifer se demandait si ces tunnels se terminaient un jour. Il sentait le grondement sous ses pieds s'accentuer. Enfin, la réverbération sembla venir de tous les côtés à la fois. Et par-dessus le bruit des tremblements et le martèlement de leurs pas, L'ange put apercevoir des sons étouffés provenant du dessus. On aurait dit de l'acier qui s'entrechoquait.


- Donc… tu es la gardienne des âmes damnées, c'est ça ? se risqua t'il à demander pour meubler le silence.


- Comme je te l'ai dit.


- Et il y en a beaucoup ?


- Des millions. Les humains pullulent à une vitesse incroyable, tu peux me croire. J'en arrive au point de devoir déléguer mais Moloch n'a pas la même passion que moi...


- Moloch ?


- Un démon supérieur sans aucune imagination : il se contente de manger les âmes, les régurgiter, les manger, les régurgiter à nouveau et ainsi de suite… Remarque, tant que ça marche. Celles dont il s'occupe poussent toujours des cris pitoyables.


- On peut vraiment torturer une âme de cette manière ? demanda l'ange d'une expression de curiosité mêlée au dégout.


- Si tu savais Lucifer, s'extasia t'elle d'un rictus sombre, il y a tellement de possibilités, tant de points faibles à disposition : des dents arrachées, des organes génitaux titillés à l'aiguillon, l'agonie éternelle dans un carcan de feu…


- Je ne sais pas si je dois trouver cela répugnant ou fascinant.


- L'un n'empêche pas l'autre.


Après une ascension qui lui sembla interminable, l'obscurité se dissipa et Lucifer aperçut un mur de lumière jaune au bout du tunnel. D'abord, l'éclat était si intense qu'il dut se couvrir les yeux d'une main. Mais clignant des paupières, il s'accoutuma à la lumière.


Il se tenait près d'une avancée, au bord d'un ravin qui ouvrait sur un vaste désert, une centaine de mètres en contrebas. Des milliers de démons, de chiens des enfers, de golems et autres créatures maléfiques qu'il n'avait jamais vues noircissaient les falaises environnantes.


- Tu regardes ici ce que l'enfer a de plus accueillant, lui dit Mazikeen.


Elle désigna du doigt une colline, et Lucifer ne put réprimer un frisson.


Il avait d'abord pris l'élévation pour une colline, d'une aspérité certes singulière par sa forme, mais cela n'avait rien de particulièrement inattendu sur ces terres infernales.


Non. En l'observant attentivement, on se rendait compte que cet aspect de coteau anodin n'était qu'une illusion générée par les couches de suie et de poussière qui s'étaient formés au fil des siècles.


A la vérité, bourgeonnait là un furoncle de chair qui sourdait d'une plaie de roche, cloque spongieuse sur la peau déshydratée de l'enfer. Les replis dermiques crevassés ajoutaient encore à l'horreur.


Alors même que Lucifer rivait son regard sur le mont infernal, celui-ci se mit à frémir, et comme excité par un stimulus inconnu, se dressa presque.


- Magnifique paysage, commenta-t-il avec sarcasme, je me demande pourquoi je ne suis pas venu plus tôt…


- Tant mieux que ça te plaise car nous devons nous rendre au-delà de cette montagne afin de le rencontrer…


- Qui ça ?


- Celui qui est assis sur ton trône, Moloch.


A suivre…



Laisser un commentaire ?