La première Eve
Chapitre 3 : Lucifer n'a pas d'indices
5067 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 24/05/2018 19:42
Chapitre 3 : Lucifer n'a pas d'indices
Après avoir écouté la conversation entre Ella Lopez et la Très Jolie Infirmière Sans Nom, Chloé laissa échapper un soupir à la fois fatigué et légèrement déçu. Il faudrait qu'elle la réinterroge plus tard, hors de la présence de Lucifer, mais pas tout de suite.
Elle se remit debout, massant inconsciemment ses cuisses de la paume à travers son jean noir, parce qu'en dépit de beaucoup de jogging – une maman qui travaille court toujours après le temps – elle ne faisait pas assez de sport et être restée accroupie la faisait grimacer de douleur. Toutefois, en apercevant le regard nettement intéressé de Lucifer qui glissait le long de ses hanches, elle s'arrêta immédiatement, en s'occupant plutôt de ranger son carnet dans sa poche.
Elle ne comprenait pas vraiment pourquoi il faisait cette tête-là et n'avait pas trop envie d'y penser. Après tout, il valait mieux garder à l'esprit ce qu'il venait d'avouer juste un peu plus tôt : cet homme avait couché avec sa sœur ! Même adoptive, ça ne se faisait pas. Peut-être pour la toute première fois depuis qu'ils s'étaient rencontrés, cette nouvelle lui filait la chair de poule, et pas de la bonne façon. Peut-être bien que son cas était vraiment désespéré et qu'il valait mieux qu'elle s'en rende compte avant qu'elle ne s'attache trop à lui… Restait à espérer que sa psy soit capable de lui venir en aide. Un sourcil tristement froncé assombrissant son fin visage, elle l'informa de son futur agenda.
— Ok, il n'y a plus de témoins directs pour l'instant, donc si vous voulez rentrer au commissariat avec Ella ou au LUX, vous n'aurez qu'à prendre sa voiture… Je reste encore un peu.
— Et bien ? Vous ne rentrez pas avec nous ?
— Non, le capitaine Pierce est déjà là, comme vous le savez, puisqu'il est toujours en observation. Mais il a fermement insisté pour être informé de la progression de l'enquête donc… il faut que j'aille lui faire mon rapport tout de suite.
— Rien ne presse, vous pourriez aller le voir plus tard… En plus, vous allez manquer la fête du karaoké de la police. L'événement de la saison ! ajouta-t-il avec un sarcasme notable. Vous devez absolument y assister et chanter au moins un duo avec moi.
Elle se permit un petit sourire pour répondre :
— Eh bien l'idée, c'était plutôt de faire l'impasse !… Je déteste ce genre de rassemblements. Mais je suis certaine que vous allez trouver toute la compagnie que vous voudrez pour chanter ou… tout ce que vous avez envie. Quand j'aurai fini avec Pierce, je passerai prendre Trixie à l'école et je rentrerai chez moi. La vision horrible de ce pauvre enfant me donne plutôt envie de rester à la maison à dorloter le mien !
— Non ! Et alors quoi ? Vous allez vous coucher à neuf heures ? Est-ce que je vous ai déjà signalé que vous étiez la plus jeune vieillarde que je connaissais ? répondit-il avec un désespoir évident.
— Oui, des dizaines de fois. On se voit demain, Lucifer. Amusez-vous bien ce soir !
— J'en ai bien l'intention ! répondit-il avec une joie forcée qu'il n'éprouvait pas.
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Lucifer la regarda remonter le couloir désolé, encombré de stupides chariots apathiques et de perches à perfusion débiles, maudissant silencieusement le nom infâme du capitaine Pierce. Un type sournois qui s'était permis de jouer les gilets pare-balles pour elle, alors qu'il était bien établi, et depuis le début, que c'était là sa propre chasse gardée !...
Derrière lui, la voix grave d'Ella l'interpela alors qu'elle glissait gentiment son bras sous le sien.
— Allô, ici la Terre, ici la Terre… Tu es prêt à y aller, Lucifer ?
Il se retourna vers elle, les mains dans les poches et la mâchoire serrée. Ses yeux habituellement couleur de chocolat chaud envoyaient des éclairs charbonneux pas du tout amusés.
— Hou la la, quelqu'un aurait-il pissé sur tes Louboutin ?
— Ce n'est rien, éluda-t-il avec un bref sourire plus agréable auquel elle ne croyait pas une seconde. Mais me donneriez-vous le numéro de votre nouvelle amie ? L'inspectrice me fait faux bond pour ce soir.
— Mais bien sûr ! Comme si une nonne allait sortir avec toi ! commenta-t-elle avec un sourire espiègle.
— C'est inexact, ma chère mademoiselle Lopez. Grâce à la prévoyance de mon frère Gabriel, il n'y a pas de nonnes dans la religion musulmane. Donc ça ne peut pas en être une.
— Mec, tu sais très bien ce que je veux dire ! Ce serait mal. Elle n'a pas l'air d'être très sensible à ton charme.
— On dirait bien ! Et d'ailleurs puisqu'on en parle, je suis en train de commencer à penser que c'est une putain d'épidémie galopante !
Elle donna un coup de coude réjoui dans ses côtes boudeuses pendant qu'ils retournaient lentement vers la sortie de l'hôpital.
— Arrête de jouer les divas ! Est-ce que tu serais mauvais perdant ?
L'exubérante légiste le taquinait. Même s'il aimait bien son badinage, il fit la moue tout de même.
— Espèce de petite mécréante ! Apprenez qu'on ne saurait trouver « Diable » et « perdant » dans la même phrase ! Le Diable ne perd jamais. La maison gagne toujours.
— C'est bien ce que je pensais, acquiesça la jeune femme d'un air entendu en essayant de ne pas trop sourire. T'en es vraiment un…
Galamment, Lucifer lui tint la porte avant de la conduire à l'extérieur en direction du parking. Ils se dirigèrent vers la camionnette de la brunette où elle s'installa au volant. Quand elle démarra le moteur, elle lui demanda l'air de rien :
— Alors comme ça, t'es jaloux de son petit coup de cœur pour le capitaine ?
Le Diable s'étrangla de surprise.
— Qu'est-ce que vous dites ?
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.°.
A mesure qu'elle se rapprochait de la chambre de Pierce, les foulées de Chloé raccourcissaient considérablement. Avec ses manières froides et abruptes, il l'intimidait toujours un peu. Ses yeux bleus étincelants, semblant forgés dans l'acier trempé, ne trahissaient jamais la moindre émotion. A l'exception d'une colère glaciale ou d'un sourcil contrarié pour… à peu près tout le monde dans l'enceinte du commissariat.
Elle s'éclaircit la gorge et frappa doucement à la porte, derrière laquelle on put entendre distinctement un tonitruant « entrez ». Son ton n'était guère incitatif et elle ouvrit avec prudence.
— Capitaine Pierce ? Puis-je entrer ? Est-ce que vous êtes… visible ?
Et par « visible » elle voulait dire « décent ». Assurément, elle ne voulait surtout pas rejouer ce qui s'était déjà produit, lorsque quelques jours auparavant, elle était entrée dans sa chambre et avait trouvé une grande infirmière noire penchée sur sa hanche en train de changer son bandage. Reposant à moitié assis de côté sur son lit, il était alors pour tout dire assez chichement vêtu. Elle avait fermé les yeux très vite mais cette vision avait brûlé ses rétines pour le restant de la journée !
A part ça, Pierce avait absolument la silhouette massive d'un boxeur ou quelque chose dans ce genre, et le très bref coup d'œil qu'elle s'était vu accorder sur son large dos musculeux l'avait encore plus intimidée. Non mais sérieusement, c'était quoi son problème avec les hommes nus à la fin ?
Parce qu'il ne s'était pas rendu compte de sa présence, il était resté immobile, les yeux dans le vague comme s'il était perdu dans ses pensées, pendant que l'infirmière finissait de découper et poser prestement ses compresses. A chaque seconde, il s'avérait être un malade plus docile et plus patient que Lucifer ne le serait probablement jamais… Quand elle avait dégluti peut-être un peu trop bruyamment, il s'était retourné vers elle avec surprise. Elle avait rougi encore plus, marmonné qu'elle reviendrait plus tard… et ne l'avait jamais fait.
Parce que bien évidemment, elle avait un peu honte qu'il se mette à croire qu'elle était en train de le reluquer…
En réalité, c'était effectivement ce qu'elle faisait, mais… pas de cette façon-là.
C'était plutôt une curiosité un peu morbide pour sa blessure, parce qu'elle matérialisait le fait qu'elle avait survécu à un tir de sniper. Elle se sentait un peu coupable qu'il ait été blessé par sa faute. C'était ridicule.
Avec n'importe quel autre policier – ou même avec Lucifer puisqu'il ne ratait pas une occasion de tomber costume, chemise et sous-vêtements, n'importe quand devant elle – elle n'en aurait rien eu à faire. Une petite réplique humoristique, une tape sur l'épaule… et le tour était joué. Mais Pierce était son nouveau patron et, de toute évidence, assez dépourvu d'humour… En fait, il ne pouvait être plus dissemblable de son très agaçant partenaire / pas vraiment ami / et pas du tout amant.
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— Est-ce que c'est vous, Decker ? Je voulais vous voir !
Allez Chloé, t'as déjà affronté bien pire.
— Oui, si vous êtes d'accord, j'aimerais vous faire mon rapport préliminaire sur l'infanticide…
Dieu merci, il était à présent revêtu d'une robe d'hôpital bleuâtre, les bras croisés sur sa large poitrine bombée, soigneusement bordé dans son lit avec les draps remontés bien haut. Il lui fit signe impatiemment de s'approcher.
— Bien sûr ! Alors qu'est-ce que vous avez ? demanda-t-il d'un ton incisif.
Capitaine Droit Au But. Pourquoi perdre du temps avec des politesses inutiles ? Salut Decker, je vais bien, merci, et vous ? J'apprécie vraiment que vous veniez me voir aussi vite… Non ça, c'était plutôt le style de Dan. Son ex avait quand même de bons côtés, malgré tout.
Pendant qu'elle lui résumait les quelques informations qu'ils avaient pu réunir, il la fixait pratiquement sans ciller. A son avis, c'était flippant, mais elle supposait que c'était juste sa façon de se montrer attentif. Il acquiesça quand elle expliqua que le médecin chef Estevez allait faciliter un rendez-vous avec les parents dès le lendemain matin, et probablement aussi avec le témoin principal, une fois qu'elle serait un peu remise du choc.
— Et qu'est-ce que vous avez là ? questionna-t-il en désignant un sac en plastique avec un logo médical qu'elle portait serré au creux de sa taille.
— L'hôpital m'a donné une copie des enregistrements des caméras de sécurité sur CD. Je prévoyais de les regarder chez moi car nous n'avons quasiment rien pour l'instant. Pas d'arme du crime, pas de suspect, même pas un mobile qui se tienne… Comme ce n'est pas un accident, j'espère que je pourrai découvrir si le meurtrier avait fait un repérage avant de venir…
— Vous ne voulez pas retourner les voir au bureau maintenant ?
— Non j'avais pensé le faire ce soir, reconnut-elle en se sentant prise en faute.
— Donc pas de karaoké avec les collègues ? Quelle surprise ! commenta-t-il d'un ton éminemment acide.
Un pli soucieux marqua le front de la jeune femme qui contrattaqua vivement :
— Je suis vraiment désolée si ce genre d'activité est votre idée du team-building mais je suis mère célibataire. Je préfère passer du temps avec mon enfant, plutôt qu'avec des gens qui me traitaient de garce sans cœur il y a encore quelques mois !
— Hey Decker, calmez-vous s'il vous plait. Je ne voulais pas du tout parler de… tout ça, termina-t-il assez diplomatiquement. En fait, j'aurais voulu que vous reconsidériez votre programme…
— Comment ça ?
Il soupira amplement car quelque chose l'ennuyait visiblement et il la regarda droit dans les yeux. Il cligna une fois, ouvrit la bouche, et la referma comme s'il cherchait la meilleure façon de dire ce qu'il avait à dire. Finalement, quelque chose s'anima dans ses pupilles froides. Une petite étincelle plus douce et suppliante tandis qu'il la prévenait :
— Si vous dites ça à qui que ce soit, je vous vire… Mais le fait est que je m'ennuie comme un rat mort ici et je vais devenir dingue s'ils ne me laissent pas sortir bientôt ! Donnez-moi les CD, que j'aie au moins quelque chose d'utile à faire !
— Capitaine, vous n'avez pas reçu de dispense médicale pour…
Bien à son habitude, il la coupa tout de suite.
— C'est pourquoi je vous demandais de reconsidérer votre programme en les visionnant… maintenant, dans le PC sécurité de l'hôpital. Une paire d'yeux supplémentaire ne serait certainement pas de trop, n'est-ce pas ? Ne dites pas que je dois me reposer. Mes yeux ne sont pas du tout fatigués.
Elle avait un peu envie de rire mais elle s'abstint.
— Est-ce que c'est un ordre, capitaine ?
— Pourquoi ? Est-ce que c'est plus facile pour vous d'obtempérer si c'est le cas ?
— Pas plus facile, non. J'étais supposée prendre ma fille à l'école dans une heure. Si vous m'assignez à cette tâche ici, je vais devoir trouver quelqu'un d'autre pour…
— Et bien ! Espinoza n'est-il pas tout désigné pour s'en occuper, plus ou moins ?
— S'il vous plait, ne me lancez pas là-dessus… Je peux juste vous accorder quarante minutes et après je pars.
Chloé fut complètement prise au dépourvu quand la tête de Terminator de son chef afficha quelque chose qu'il n'était de toute évidence pas programmé pour accomplir : un bref et éblouissant sourire très charmeur.
— Je prends.
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Comme à son habitude, la haute silhouette de Lucifer fit irruption dans le bureau de Linda comme en terrain conquis, prenant à peine le temps pour un bonjour et déclarant de son ton élégant que quelque chose d'horrible s'était produit. Manifestement bouleversé, il se jeta presque dans un coin du canapé. Ses longues mains de pianiste s'agrippaient à ses genoux osseux, pressant inconsciemment la douceur de la fine laine italienne. La lumière d'une lampe voisine posée sur un guéridon tirait des reflets profonds à la mystérieuse pierre noire qui ornait sa chevalière.
La blonde petite psychanalyste aguerrie s'assit confortablement dans sa propre chaise, clignant patiemment des yeux derrière la large monture noire de ses lunettes. Croisant les doigts, elle attendit qu'il veuille bien commencer. Trois bonnes minutes au moins.
— Lucifer, je pense que vous savez maintenant que la cure est nettement plus efficace quand vous parlez effectivement de vos problèmes, n'est-ce pas ? Je ne suis pas supposée prendre l'argent sans rien faire.
Le coin de la bouche de son patient frémit un peu.
— Votre sarcasme est inutile, mon cher docteur, dit-il avec un amusement qui ne dura pas. J'étais en train de me demander si je pouvais vous les montrer ou pas. Je détesterais que votre charmant cerveau ne se transforme encore en gélatine.
— C'est très délicat de votre part. Et à quoi dois-je ce revirement inattendu plutôt que votre habituelle indifférence ? Et déjà, de quoi parlez-vous ?
— C'est à propos de mes ailes. Et c'est très urgent !
— Oui ! Je suis du même avis ! Je suis très contente d'apprendre que vous vous êtes enfin décidé. Je suppose que vous êtes là parce qu'Amenadiel vous a convaincu d'aborder enfin avec moi votre inquiétante propension à… l'automutilation ?
Le Diable leva les yeux au ciel d'incrédulité et balaya tout cela d'un geste ennuyé de la main.
— Non ! Pas du tout ! Le fait est que ces foutus appendices commencent maintenant à apparaître n'importe quand ! Ça a recommencé ce matin au commissariat, où il y avait un sacré paquet d'humains. N'importe qui aurait pu les voir si je n'avais pas été en salle d'interrogatoire. Je n'ai pas de neurolyseur intégré, vous savez ? Les gens n'oublient pas ce genre de truc.
Incapable d'empêcher la colère de courir dans ses veines, il se releva brusquement et fit les cent pas de la fenêtre au canapé. « Le Diable n'a jamais peur », pensa Linda, mon cul oui !
— Attendez un instant. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. D'habitude, vous ne vous souciez pas de suivre les règles établies par votre Père. Ai-je raison de supposer que « ne pas montrer ses ailes aux mortels » en est bien une ?
— Bien sûr que c'en est une, répondit-il avec un rire amer.
Elle pencha son chignon blond de côté sur la droite.
— Alors pourquoi suivez-vous celle-là ?
Il lui décocha un regard bien noir.
— Parce que quoique j'aie de vilaines petites habitudes, me faire vénérer n'est pas mon kiff mais plutôt celui de mon cher Papa ! Quand les mortels voient la lumière divine qui émane des plumes, ils deviennent instantanément croyants, cracha-t-il avec dédain en soulignant le tout d'un claquement de doigts.
— Donc vous ne voulez pas que les mortels les voient parce qu'ils pourraient commencer à vous vénérer, ou bien votre Père à travers vous ? Et vous ne voulez pas lui faire ce plaisir ?
— Oui ! Combien de fois faudra-t-il que je le dise ?
— Très bien, mais lorsque les gens sont irrésistiblement attirés et se jettent à votre tête, est-ce que vous ne vous sentez pas « vénéré » ? Comment appelleriez-vous ça ?
Son humeur changea du tout au tout se faisant plus séductrice tandis que par jeu, sa langue passa brièvement sur ses dents immaculées.
— La luxure, très chère, répondit-il avec un sourire qui l'aurait faite tomber de sa chaise.
— Hem. Votre « logique » n'est pas toujours facile à appréhender… D'aucuns pourraient dire que vous vous prenez pour un dieu de l'amour, cherchant la moindre occasion de recevoir des corps en offrande, vous ne croyez pas ?
— D'abord, des corps très consentants, ma belle, merci de le remarquer. Qu'est-ce que je pourrais bien dire pour ma défense ? Vous savez intimement combien je suis hautement magnétique ! Est-ce que vous pensez que ça en jetterait sur mes cartes de visite ? Lucifer Morningstar, seul véritable dieu vivant du sexe ? Vous avez eu des preuves toujours renouvelées que ce ne sont pas des paroles en l'air, vous ne croyez pas ? répondit-il en l'imitant d'un ton particulièrement joueur.
Non pas les paroles mais plutôt des parties de jambes, pensa-t-elle avant de le voir sourire automatiquement comme s'il avait lu dans son esprit. Peut-être l'avait-il fait. Ou peut-être le connaissait-elle un peu trop bien.
— Lucifer, rasseyez-vous s'il vous plaît. C'est très sérieux. Je suis très préoccupée par ce manque de respect que vous affichez pour votre propre corps, qui est pire que malsain. Si un homme agissait tel que vous en amputant ses membres, ce ne pourrait être que le signe d'un besoin désespéré de contrôle au mépris de sa propre vie. Vous avez traversé des choses très difficiles récemment avec la perte de deux proches sans scrupules et…
— Non, non et non ! l'interrompit-il avec un regard furieux. Ne soyez pas si rabat-joie ! Penser à la mort d'Uriel ou au départ définitif de ma mère ne sert absolument à rien. C'est une souffrance inutile. En plus, je ne sais toujours pas quoi faire à propos de ces éruptions de plumes intempestives ! L'autre nuit, mes ailes se sont déployées alors que je m'apprêtais à rejoindre une splendide femme nue dans mon lit, je n'ai même pas eu le temps de la toucher… Et qu'est-ce qu'elle a fait ? Je vous le donne en mille. Elle a eu le front de me dire qu'elle serait mon petit diable. À MOI ! C'était positivement humiliant ! Je SUIS le Diable et elle m'a confondu avec un ange !
— Eh bien, j'espère que vous pouvez toujours vaguement deviner ce qui a pu l'induire en erreur…
Il s'agita légèrement sur le canapé avec un bref coup d'œil sur sa veste.
— Vous ne comprenez pas. Je ne veux pas de ces ailes car elles ne disent pas la vérité sur mon compte. Si seulement je pouvais les donner à Amenadiel, je le ferais… et bon débarras !
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Elle se doutait qu'il était sur le point de partir en coup de vent dans un rugissement coléreux et en faisant trembler les murs – considérant qu'elle ne lui était d'aucune utilité. Grosso modo, il la voyait comme une personne là pour résoudre ses problèmes émotionnels. D'un certain point de vue, ce n'était pas complètement insensé, bien sûr. Mais ce qu'il ne comprenait pas, c'était que le processus ne consistait pas à coller un sparadrap cache-misère ici ou là. Le plus gros du travail, c'était lui qui devait le faire… Mais comment pouvait-elle lui dire maintenant sans le braquer que le mieux dans ce bas-monde, c'était d'accepter les changements que la vie plaçait sur notre route et de s'efforcer de travailler avec, au lieu de les rejeter en bloc ?
Se laissant aller contre le dossier de la chaise, elle plissa un peu les yeux pour considérer son beau visage, curieuse de savoir de quoi il avait l'air quand il était un ange. Elle savait parfaitement qu'elle ne devait pas le dévorer tendrement des yeux comme elle était en train de le faire, mais la responsivité à son charme avait toujours un effet calmant sur lui. Avec n'importe quel autre patient, le conseil de l'ordre des psychiatres aurait réclamé sa tête sur un plateau pour avoir cédé initialement à son attirance. Mais très récemment, elle avait eu à faire face à la fureur d'un autre être surnaturel et elle en était presque morte. De plus, même s'il n'était pas humain, elle était presque sûre que Lucifer utilisait le sexe comme une drogue soulageant un besoin désespéré de combler sa solitude personnelle… et spirituelle. Tout le monde le faisait. Et comme il consommait en plus toutes sortes de poisons divers pour rechercher l'oubli, ce vide intérieur devait être phénoménal.
Ayant perçu le changement de son humeur à la façon dont elle le regardait, il sourit avec espoir car il avait grande envie qu'elle le réconforte d'une façon beaucoup plus physique. Pas en la prenant dans ses bras, bien sûr, parce que c'était réservé à Chloé et rien qu'à elle. Mais quelque chose de sexy et tendre, aurait été parfait. Peut-être simplement poser sa tête contre les seins de Linda pendant qu'elle jouait doucement avec ses boucles noires. Ce serait bien. Il n'avait pas réalisé combien cela lui avait manqué avant que Lilith ne l'invite à dormir contre elle, tous les deux enveloppés dans le nid douillet formé par leurs ailes entremêlées.
— J'ai une théorie, soupira-t-elle alors, mais vous n'allez pas l'aimer.
Il sourit pourtant, en essayant de chasser son fantasme.
— Je suis toute ouïe !
— Je crois que ce n'est qu'une preuve supplémentaire que la vie sur Terre vous affecte dans le domaine le moins confortable pour vous… les sentiments humains. Ai-je tort de supposer que vos ailes se sont manifestées sous le coup d'une puissante émotion ?
Un œil méditatif sur le plafond, il énuméra tout haut :
— Quand j'ai vu une voiture alors que j'étais perdu dans le désert, quand j'étais sur le point de présenter mes plus profonds respects à Madame Oh Vous Donnez Dans Le Cosplay… Toutefois, le commissariat ne cadre pas bien. C'est un lieu trop ennuyeux, objecta-t-il.
— Qu'est-ce que vous étiez en train de faire quand c'est arrivé ?
— Miss Lopez venait de nous interrompre parce qu'il y avait une nouvelle affaire. La victime est un nouveau-né, et si vous voulez tout savoir, je suspecte l'infirmière.
— Un bébé ! Mon Dieu mais c'est affreux !
Il grimaça comme s'il venait d'avaler un citron cru.
— Puisque vous parlez de Lui, où était donc mon Père tout puissant à ce moment-là ? Il regardait ailleurs ? Et ces foutus soi-disant anges-gardiens ?
Linda détourna le regard par la fenêtre pour essayer de reprendre contenance face à la nouvelle et elle murmura plutôt pour elle-même :
— Espérons qu'ils n'ont pas pris des vacances, eux aussi…
Après un rire de gorge qui se transforma en ronronnement, il susurra alors, les yeux brillants :
— Ouh qu'elle est vilaine ! Celle-ci est un coup bas ! Je crois que vous passez un peu trop de temps avec Amenadiel.
— Désolée, je n'aurais pas dû parler tout haut. Donc… cela vous affecte. Je veux dire, vous aimez bien la fille de l'inspectrice, n'est-ce pas ?
— Non ça ne « m'affecte » pas du tout ! Sa mioche est… tolérable, c'est tout. Et je ne suis pas triste ou quoi ou qu'est-ce. Pour votre gouverne, les âmes des bébés filent directement à la Cité d'Argent s'ils sont tués.
Elle acquiesça une fois pour montrer qu'elle avait compris et revint à un point de détail.
— Et quand vous dites qu'Ella vous a interrompu, pour être bien sûre, qu'est-ce qu'elle a interrompu au juste ?
— Eh bien, l'inspectrice était en train de me donner une petite fessée verbale. Elle était assez bouleversée d'apprendre que j'étais très proche de l'une de mes sœurs qui est en ville.
— Une sœur ?
— Mhh. Pour être honnête, je ne suis pas sûr que le terme soit assez précis dans votre langue, hésita-t-il un peu.
— Et pourquoi vous pensez que la sémantique soit pertinente dans ce qui nous occupe ?
Il poussa un très gros soupir.
— Disons que le Lieutenant m'a déjà vigoureusement chapitré quand elle a appris que Lilith et moi nous partagions le même lit… Voilà c'est ça ! Vous faites exactement la même tête furieuse qu'elle ! Serais-je assez chanceux pour avoir deux magnifiques amies jalouses ?
Elle ne daigna même pas répondre à cela.
— Pour que ce soit bien clair, vous êtes en train de me dire que vous et l'inspectrice pour qui vous avez des sentiments, vous étiez en train de vous disputer à cause d'un tabou culturel en béton armé – ce en quoi vous avez dû probablement la décevoir énormément – et vous ne voyez pas pourquoi vos ailes auraient décidé de se manifester ? Vous êtes sérieux ?
Lucifer resta un moment silencieux, le front tout plissé pendant qu'il réfléchissait.
— Je suis désolé mais ça n'a rien à voir avec… rien. Les ailes sont la source de notre pouvoir, pas un moyen de montrer des émotions humaines…
— Je ne suis pas certaine de cela, répondit Linda.
Lucifer bougea sur le canapé et sa main atteignit la poche intérieure de sa veste. Il sortit son téléphone avec juste un coup d'œil au nombre des textos qui s'accumulaient et bascula l'objet sur silencieux, avant de se retourner vers elle pour l'écouter.
— Est-ce que vous ne croyez pas qu'au bout de quelques éons, je connaisse un petit peu mon sujet ? demanda-t-il avec malice, plus curieux qu'offensé.
— Disons que j'ai entendu parler d'un certain ange déchu, bourrelé de culpabilité et qui n'a plus aucun pouvoir…
— Là vous parlez d'Amenadiel. Parce que moi j'ai tous les miens, ma chère !
— Oui, Sherlock ! Comment pourrais-je ne pas penser que ses ailes et ses pouvoirs ne sont plus disponibles parce qu'il se sent coupable ? Est-ce votre Père qui les « bloque » ou est-ce sa propre culpabilité ?
— Je ne sais pas, mais je n'aime pas du tout ça.
— Cela ne m'étonne pas du tout. Vous m'avez bien dit que la culpabilité était la matière brute de l'Enfer, n'est-ce pas ?
— C'est exact. Mais… attendez, attendez… Est-ce que vous essayez de dire que ce n'est pas mon Père qui m'a remis mes ailes de force, ou n'importe lequel de mes frangins mesquins ? Vous croyez que je pourrais les avoir fait repousser de moi-même ? C'est totalement ridicule, dit-il en éclatant d'un rire incrédule.
Linda inclina doucement la tête. D'instinct, elle savait que c'était un point important auquel il devrait réfléchir un peu, alors elle ne répondit pas pour laisser l'idée faire son chemin. Tout en la regardant d'un air largement dubitatif, il ressortit son téléphone et fronça les sourcils en regardant l'écran, la bouche légèrement entrouverte.
— Je suis navré, docteur, j'ai essayé d'ignorer les messages, mais je crois que si je n'y vais pas maintenant, la troisième Apocalypse sera pour bientôt. Maze m'envoie des messages déconcertants qui parlent de – je cite – tuer cette satanée garce de Mère, si – je cite toujours – je ne ramène pas mon joli cul ici dans trois secondes. Mais je suis son ancien Maître, que diable ! Elle ne peut pas me parler de cette façon et se permettre de dire que mon cul est juste « joli »…
En entendant le mot « Mère », Linda s'était instantanément immobilisée sur place, le visage soudain devenu très pâle avec une respiration un peu erratique. Elle s'accrochait aux bras de son siège et avait le regard paniqué d'une biche prise dans des phares. Sa voix s'éleva à peine au-dessus du murmure quand elle demanda :
— Est-ce que… votre mère est… revenue ?
Lucifer lui adressa un regard authentiquement surpris et sembla comprendre ce qui lui arrivait. Il leva les bras d'un geste apaisant.
— Non, non, ma chère Linda ! Ma mère s'en est allée dans un autre univers et ne pourra pas en revenir.
— Vous êtes prêt à me le jurer ?
— Oui, dit-il avec gentillesse. Elle a été aspirée pour toujours par le Grand Vagin !
Linda cligna des yeux sans comprendre, n'ayant jamais vu la forme du portail de lumière que l'épée d'Azraël avait ouvert sur cet autre monde.
— Mais alors… pourquoi Mazikeen parle-t-elle de « Mère » ?
Il afficha son plus innocent sourire tandis qu'il rempochait prestement son téléphone.
— Oh, aurais-je oublié de le mentionner ? Je suis vraiment en dessous de tout... Lilith est la mère de notre Mazie !
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(à suivre)
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