La première Eve
Chapitre 7 : Franchir les limites
CHLOÉ
Avachie devant le poste de télévision, Maze ne répondait au téléphone que par de courts grognements monosyllabiques. Quelques secondes après la fin de l'appel, elle se leva du canapé et s'étira brièvement avec une grâce toute féline. Pourtant, Chloé pouvait facilement deviner que la nouvelle, quelle qu'elle fût, l'avait mise en colère ou ennuyée, car elle avait décelé une petite touche de bouderie plaintive dans sa réponse finale. Si cette émotion particulière commençait à déteindre sur elle, la chasseuse de primes passait probablement trop de temps avec Trixie…
Justement, la fille de l'inspectrice s'était levée aussi, affichant d'immenses yeux de cocker triste.
— Mais tu t'en vas déjà ? Tu avais promis…
— Mini Ouistiti, je t'ai déjà dit de ne pas faire cela… la coupa Chloé. Une mauvaise nouvelle, Maze ? Je peux faire quelque chose ?
— Pas vraiment. Amenadiel veut me voir. Je lui ai dit d'aller au diable, mais bon tu sais que c'est un sale pétochard, commenta-t-elle avec un coup d'œil en biais sur Trixie. Il n'aura jamais le courage d'aller tout seul jusque là-bas.
— Ne jamais refiler de détails, c'est apparemment un truc de famille. Lucifer est bien pareil… Est-ce qu'Amenadiel a daigné mentionner de quoi il s'agissait ?
— Oui. Il bosse au bar du LUX et ses cocktails craignent un max.
Chloé ne put retenir un petit rire incrédule.
— Est-ce qu'il était sérieux ?
— Exactement ce que je lui ai demandé, Decker ! Mot pour mot ! Quel vieux rabat-joie. Juste au milieu de ce documentaire, tellement fascinant, sur la vie de ces créatures démoniaques affamées…
Le sarcasme passa bien au-dessus de la pauvre Trixie.
— Ne t'inquiète pas, Maze, je le remettrai quand tu reviendras !
— Ouais. Quoi qu'il en soit, ça vaut quand même le coup d'essayer de savoir si ce n'était pas code bizarre pour un plan cul…
Chloé déglutit et darda vers sa colocataire une œillade sévère en donnant deux petits coups de tête en direction de sa fille pour rappeler que la petite était là et qu'elle écoutait tout. Et bien sûr, le résultat ne se fit pas attendre :
— Maman ? C'est quoi un plan Q ?
Maze étouffa un petit sourire satisfait dont elle avait le secret, attrapa sa veste en cuir et ouvrit la porte d'entrée… pour tomber sur Dan qui était juste derrière et s'apprêtait à frapper. Trop heureuse de pouvoir éviter d'embarrassantes explications sur la façon dont on fait les bébés, Chloé sauta sur ses pieds pour aller l'accueillir. En vérité, elle était très contente qu'il n'ait pas donné une nouvelle excuse bidon pour ne pas prendre Trixie de tout le week-end.
Avec un dernier « Et ne touchez pas à mes jouets ! » la démone les laissa entre eux et puis Dan entra. Trixie s'extasia en lançant un tonitruant « Papa » en allant se serrer dans ses bras. Il en était heureux car dernièrement, la petite fille semblait juste encline à câliner Lucifer, alors le papa jaloux considérait qu'il y avait du mieux.
Peut-être avait-il marqué des points quand il l'avait présentée à Charlotte ? Il savait bien que Trixie n'était pas une enfant ordinaire. Elle n'avait pas l'air traumatisée le moins du monde que ses parents puissent être amoureux d'autres personnes… Mais les gamins normaux ne faisaient jamais ça.
— Salut mon lapin, salut Chloé. Est-ce que tu as rassemblé toutes tes affaires pour notre petit week-end ?
— Non, j'y vais tout de suite. On était en train de regarder les Gremlins avec Maze !
— Ah, c'est un de tes préférés celui-là, pas vrai ? Va vite ma puce, je t'attends là.
Patientant le temps que sa fille rentre dans sa chambre, Chloé se tourna ensuite vers Dan avec un peu de timidité en demandant de son ton le plus anodin :
— Est-ce que tout va bien ? T'as disparu cet après-midi… et ça m'a inquiétée parce qu'on n'avait pas reparlé de quand tu passerais prendre Trixie…
Dan renifla et afficha un pauvre sourire, pourtant son ton resta très gentil.
— Tu sais, bien sûr, que tu n'es plus supposée faire ça depuis que nous sommes divorcés ? Je veux dire… de t'en faire pour moi…
— Ça va, ne commence pas… C'est juste que je n'arrivais à mettre la main sur personne au commissariat. Ella, Lucifer, Pierce… J'étais censée prendre la déposition du cousin des Solano, le donneur de sperme, et je me suis sentie un peu seule sur ce coup. C'est une grosse enquête et je ne voulais pas… Enfin j'aurais mieux aimé ne pas avoir à gérer ça toute seule…
Elle vit un embarras et un regret sincère se peindre dans ses yeux clairs.
Ce n'était pas vraiment son truc d'admettre qu'elle avait besoin de soutien moral. Si on lui avait posé la question, Dan aurait dit qu'elle était plutôt pleinement compétente et pouvait s'en tirer.
— Je suis désolé, ce n'était pas intentionnel. Lucifer est venu me trouver pour un petit truc et j'ai pensé que je pourrais lui filer un coup de main… C'est rien de super important. Des employés qui ne sont pas venus travailler ce matin et ne répondent pas aux appels, il avait quelques questions sur la procédure avant de les déclarer disparus…
Chloé manifesta une irrépressible hilarité, bien agréable à revoir. Écartant les doigts autour de sa tête, elle imita le bruit d'une explosion nucléaire.
— Est-ce que j'ai bien entendu ce que tu viens de dire ? Lucifer et procédure, tout ça dans la même phrase ?
Les pupilles de Dan brillèrent un peu à l'unisson et il étouffa un rire amusé lui aussi.
— Oui, je sais… Mais ne va pas t'imaginer des trucs… Il est toujours assez décevant sur tellement de choses. J'ai… rencontré sa soi-disant sœur, tu sais…
— Je ne savais pas que tu te souciais de ses capacités naturelles à décevoir, dit-elle avec un sourire triste.
— Et bien, si, quand ça concerne la mère de mon enfant…
Trixie les interrompit lorsqu'elle courut droit vers son père, portant son sac à dos ouvert entre ses bras. Elle y ajouta sa poupée ninja, quelle fourra là n'importe comment, et afficha un grand sourire plein de dents pour indiquer qu'elle était prête. Chloé déposa un baiser sur le front de sa fille.
— Ok, vous pouvez y aller maintenant tous les deux. A lundi après l'école, mon petit lapin !
— J'adore quand tu m'appelles « mon petit lapin », Chlo, plaisanta exprès Dan pour faire rire sa fille.
La jeune femme les regarda quitter l'appartement en se tenant la main et alla fermer la porte sur ce tableau adorable.
Et alors elle entendit la petite voix de sa fille demander de façon pensive :
— Papa, c'est quoi un plan Q ?
— Euh… Ou est-ce que tu as encore entendu ça ? C'était à l'école ? répondit Dan en cherchant de toute évidence à gagner du temps.
— Non. Maze a parlé de ça juste avant que tu arrives et Maman ne m'a pas expliqué.
— Normal, elle a sans doute été trop distraite par l'étendue de ma coolitude… OK, je rigole. J'imagine que ça doit être quand tu appelles un ami pour voir s'il ne veut pas se mater un James Bond avec toi… Qu'est-ce que t'en dis ?
— Mhh… Ce serait logique qu'elle soit fan, répondit au loin la petite voix de Trixie. Maze adore cacher des gadgets dans toutes ses poches… [1]
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MAZIKEEN et AMENADIEL
Dès son arrivée au LUX, Maze reconnut la musique habituelle qui saturait l'air de basses lourdes et de bruitages électroniques. Mais ce qu'elle vit en approchant du bar, par contre, n'était pas habituel du tout : au lieu de danser, des douzaines de clients faisaient la queue, semblant attendre pour une sorte de jeu ou d'attraction. Tout le long de la surface laquée du comptoir et juste sous le nez de tout le monde, les interminables jambes nues de Kiki défilaient comme celles d'un mannequin sur un étroit podium. Attentive à ne pas glisser, elle portait à bout de bras une pancarte faite maison qui soutenait fort bien ce qu'elle avançait : prix de la première boisson = un baiser.
Un tantinet surprise, la démone releva l'arc d'un sourcil avec un sourire de connaisseuse pendant qu'elle suivit un instant les évolutions gracieuses et souples de la danseuse… Pourtant, elle manqua de s'étouffer un petit peu quand ses yeux tombèrent sur le nouveau barman. Revêtu d'un pull fin blanc qui étincelait presque sous les spots, Amenadiel était celui qui octroyait les baisers ! Passant un bout de langue moqueuse sur ses dents pointues, elle s'avança vers lui, pour envelopper son poignet dans une prise solide et avide à la fois.
— Est-ce que j'ai droit à un verre moi aussi ?
L'expression de l'ange changea rapidement quand il la reconnut et il s'adressa à elle de sa voix basse dont les accords graves la faisaient toujours secrètement un peu frissonner.
— Ah, Maze ! Je suis tellement reconnaissant que tu sois venue ! Je voudrais que tu m'apprennes d'autres cocktails… car ils se plaignent un peu des miens.
Elle le dévisagea lentement, prenant le temps de caresser du regard son visage chocolat au crâne chauve et aux lèvres pleines qui portaient des traces de rouge à lèvres. Des clients mécontents – hommes et femmes – chuchotaient des protestations à voix basse, probablement inquiets qu'elle ne décide de révoquer la légitimité d'une boisson gratuite. Un bonheur qui n'arrivait d'ordinaire jamais. Tout le monde savait que ce club était ruineux si vous n'aviez pas les faveurs de M. Morningstar… et qu'elle était son bras droit, sa main de fer dans un gant d'acier quand il s'agissait de régenter son business. Le mémo de sa démission n'avait pas été reçu partout…
— Une minute, Lèvres de Feu. Est-ce que tu aurais enfin décidé de te décoincer un peu ?
Il lui fit signe de le rejoindre derrière le bar et se pencha par-dessus le comptoir pour embrasser une charmante jeune Chinoise qui rougissait sous son regard profond. Ce qu'il faisait en réalité, c'était de mémoriser tous les visages, pour le cas où quelqu'un viendrait réclamer une seconde boisson gratuite. Ou ce qui aurait été pire : un autre baiser totalement indu.
— D'accord, poursuivit l'ex-barmaid, je dois admettre que c'est excitant et perturbant à la fois. Qu'est-ce que tu fabriques ? Tu sais que ce club n'a pas besoin de tes idées pour être bondé tous les jours…
Kiki repassa à nouveau, s'excusant pour le dérangement. Amenadiel essayait de ne pas la fixer trop longtemps car elle ne portait qu'un soutien-gorge à paillettes et un shorty noir minimalistes qui laissaient bien peu de place à l'imagination… Pourquoi cette fille n'éprouvait aucune honte à montrer autant de peau nue en public, restait un mystère pour lui. Peut-être parce que sa silhouette est irréprochable, fit une petite voix tout au fond de son esprit. Maze pour sa part, semblait apprécier chaque minute du spectacle et n'était probablement pas la seule.
L'attention d'Amenadiel revint à sa prochaine commande. Il travaillait vite en cherchant les recettes sur son téléphone avant de mixer les ingrédients liquides. En fait, pour la première fois, il arrivait à impressionner Maze par la sûreté de ses gestes efficaces et coordonnés. Elle qui l'avait toujours pris pour un bon à rien ! Il était en train de lui prouver qu'elle avait tort sur au moins une chose.
— Je sais, répondit-il avec retard à sa question. Mais je ne fais pas cela pour accroitre la popularité de cet endroit !
— Dommage parce que j'ai comme l'impression que ça marche, observa-t-elle pince-sans-rire. Tu devrais envisager de postuler de façon permanente. J'suis sûre que Lucifer te laisserait les pourboires.
Il soupira et chuchota à voix basse :
— Ce n'est pas du tout ce que tu crois. La vraie raison, c'est que Lilith pourrait bien avoir eu l'impression fausse que mon frère possédait non seulement le club mais aussi tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur, et qu'ils étaient donc à son entière disposition pour qu'elle puisse… euh… satisfaire avec eux tous ses appétits…
Maze laissa échapper un rire de gorge qui ressemblait plus à un aboiement.
— Félicitations, Sherlock ! Tu viens juste de comprendre à quoi sert réellement le LUX !…
Amenadiel ignora cette pique. Avec un sourire rassurant, il se pencha à nouveau pour embrasser un timide jeune homme. Cette fois, la démone commença à se sentir énervée par son comportement. Avec elle, il n'était qu'un cul-serré rongé de culpabilité toujours à gémir « ce qu'on a fait était si mal », et bla bla bla. Mais voilà qu'il semblait apprécier son nouveau petit jeu. Est-ce que ça comptait seulement pour un vrai baiser, un simple effleurement comme ça, sans morsure, sans langue et tout le toutim ? Elle l'avait peut-être plaqué avec pertes et fracas, mais ce qu'elle voyait là était très désagréable. Quelque chose clochait. Elle frappa deux fois dans ses mains.
— Ok tout le monde ! cria-t-elle pour couvrir la sono. Dix minutes de pause pour notre Dee-Dee ici présent. A tout à l'heure !
Les gens grommelèrent un peu, visiblement très déçus mais retournèrent sur la piste de danse. Elle en profita pour le prendre par le bras et le traîner vivement jusqu'au balcon favori de Lucifer pour parler plus à l'abri des oreilles indiscrètes.
— Merci Mazikeen. Alors que je me souvienne… Ils m'ont parlé de « sexe sur la plage »… commença-t-il sérieusement. Est-ce que c'est vraiment une boisson ou une proposition indécente ?
— Probablement les deux mais… est-ce que tu as bu, toi aussi ?
Il acquiesça avec un air penaud de petit garçon.
— Je suis juste un peu éméché… Il a bien fallu que je goûte pour savoir si je les faisais correctement…
— Ok, bon, ça je m'en fous. Je répète, POURQUOI est-ce que tu embrasses tout le monde ?
L'ange noir ne cacha pas sa surprise.
— Parce que deux personnes ont disparu la nuit dernière et je pense que ta mère pourrait être impliquée. Dan était là un peu plus tôt et bizarrement, son patron aussi. Ils posaient des questions à propos d'une mystérieuse belle femme noire qui ne s'est pas remontrée pour l'instant et qu'ils soupçonnaient. Mais moi je crois que c'est une fausse piste. C'est beaucoup plus le style de ta mère.
— Arrête de tourner autour du pot ! Les baisers ? Pourquoi ?
Amenadiel la considéra avec un peu d'embarras.
— Mais c'est pour les protéger, bien sûr ! Elle aura bien plus de mal à prendre ceux qui sont marqués par le Divin ou au moins par un ange.
— Mais, je comprends pas. Pourquoi soudain ça t'intéresse qui elle se tape, alors que tu te fous complètement des conquêtes de ton frère ?
— Maze… Je suis confus de devoir de te poser la question mais… est-ce que tu connais vraiment bien ta mère ?
La démone afficha un air bien moins assuré que celui qui était le sien à l'ordinaire. Elle se croisa les bras et lui balança une œillade féroce. Sa voix se fit plus dure et il y aurait même décelé de l'amertume s'il n'avait pas su qu'elle était incapable d'éprouver de tels sentiments…
— J'ai plus trop entendu parler d'elle depuis que j'ai été expulsée de son vagin ! Elle m'a laissée là, avec mes autres sœurs, sur le tas de cendres incandescentes qui ont brûlé ma figure. Elle nous a juste dit de tuer la plus faible d'entre pour la manger si nous avions faim ! J'ai été la première à obéir et c'est comme ça qu'elle m'a donné mon nom que personne n'a compris. Mazikeen [2] y ressemblait vaguement. Après, elle nous a ordonné de rester fières et féroces, et elle s'est barrée pour un bail ! Fin de l'histoire.
— J'en suis navré, répondit Amenadiel avec un air de pitié qui déclencha sa colère.
— Pas moi ! C'est comme ça que je suis devenue forte !
Amenadiel la retint par le bras pour l'empêcher de partir trop vite.
— Ecoute-moi. Luci ne m'a pas tout raconté parce qu'il est trop fier mais j'ai bien vu que quelque chose le tracassait beaucoup cet après-midi, même s'il disait le contraire. Il m'a envoyé un texto pour me demander de les rejoindre dans une villa qu'il possède sur les hauteurs. Peut-être que tu pourrais nous aider à convaincre ta mère de rentrer chez elle ?
— Et pourquoi je devrais m'en faire pour lui ? Il se fout complètement de moi ! Ça fait des mois qu'il est obsédé par Decker. Et puis maintenant, Mère débarque et il dégouline de mamours répugnants en faisant ses quatre volontés. Je suis restée à ses côtés et je l'ai servi fidèlement pendant des milliers d'années et quelle est ma récompense ? Toujours rien ! Avant que ta propre garce de mère ne s'évanouisse on ne sait où, lui et moi on a eu « un violent accrochage » comme dirait Linda. T'as qu'à lui demander à elle, si tu me crois pas. J'ai défoncé son gros pif stupide et ses dents blanches et par l'Enfer c'était jouissif, et ne fais pas comme si t'en rêvais pas ! Il a dit qu'il avait « peut-être » froissé mes sentiments parce qu'il pensait que je n'en avais pas. Linda l'a forcé à s'excuser pour ça, mais tu sais quoi ? C'était juste des paroles en l'air. Et j'en ai marre de son vieux truc de « je tiens toujours mes promesses » parce qu'il dit jamais quand.
Amenadiel s'apprêtait à faire un commentaire pour montrer qu'il compatissait mais il pencha la tête et étendit la main pour attraper la rambarde du balcon. Il cligna des yeux et grimaça, une main sur l'oreille.
— Quoi ?
— Il est en train de prier… à plein volume !
— Tu parles Charles ! Bruyant, ça doit être son deuxième prénom… Laisse-le s'égosiller, grogna-t-elle. Tu es déjà bien bon de l'aider ici…
Elle se figea sur place et ses yeux bruns s'élargirent pendant qu'elle faisait la tête à son tour, torturant ses lèvres pour afficher une soudaine grimace de déplaisir évident.
— Je ressens quelque chose aussi. Il est en train d'essayer de m'invoquer sur place en ce moment même ! Il y a quelque chose de grave. Il est en danger.
Et malgré tout ce qu'elle venait de dire plus tôt, elle ajouta :
— Il faut que j'aille voir.
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LUCIFER
Assis par terre, Lucifer était couvert de sang, de fluides puants et d'autres petites choses amusantes – son costume chic ruiné au-delà de tous les pouvoirs supérieurs du nettoyage à sec – à tâcher de reprendre sa respiration pendant qu'il fixait d'un air absent ses belles mains de pianiste accompli. Il était choqué de les voir trembler autant. À la surface de sa peau, les écorchures et les marques sanglantes plus profondes commençaient déjà à guérir. Près de lui, s'empilaient trois vilaines bestioles qu'il avait réussi à éviscérer avant qu'elles ne lui dévorent tout le bras.
— Lucifer ?
L'appel angoissé le fit sursauter et il courut jusqu'au lit où Lilith était désormais allongée. Il savait que ses propres yeux étaient toujours rouges. Il ne pouvait s'empêcher de sentir une rage étrange l'étreindre en voyant son beau corps nu tordu de souffrance, son ventre toujours distendu jusqu'à l'obscène, presque deux fois plus gros qu'elle, et où de sinistres ondulations recommençaient à se produire. Une nouvelle fois.
Elle était pâle. Des gouttes de sueurs dégoulinaient autour de son visage et sur ses cheveux, entre ses seins aussi. Bien qu'il trouve ces deux-là en général tout à fait dignes d'intérêt, ce n'était pas ce qui captivait son regard mais bien la tendre face intérieure de ses cuisses blanches, souillée par de longues traces d'épais sang noir nauséabond.
— Je suis désolée, répétait-elle dans un souffle inaudible si bas qu'il pensa qu'elle était près de s'évanouir. Tu n'aurais pas dû voir ça. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. C'est beaucoup trop tôt !
Il s'agenouilla près d'elle et posant sa main sur la tête lourde, lui caressa le front du pouce, essayant de faire en sorte qu'elle ne se fatigue pas plus à parler.
— C'est la première fois que tu donnes naissance sur Terre depuis longtemps. Les gens du coin ont tendance à dire que le temps est bizarre en Enfer ou au Paradis, mais ils se trompent. C'est juste ici que le temps ne s'écoule pas comme il faut. C'est tout.
Elle ferma les yeux en signe de reddition, trop fatiguée pour argumenter ou se disputer sur quoi que ce soit.
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Il n'avait rien vu venir de tout ça.
Un peu plus tôt dans la soirée, après un court voyage en Corvette à l'extérieur de la ville, ils avaient fini par s'arrêter devant une sorte de rêve éveillé d'architecte : une ode cubiste toute faite de lignes tendues audacieuses, de béton, de verre et de bois, avec une débauche de mètres carrés et une vue à couper le souffle sur les lumières de la ville en contrebas.
Quand il achetait des maisons, Lucifer n'avait que trois exigences : de la hauteur, du ciel et une vue. Même s'il ne l'aurait pas facilement reconnu, on pouvait facilement deviner pourquoi – une fois intégrée sa petite fantaisie de se prendre pour le diable. En dépit de tout ce qu'il affirmait haut et fort à propos de ses ailes : tout au fond de lui, Lucifer se languissait de voler.
Bizarrement, il avait l'impression que cela lui manquait encore plus depuis qu'il connaissait Chloé et il en était presque honteux. Pas besoin du bon docteur ici pour être pleinement conscient que s'il se risquait à utiliser à nouveau « le cadeau de paix de Papa », il ne pourrait jamais s'arrêter et replongerait sauvagement dans cette sensation si excitante. Le vent sur son visage, tourbillonnant autour de lui comme une caresse qui bénirait tout son corps… Il fallait qu'il s'accroche dur à sa plus mauvaise expérience du vent, lors de la Chute, pour ne pas craquer. S'il choisissait de tirer un trait sur ce qui avait tout gâché, son Père aurait gagné, n'est-ce pas ?
Ce besoin expliquait également pourquoi il chérissait tant la Corvette, comme le moyen le plus proche de ressentir encore l'accélération et l'air courir à nouveau sur sa peau. C'était la raison pour laquelle il bougonnait volontiers quand Chloé conduisait pour eux deux, dans une voiture fermée, et si lentement qu'il serait allé plus vite à pied. Mais en général quand il pensait décapotable, c'était assez loin de l'incliner à une quelconque morosité. Plus souvent qu'à son tour, il se laissait aller à des fantasmes totalement débridés impliquant Chloé, sa banquette arrière et son exceptionnelle endurance physique surnaturelle… Ou pour info, Chloé étendue sur le capot encore tiède, bien que ça n'ait été, en réalité, qu'un second choix. La perfection ultime et pourtant inatteignable, aurait été de voler avec elle parmi les étoiles qu'il avait créées.
Depuis que ses trucs en plumes étaient de retour, ce genre de fantasme avait commencé à se modifier en prenant un tour aussi addictif que dérangeant. Une pente dangereuse contre laquelle il essayait de lutter sans grande efficacité…
Aujourd'hui, ses rêves lui remontraient la fois où il s'était présenté à demi-nu devant elle, paradant dans sa peau douce et ferme, exhibant fièrement sa haute silhouette svelte à laquelle aucun mortel ne pouvait ni ne voulait résister… Et elle, richement imperméable à tout, elle s'était focalisée sur la seule zone totalement non érogène qui pouvait ruiner son humeur… ses deux ignobles cicatrices.
Lorsqu'il était endormi, les choses se passaient différemment pourtant. Il se voyait de l'extérieur, marchant sur elle du pas rapace d'un conquérant lancé sur une forteresse, arrachant la serviette offensante qui le ceignait en même temps qu'il étalait triomphalement l'aveuglante lumière de ses ailes déployées en grand. Peut-être qu'Eve avait eu raison en fin de compte. Peut-être n'était-il qu'un « homme-oiseau » essayant de séduire sa femelle en gonflant toutes ses plumes… Regarde-moi, allez ! Rince-toi l'œil un bon coup ! Regarde-moi tel que je suis ! l'enjoignait-il d'un ton véhément un peu fou qui frôlait le point de rupture.
Et que Papa le pardonne, elle le regardait alors éperdue d'admiration, elle succombait enfin sous ses lèvres ferventes, lorsqu'il l'écrasait contre ses pectoraux durcis et l'enveloppait dans le cocon des deux blanches preuves géantes de sa condition céleste…
C'était ça, la partie dérangeante, avait-il confié avec réticence à Linda, quand elle l'avait reçu à la va-vite entre deux rendez-vous. Parce que c'était un bon gros mensonge que tout cela. Il n'était pas un ange.
Le docteur avait souri tendrement avec une émotion qu'il ne savait pas déchiffrer dans les yeux. Elle avait péroré quelque chose à propos de la « vérité toute nue » et de son « désir croissant d'une relation plus sincère avec Chloé ». Bien sûr, il avait enchaîné, d'un œil égrillard qui s'égarait au sud, sur une plaisanterie douteuse à propos du « désir croissant »… juste avant d'ajouter que ça ne pouvait pas être vrai… Parce qu'une relation plus honnête n'aurait pas été de lui montrer l'ange, le fantôme de quelque chose qu'il n'était dorénavant plus, mais bien le Diable et le vrai dans toute sa crudité. Le vil visage de la vérité vraie. Les traits calcinés de sa face squelettique, cette gargouille effrayante qu'il avait dû devenir pour survivre à l'Exil infernal – une terre vide et désolée, alimentée par deux fleuves de lave cuisante : l'Abandon et le Rejet…
Linda avait souri un peu plus, avec patience, face à son lyrisme grandiloquent. Mais n'avez-vous pas déjà dit sur votre plage du débarquement que vous croyiez que le Diable ne la méritait pas ?... Alors, si c'est ce que vous croyez, que vous resterait-il dans ce cas, pour étancher la profonde solitude de votre cœur assoiffé ? Je ne crois pas que vous trouviez aussi fascinant qu'autrefois, le fait qu'elle ne se montre pas le moins du monde impressionnée par vous. Tout au fond, vous devez savoir que vos ailes magnifiques pourraient faire en sorte qu'elle jette enfin sur vous les yeux admiratifs dont vous rêvez si fort. C'est cela que vous voulez aujourd'hui.
Il avait rétorqué choqué que c'était ridicule et qu'elle ne l'aidait pas.
Si vous le dites. Il savait bien maintenant que c'était sa réponse polie pour dire qu'elle croyait qu'il se trompait complètement.
Et bien avant qu'il n'en fasse des cauchemars, tous les fantasmes effrénés impliquant Chloé, des plongeons extatiques et ses ailes, s'intensifièrent de plus belle.
Dès leurs débuts, il s'était pris à imaginer les yeux grands ouverts quelque chose comme le programme prévu pour cette soirée. Un week-end idyllique avec lui qu'elle accepterait enfin. Conduire pied au plancher dans sa décapotable, jusqu'à un bel endroit nanti d'une vue époustouflante, enivré tout du long par les senteurs salines de la route du bord de mer. Frissonner chaque seconde un peu plus sous l'effet d'un désir si contenu qu'il en devenait douloureux. Arriver impatients jusqu'à leur nid d'amour et… l'embrasser comme un perdu, adossés à la porte…
Il n'avait jamais imaginé que tout ceci se produirait bien un jour… mais avec une autre.
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Une fois dans la villa, Lucifer avait emmené Lilith jusqu'à son immense chambre de maître pour la laisser prendre le bain qu'elle réclamait et déclaré qu'il se rendait dans la cuisine préparer un encas. Quand elle avait boudé à la nouvelle, il lui avait offert son sourire le plus diabolique et promis de revenir très vite pour lui frotter le dos si elle voulait bien lui faire une place dans la baignoire.
En vérité, Lucifer réfléchissait intensément à ses options lorsqu'il avait entendu un long cri étouffé quelques minutes après. Laissant sa dînette en plan, il s'était dépêché de la rejoindre.
La salle de bains attenante s'était transformée en vision d'horreur. Les jointures blanchies, Lilith agrippait fortement de ses doigts les bords de la large baignoire et elle grimaçait. Comme elle avait laissé tomber l'illusion qui la recouvrait, il pouvait voir l'énorme rondeur de son incroyable abdomen s'élever au-dessus du niveau de l'eau dont la couleur avait viré au rouge. Et avant même qu'il ne puisse poser la moindre question, quelque chose de gros commençait déjà à faire surface dans la baignoire avec elle et à ramper pour tâcher d'en sortir.
Et ce n'était pas un enfant.
Rongé de curiosité, il s'était approché, comme hypnotisé par l'atroce chose noire qu'il ne pouvait que deviner dans les eaux ensanglantées. Comment un tel cygne pouvait-il produire ce genre de vilain petit canard ? C'était une question rhétorique fascinante… Elle lui jeta un regard paniqué en voyant qu'il restait là sans réagir.
— Mon collier ! Vite ! Tue-le ! Tue-le avant qu'il ne soit trop tard !
Lucifer resta là une seconde de trop, parce qu'il ne comprenait pas. Elle portait bien autour du cou une somptueuse pièce ornementale assez large et lourde, mais et après ? La sombre créature infernale sortait du bain à l'aide de ses longs membres difformes dont l'allure générale commença à changer et à grandir rapidement. Il entendit un genre d'aboiement et de rugissement mêlés, puis la note cristalline et mélodieuse d'une lame quittant son fourreau.
La bête bondit sans prévenir à la gorge de Lucifer mais ce dernier sauta rapidement de côté pour l'éviter. Dans la paume fripée ouverte de Lilith, une lame dorée incurvée était tendue vers lui.
— S'il te plait, fais-vite, j'en sens un autre arriver…
Elle ne put finir sa phrase qui s'étrangla dans un hurlement de douleur.
Le Diable stupéfait commença à répondre aux assauts féroces de la créature qui grossissait à vue d'œil, toutes griffes et crocs dehors en lançant des hululements menaçants, ou peut-être affamés. Il lui trancha la gorge en légitime défense et se tourna vers Lilith, pantelant et incrédule.
— Est-ce que c'était un chien de l'Enfer ? Pourquoi est-ce que tu ne donnes pas naissance à des lilims ?!
Elle haletait, et sans aucune trace d'humour, elle répondit :
— Tu sais, c'est un peu la loterie. On ne sait jamais sur quoi on va tomber, ni combien il y en aura…
Elle ne finit pas non plus cette phrase et grinça des dents pour pousser. Quelque chose d'autre était en route.
— Prépare-toi.
— Mais… qui est-ce qui t'a engrossée de cela ?!
Lilith força encore avant de se relâcher et se permit un petit rire à la fin.
— Oh mon petit ange, tu es si adorablement innocent !
Les yeux de Lucifer virèrent au rouge parce que le concept même était très irritant, parce que ce n'était pas vrai, mais plus de sang et de ténèbres se retrouvèrent soudain dans le bain et un paquet de membres en vrac atterrit sur les dalles en marbre de Carrare, venant audacieusement à sa rencontre avec des yeux pleins de défi. Cette fois, il reconnut clairement un chien de l'Enfer, mais celui-là avait… deux têtes. Voilà qui s'appelait élever les enchères ! En un instant, elles découvrirent leurs rangées identiques de crocs pointus et commencèrent à baver et à grogner à son intention. Il s'accroupit légèrement vers elles.
— Venez-là voir tonton Lucifer, les titilla le Diable en faisant sauter le couteau d'une main dans l'autre. Le mouvement quasi hypnotique semblait distraire le chien bicéphale.
— Mais ne joue pas avec ! Tue-le, c'est tout ! Un autre arrive, il est presque là ! le pressa-t-elle. Arrhg. Ça fait si mal… Je ne… Je ne comprends pas pourquoi… c'est la première fois que c'est aussi doulou…
Ensuite, les choses se mirent à empirer plus que jamais, parce que bientôt il n'y eut plus aucune pause entre les naissances. Tendu comme un arc, Lucifer ne souriait plus et pendant plusieurs dizaines de minutes qui lui semblèrent une éternité, il entra dans une transe meurtrière, tranchant, tailladant, écrasant, déchirant tout ce qui passait à portée, évitant les morsures avec des mouvements prestes, répondant aux rugissements par ses propres cris furieux.
La respiration difficile, il était dorénavant rouge et noir des pieds à la tête. Une vision effrayante, même si ce n'était pas son visage de Diable ordinaire.
Pourtant, intérieurement, il priait aussi fort que son esprit pouvait le supporter. Si ce n'était que le début de la ponte, il aurait besoin d'aide. Il avait remarqué que chaque nouveau-né était supérieur au précédent, comme s'ils savaient d'instinct s'adapter en force, en vitesse et en ruse.
Le sol était mortellement glissant et il pouvait à peine se tenir encore debout, entre l'eau, les larges flaques de sang et d'autres petits bouts d'on ne savait trop quoi… Dieu merci, l'Inspectrice était très loin d'ici, de sorte qu'il était relativement protégé des griffes tranchantes comme les rasoirs de Maze et qui ne le blessaient pas durement. Mais il commençait à se fatiguer. Si au tout début, l'adrénaline avait pulsé dans ses veines à gros bouillons, il commençait à être à court à présent. Combien d'autres bêtes pouvaient donc se trouver encore en Lilith ? Il concentrait ses pensées sur Maze qui aurait été bien utile dans une telle situation. Pourquoi n'était-elle pas encore là ? Est-ce qu'elle ne ressentait plus ses appels ?
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A un moment donné, Lilith avait perdu conscience, mais quand elle s'était réveillée, elle n'était plus dans la salle de bains. Elle n'avait jamais été du genre à s'évanouir et pour beaucoup de raisons, elle se sentait honteuse. Pas parce qu'elle était souillée de vilaines traces crouteuses sombres, mais parce qu'elle avait failli à Lucifer. Elle n'avait été capable ni de l'aider à se défendre, ni de produire un seul héritier valide pour lui…
Elle l'appela avec inquiétude et il fut près d'elle en un instant, la regardant avec une pitié qui lui fit souhaiter d'être morte plutôt que de voir ça. Elle essaya de s'excuser mais il n'écouta rien. Un chiffon humide et sale posé tout près prouvait qu'il avait essayé de la laver. Elle lui avait réclamé un peu d'eau et il était allé lui en chercher, arborant des yeux rougeoyants magnifiques qu'elle ne lui avait jamais vus.
— Est-ce que tu penses que c'est fini maintenant ? questionna-t-il d'un ton un peu brusque, parce qu'il n'en pouvait plus.
Elle vit ses longues mains qui tremblaient fort et se sentit triste de devoir le décevoir à nouveau.
— C'est très improbable. Ce ne doit être qu'une petite pause.
Il renifla et dit d'un air de dérision :
— Eh bien, c'est la première fois que je ne me sens pas d'attaque pour un vigoureux second round ! Tout arrive !
Elle comprit l'allusion et lui donna un drôle de petit sourire en coin.
— Tant que je suis nue, et même si je ne te recommande absolument pas de glisser quoi que ce soit auquel tu tiendrais dans ma matrice pour le moment, je ne dirais pas non à ton corps bouillant contre le mien, ou ce fameux massage du dos que tu m'avais promis… Je commence à avoir froid…
Il la contempla de toute sa hauteur et ferma brièvement les yeux. Ce n'était pas de la peur. Non pas de la peur, le Diable n'avait jamais peur... C'était quelque chose d'autre. Dommage qu'il ne sache pas bien comment le nommer. Une retraite stratégique, peut-être ? Pour se reprendre et parce qu'il sentait qu'il s'était enfoncé trop loin lorsqu'il avait relâché son propre vieux démon rageur comme il venait de le faire ? Seigneur, qu'est-ce que Chloé penserait de lui si elle pouvait le voir dans cet état ?
— Un peignoir pour la dame, acquiesça-t-il. Súbito…
Il alla en retirer un dans un placard et revint vraiment tout de suite.
Et quand il fut de retour, Lilith était recroquevillée comme elle pouvait contre la tête de lit, et regardait soupçonneusement une très petite boule de fourrure noire qui semblait se trouver à présent à ses pieds, sur les draps. Avançant dans sa direction par petits bonds hésitants.
— Celui-là est singulier, l'avertit-elle. Il a des yeux de cuivre et des dents bizarres. On dirait qu'il mijote un plan malfaisant dans ses moustaches… Est-ce que tu as toujours le couteau ?
Le Diable s'avança jusqu'au lit pour avoir une meilleure vue. Au moins, celui-ci semblait conserver sa taille miniature. La petite boule semblait faire le mort. Lucifer prit le temps nécessaire pour donner à Lilith son peignoir en velours de coton doux et l'aida à passer les manches. Puis il roucoula au petit animal :
— Allez, mon petit père, on se réveille, montre nous un peu ta terrifiante figure !
Une longue oreille se déplia, puis une autre, dominant une tête ronde posée sur un corps rond, et la petite balle cligna ses yeux craintifs. Ils étaient juste de la couleur du whisky préféré de Lucifer et son petit nez rose se tortillait timidement pour les renifler.
— Est-ce une créature très féroce dans ce monde ?
Le Diable sourit dans son ombre de barbe.
— Tu peux le dire, une vraie « furie »[3] ! Je n'arrive pas à croire que tu viens de nous sortir un lapin de ton... chapeau !
Il prit la petite chose par le cou.
— Allez ouste ! Toi, là, tu vires de mon lit !
La boule de fourrure cligna encore des yeux qui ne comprenaient rien et commença à frissonner entre ses mains. Lucifer leva les yeux au ciel.
— Sache que j'apprécie grandement que tu fasses montre du respect qui m'est dû, mais est-ce que c'est ça ton super-pouvoir maléfique ? Être mignon ?
— Fais attention, mon amour, le prévint Lilith. Tous mes enfants sont excessivement fourbes...
La sonnette de la porte d'entrée retentit bruyamment au moment où personne ne s'y attendait et les fit sursauter tous les deux.
— Qui cela peut-il être ? demanda Lilith un peu mal à l'aise en serrant le peignoir sur ses seins. Je croyais que tu n'avais pas de voisins, ici ?
— J'en ai peut-être invité quelques-uns à se joindre à la fête, répondit-il secrètement soulagé. Peux-tu le garder avec toi une seconde ?
— Non ! Il me fait peur. Ne me laisse pas toute seule avec lui !
— D'accord, soupira-t-il. Reste ici et repose-toi. Ne fais surtout rien. Je vais revenir avec un truc à manger…
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Avant d'aller ouvrir, Lucifer avait fait un crochet pour aller s'asperger les mains et le visage, mais son costume lacéré et taché au dernier degré, était dans un état horrible. Il redressa néanmoins sa posture, les épaules droites, tint le doux petit lapin noir haut contre sa poitrine pour cacher une éclaboussure suspecte, plaqua un sourire charmeur sur son visage épuisé… et alla voir qui avait enfin répondu à ses appels.
Comme il s'attendait à moitié à Amenadiel ou Maze, il fut relativement interloqué lorsqu'il découvrit en ouvrant un jeune homme brun inconnu, les joues ombrées comme les siennes, des yeux bleus et de somptueuses lèvres épaisses au-dessus d'un menton ciselé d'une fossette. Il avait l'air surpris, lui aussi. Et même peut-être un peu plus que surpris : carrément perplexe.
— Est-ce que je peux vous aider ? demanda poliment Lucifer tout en caressant le poil soyeux du petit animal qui restait tranquille.
Le jeune homme le regarda avec une certaine hésitation. Sa voix rauque inattendue était assez surprenante et son pauvre sens de la mode également, mais si on considérait l'état dans lequel Diable se présentait lui-même, mieux valait ne pas trop la ramener. Le costume délavé et l'imper beigeasse le surclassaient de toute façon haut la main.
— Je crois plutôt que c'est le contraire… J'ai entendu ton appel. Est-ce que c'est vraiment toi, Lucifer ? demanda-t-il avec un air d'incrédulité notable. Ta vibration est si étrange que je t'ai à peine reconnu !
— Oui, c'est moi mais…
— Tu as un nouveau vaisseau ?
— Un vaisseau ? répéta Lucifer sans comprendre.
— Oui un vaisseau, un pyjama de chair, ou peu importe comment tu l'appelles… répondit-il avec un geste agacé en franchissant le seuil sans invitation. Quoi qu'il en soit, je suis venu et je vais être parfaitement clair : ce ne sera rien de plus qu'une simple transaction. J'admets que je ne m'attendais pas à ton appel à l'aide mais maintenant que Gabriel nous a lâchés, je ne crois pas que nous ayons d'autre choix. Il nous faut un archange. N'importe lequel fera l'affaire, même toi. Tu veux quelque chose et moi j'ai besoin de toi pour rouvrir le portail vers le monde de l'Apocalypse et arrêter l'autre Michael. Tu le sais. Je le sais. Alors voilà le plan : je t'offre une chance que tout se passe en bonne intelligence. Est-ce que ça t'intéresse ou pas ? [4]
Le Diable le considéra un peu crânement pour demander :
— Je vous demande pardon mais… est-ce qu'on se connait ?
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(à suivre)
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[1] La blague originale sur « booty call / go shopping new boots » étant inexportable, j'ai dû improviser. Pardon pour cet affront au Quartier-Maître le plus cool de la décennie. :-D
[2] « amazingly keen » : étonnamment assidue. L'origine de ce nom comme l'histoire de sa naissance ne sont pas canon par rapport aux comics qui affirment qu'elle est née sur les bords de la mer rouge et non en Enfer, de l'union d'un démon serpent (Ophiur) et de Lilith.
[3]« Indeed, a fur-ious one ». Jeu de mot intransportable entre fur (fourrure) et furious (déchaîné, violent)
[4] Pour ceux qui ne l'ont pas reconnu à son costume et son discours de fin de saison 13, je précise que ce visiteur est un autre ange notoire qui a malencontreusement traversé les dimensions pour passer de celle de Supernatural à celle de Lucifer. Il s'agit donc d'un minuscule crossover temporaire.