La première Eve
Chapitre 2 : le crime n'attend pas
Et voilà qu'ils se trouvaient dans la voiture de Chloé et que son passager ne disait pas un mot.
S'il y avait une chose dont on pouvait être sûr, c'était que Lucifer était incapable de se la fermer cinq minutes. Jamais. Sa grande gueule au sourire en coin toujours accroché – et aux lèvres toujours parfaitement hydratées (un baiser est si vite arrivé, inspectrice !) – était de service à toute heure.
D'ordinaire, lorsqu'ils étaient pris dans les bouchons de la circulation, il se permettait toujours de furtifs commentaires sotto voce sur sa conduite de « grand-mère arthritique », ou sur la sirène de police qui n'était pas faite pour les chiens et aurait permis d'arriver plus vite… Ses doigts tambourinaient contre la porte ou jouaient avec le vent… Elle avait déjà bien de la chance qu'il ne passe pas la tête par la fenêtre ouverte comme un chiot émerveillé… En fait, non, il ne ferait jamais ça sans risquer de ruiner son brushing…
Est-ce qu'il faisait la tête ou quoi ?
Elle serra un peu plus fort le volant dans ses poings. Depuis qu'ils avaient arrêté le fils aîné de Bianca Ruiz sur la jetée du bord de mer, elle sentait qu'un truc ne tournait pas rond chez lui. Un truc dont il refusait obstinément de parler – en tous cas avec elle – et au temps pour leur prétendue « amitié » ! Elle se sentait un peu triste bien sûr de ne pas mériter sa confiance mais ne souhaitait pas non plus lui mettre la pression.
Qu'est-ce que vous désirez le plus, Chloé Decker ?
— Une grande, longue… et très sérieuse discussion ! répondrait-elle tandis qu'il chercherait à savoir : En clair : « crachez le morceau ou je vous colle une deuxième balle » ?
Cette pensée l'amusa et du coin de son œil droit, elle nota le coup d'œil curieux de son partenaire dans sa direction et la façon dont son corps réagissait comme un tournesol à un simple petit sourire… C'était en général le moment où il trouvait bon de sortir une ou deux vannes abominables. Accroche ta ceinture, Chloé… Quatre, trois, deux, un, zéro…
Et rien ne vint.
Elle fronça les sourcils.
En dépit de ses beaux discours sur la nécessité d'en rester à une relation strictement professionnelle entre eux, elle s'inquiétait de plus en plus de son comportement tangent. Elle ne se considérait pas comme quelqu'un de violent mais très récemment, elle avait quand même eu envie de lui coller plusieurs fois son poing dans la figure, parce qu'il était quand même… insupportable. Et puis maintenant, il y avait ça. Encore plus de secrets et de manœuvres évasives, de jeux de mots lourdingues, de bizarreries… S'il avait des problèmes personnels dans sa famille, pourquoi diable refusait-il d'en dire quoi que ce soit ? Pas du genre à partager, avait-il dit de Maze. C'était quand même l'Hôpital qui se foutait de la Charité. Il ne partageait pas la moindre information non plus.
— On est presque arrivés, se sentit-elle obligée de dire d'un ton léger, juste pour briser l'épais silence qui régnait dans l'habitacle.
Comme il ne réagissait toujours pas, elle essaya encore :
— Déjà en train de réfléchir à ce que nous a appris Ella ? Vous bossez avant même notre arrivée ? J'arrive pas à croire que j'ai vécu assez vieille pour voir ça !
Cette fois, il donna l'impression de se reconcentrer enfin et tourna la tête vers elle avec un large sourire.
— Peut-être bien que c'était le cas… Seriez-vous plus impressionnée, si je vous disais oui ?
— Et bien… oui. Mais vous ne m'avez pas caché ce que vous pensiez des enfants. Comment vous dites déjà ? D'inutiles et voraces petits parasites ? C'est bien ça ?
— Inspectrice, vous savez que je ne parle pas de votre gamine quand je…
— Mais bien sûr que si ! Pourtant, allez savoir pourquoi, elle vous adore quand même. Ça doit venir du côté de son père, plaisanta-t-elle un peu.
.°.
Ella était déjà sur les lieux. Dieu seul savait comment elle avait pu se faufiler au travers d'une circulation aussi dense. Un docteur actuellement en charge de l'aile pédiatrique les avait conduits jusqu'à elle, dans la charmante petite nursery de l'hôpital dont les murs pâles avaient été peints sur tout le pourtour de nuages et d'angelots. Il y avait là une douzaine de minuscules petits lits vides, à l'exception d'un seul.
Lucifer jeta un œil agacé sur les peintures murales et s'apprêtait à faire un commentaire extensif sur cette « représentation du Paradis ridicule et largement inadéquate » quand Chloé leva juste un doigt en l'air, assorti de ce regard particulier qu'elle avait à chaque fois qu'il la décevait dans les grandes largeurs pour une raison inconnue… A la fois si offensant et si énervant à la fois. Mais en même temps, elle appuya très légèrement sa main sur son avant-bras par-dessus le tissu coûteux de sa veste. Il fut si surpris de ce contact physique inopiné qu'il oublia tout ce qu'il s'apprêtait à dire.
Dernièrement, elle avait complètement arrêté de faire quoi que ce soit de ce genre. Délibérément sans doute. Il n'avait aucun droit de s'en plaindre car il avait réclamé une normalisation de leurs rapports et qu'ils redeviennent, comme au bon vieux temps, amis, partenaires et… rien de plus. A tout ça, elle avait immédiatement consenti sans discuter. Donc c'en était fini des pensées délicieusement taraudantes sur la « réalité » de ses sentiments pour lui. Fini les moments agréables où il pouvait plonger avec audace dans ses yeux pleins d'étoiles. Plus de fronts qui se touchent inopinément quand elle le croyait perdu, ni de baisers tombés du ciel sur une plage au hasard… Et c'était sans parler des serviettes de bain qui glissent au bon moment… Tout cela s'était envolé.
Il ne savait pas si ce déplaisant tiraillement au creux de sa poitrine était du soulagement ou de la nostalgie. Il aurait dit les deux, nouvelle preuve s'il en était besoin que les émotions humaines étaient du grand n'importe quoi ! Il arrivait encore que Chloé lui sourie gentiment mais elle restait prudemment en retrait et quelque peu inaccessible. Refusant les occasions de lui rendre visite au LUX, déclinant poliment les invitations de « sa tribu ». Il y avait quelque chose qui avait insensiblement changé depuis son kidnapping et son réveil dans le désert. Il était très impatient d'en discuter avec Linda.
Pour l'heure, debout à côté de lui, elle s'attendait comme d'habitude au pire de sa part et lui chuchotait en plissant le front :
— Je vous en prie Lucifer. Je sais que vous êtes nul dans ce genre de situation mais évitez vos remarques ordinaires. Cette enquête requiert toute la dignité possible et n'est pas le lieu pour de mauvaises blagues. Vous vous contrefichez des enfants, c'est entendu, mais la plupart des gens normaux les considèrent comme la prunelle de leurs yeux. Et particulièrement ceux qui ont dû batailler pour en avoir par fécondation in vitro, comme les parents de notre petite victime.
— Bien, lieutenant.
Après un léger sourire comme celui de la voiture, elle étouffa un petit rire content.
— Finalement ! J'ai cru ne jamais entendre ces mots dans votre bouche !
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Elle ne lui laissa pas le temps d'ajouter le moindre sous-entendu déplacé et rejoignit Ella. Cette dernière était penchée au-dessus du berceau, murmurant doucement pour elle-même pendant qu'elle examinait et manipulait avec la plus grande douceur le tout petit cadavre de ses mains gantées de bleu. La petite brune jeta un bref coup d'œil à l'inspectrice, en réalisant qu'elle n'était plus toute seule et elle demanda avec inquiétude :
— Est-ce que ça ira si je te montre ?
— Oui, Ella, je tiendrai le coup. Fais-voir ce que tu as.
— D'accord. Alors… bon. Le corps était encore tiède quand je suis arrivée, donc ils nous ont appelés vraiment vite et très peu de temps après les faits. C'est un meurtre sans aucun doute. La cause de la mort est bien évidemment due à cette fine coupure ici et la pauvre petite chose s'est étouffée en saignant à mort, expliqua-t-elle en montrant le petit cou ensanglanté.
Chloé regarda sur le côté, serrant les dents pour ne pas crier, ne pas penser à Trixie au même âge, ne pas penser ou ne serait-ce qu'imaginer que quelqu'un aurait pu faire ça à sa fille.
— Une idée de l'arme utilisée ? Un scalpel probablement ? suggéra-t-elle pour faire diversion à sa nausée.
— Ça pourrait être ça, parce que les lèvres de la plaie sont tellement nettes et fines que c'en est flippant. C'est sûrement un outil super affuté qui a fait ça, mais on n'a rien trouvé dans la pièce. Je vais faire des recherches complémentaires pour préciser la forme de la lame. Il y a un truc bizarre avec elle.
— Bizarre ? Bizarre comment ? répéta Chloé sans comprendre.
Ella soupira en hésitant, tandis que sa queue de cheval dansait derrière sa tête. Elle ne sut pas pourquoi elle avait soudain envie de chuchoter si bas.
— Bizarre comme si c'était… incurvé, dit-elle avec un coup d'œil vers Lucifer.
L'inspectrice suivit le mouvement de ses yeux et aperçut Lucifer qui avait coincé une très jolie infirmière à la peau mate qui contrastait avec son uniforme blanc. Elle avait d'admirables yeux verts, des lèvres charnues et de somptueux cheveux pressés en épaisses boucles brillantes. Et zéro maquillage. Une épaule nonchalamment appuyée contre le mur, il était en train de faire usage de sa voix suave sur elle et Chloé déglutit. Elle allait devoir agir vite si elle voulait sauver cette pauvre fille de la concupiscence éhontée de son partenaire. Mais Ella poursuivait son compte-rendu.
— Oui, au fait, c'est l'infirmière qui est là qui était de service et qui a trouvé le bébé. Elle m'a expliqué qu'ils ne conservaient, bien sûr, rien de dangereux dans cette pièce.
Elle empoigna une lampe ultraviolette et l'alluma.
— Comme tu peux voir, le sol tout autour est nickel propre. Pas une seule goutte de sang ou de quoi que ce soit d'autre, nulle part…
— Et donc ? Tu crois qu'on ne va pas retrouver l'arme du crime… dans une poubelle proche ?
La légiste se permit un petit sourire hésitant.
— Nous verrons bien si l'équipe trouve quelque chose qui correspondrait à la blessure, mais si elle a été faite avec quelque chose de spécial, peut-être que le meurtrier l'a conservé avec lui ?
— C'est possible, répondit l'inspectrice pensive. Et qu'est-ce que tu peux me dire de ce motif ici ?
— Lequel ?
— Ici, brodé sur la couverture…
Chloé le pointa avec un stylo pour ne pas risquer de contaminer une pièce à conviction. La petite couverture en laine polaire bleue était jetée n'importe comment par terre à côté du berceau. Le meurtrier avait dû l'arracher pour accéder au nourrisson.
— Est-ce que c'est un genre de fleur ? Une tulipe stylisée peut-être ? T'en dis quoi ?
— Je n'en suis pas sûre mais je dirais que c'est un symbole de paix musulman, quelque chose comme ça.
L'inspectrice alla vérifier les autres berceaux qui, selon les dires du médecin chef, avaient été vidés dès que le corps avait été trouvé. Enfilant des gants, elle les examina tous un par un et découvrit que chaque petit lit possédait son étrange pictogramme floral.
Elle retira ses gants, qu'elle remit dans sa poche et se rendit auprès de l'infirmière pour se présenter dans les formes.
— Bonjour, je suis Chloé Decker de la police de Los Angeles. Voici mon partenaire, Lucifer Morningstar et j'aimerais vous poser quelques questions. Est-ce que vous êtes d'accord, mademoiselle… ?
L'infirmière sembla assez soulagée de la voir arriver. Chloé devait reconnaître que c'était une vraie beauté et qu'il ne fallait pas s'étonner que Lucifer ait filé droit sur elle comme une mouche sur la confiture…
— Je me suis déjà présenté à cette charmante personne, ronronna Lucifer, mais elle est si taquine. Elle refuse de me dire son nom parce que je ne suis pas réellement de la police. Allons, ma chère, il ne faut pas avoir honte, il ne peut pas être aussi horrible…
Chloé remarqua pourtant quelque chose qui la frappa presque d'entrée de jeu. L'infirmière semblait effrayée par Lucifer. Elle ne le regardait jamais dans les yeux qu'elle gardait baissés au sol. Elle serrait ses bras autour d'elle comme pour se protéger et tâchait de mettre de la distance entre eux, le plus qu'il était possible sans se montrer grossière. L'expérience que Chloé avait de Lucifer avec les témoins était assez différente. Mais certains d'entre eux avaient de très mauvaises réactions en sa présence, de temps à autre. Peut-être qu'elle faisait partie de ces rares élus ?…
L'inspectrice choisit de s'interposer entre eux pour faire écran et lui posa des questions gentiment sur ce qu'elle avait vu, sur les objets qui pourraient manquer, ou les détails qu'elle pourrait donner pour contacter les infortunés parents. Le témoin avait répondu vite et bien. Pour finir, quand elle lui montra le mystérieux dessin sur un berceau tout proche, le beau visage de l'infirmière se décomposa soudainement.
— Est-ce que vous savez ce que c'est ?
— Oui… c'est moi qui les ai fabriqués pour les bébés.
— C'est magnifique. Tous ces détails si délicats, vous avez dû passer beaucoup de temps dessus. Est-ce que c'est une fleur ?
Lucifer y regarda d'un peu plus près avec une petite moue et puis sourit de son air toujours si content de lui-même.
— Non, inspectrice, c'est une Hamsha ou Main de Fatima. La sainteté de Fatima me paraît très surestimée mais…
— Taisez-vous, Lucifer !
— Non mais… excusez-moi ! J'allais expliquer que c'était un sceau de protection tout à fait répandu ! répliqua-t-il d'un ton légèrement offensé.
Chloé se retourna vers son témoin.
— Est-ce que c'est vrai ?
La femme pencha la tête pour acquiescer, envoyant au passage un coup d'œil plus qu'inquiet à Lucifer et Chloé insista :
— Et est-ce que vous pouvez me dire de quoi vous vouliez protéger les enfants ? Est-ce que l'hôpital a reçu des menaces ? Est-ce que vous avez vu quiconque traîner ici sans raison valable ?
La jeune femme baissa la tête en reculant d'un pas.
— Je… je ne peux pas vous le dire, dit-elle avec des larmes dans les yeux. Je ne veux pas perdre mon travail !
Tout sourire, Lucifer s'approcha et avec un regard appuyé pour l'inspectrice, il proposa :
— Peut-être pouvez-vous me laisser prendre le relais maintenant ?... Allons, ma belle, qu'est-ce que vous voulez vraiment nous dire, mmh ? Dites-moi tout, je ne vous jugerai pas. J'ai déjà tout entendu, vous savez… Est-ce que vous l'avez tué par jalousie parce que vous ne pouviez pas avoir d'enfant ?
La jeune femme sembla s'effondrer sur elle-même et commença à sangloter à chaudes larmes, cachant ses yeux dans ses mains. A l'extérieur de la pièce, le médecin chef Estevez fronça les sourcils et appela l'inspectrice pour lui parler aussitôt. Chloé se dirigea vers lui mais trouvait que le comportement de l'infirmière était un peu suspicieux, pour quelqu'un qui n'aurait rien eu à voir avec ce meurtre.
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— Ne me forcez pas à le dire, Shaitan ! Je vous en supplie ! J'ai besoin de conserver ce travail !
— Allez, dites-le moi ! l'encouragea-t-il. Vous vous sentirez tellement mieux après.
Les yeux écarquillés de terreur, la belle à la peau brune pouvait à peine respirer et commençait à s'étrangler un peu, au point qu'Ella se sentit obligée d'intervenir et tout de suite, parce que Chloé était retenue dans le couloir à interroger le responsable de pédiatrie. Ce n'était pas son rôle mais le témoin lui faisait pitié et elle s'interposa pour la défendre en passant un bras protecteur autour de son épaule.
— Ça suffit maintenant ! Laisse-lui de l'air, Luce ! Mec, t'es en train de lui foutre une trouille de tous les diables. Tu vois pas ?
— Oui, c'est bizarre, parce qu'elle résiste plutôt bien ! constata-t-il avait un drôle de regard inquisiteur sur elle.
— Encore une chance, gros malin ! rétorqua-t-elle sèchement. Allez viens ma sœur, viens t'asseoir là. Pauvre petite, tu trembles…
— Ouh, ça y est je crois que j'ai saisi… Mlle Lopez, est-ce qu'on jouerait à bon flic et mauvais flic ?
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Derrière la vitre de la porte, Chloé remercia le docteur pour le temps qu'il lui avait accordé et vit les yeux furieux d'Ella. Immédiatement, elle appela son partenaire d'une façon particulièrement autoritaire, qui émoustilla complètement ce dernier. Elle avait suffisamment confiance en Ella, au moins plus qu'en Lucifer, pour qu'elle réunisse des informations qu'ils ne pourraient peut-être pas obtenir autrement.
— Mhh, inspectrice, je vous assure que vous pouvez utiliser ce ton-là avec moi n'importe quand, commença-t-il en se pourléchant les babines.
— Chut !
Elle le tira par le bras au dehors et s'installa tout près de lui, accroupie à demi derrière la double porte de la nurserie, pour ne pas qu'ils soient vus par les deux femmes restées à l'intérieur.
— Eh bien, eh bien, on fait dans les écoutes illicites maintenant ? Comme c'est vilain ! Je suis si fier de vous, inspectrice !
Elle écrasa son index sur sa bouche et articula silencieusement un très clair « La ferme ! » en collant une oreille sur la partie basse de la porte. Il l'imita à son tour, se sentant étrangement heureux et un peu ivre de se retrouver si près d'elle qu'il pouvait sentir son souffle chatouiller sa joue rugueuse.
L'infirmière remerciait Ella, mais ce n'était pas tout. Toute leur conversation assourdie s'avéra bien plus intéressante que prévu.
« Vous ne devriez pas tolérer Sa présence auprès de vous. Il n'est pas ce qu'il prétend. Votre âme est en danger ! » disait la belle jeune femme d'un ton suppliant.
« Mais non, faut pas t'en faire, je sais très bien comment gérer le bonhomme ! Il est adorable quand on le connait ! C'est juste qu'il est un peu comme Jessica Rabbit, tu vois ? Pas vraiment méchant, juste dessiné comme ça », expliqua Ella avec un clin d'œil.
A l'extérieur dans le couloir, Lucifer affichait une bien trop grande autosatisfaction pour le goût de Chloé. Mais l'infirmière insistait :
« Vous ne comprenez pas ! Je vois de grandes ténèbres autour de lui, des cris de souffrance, des gens en peine… C'est… Shaitan! »
Elle marqua une pause hésitante en constatant qu'Ella ne réagissait pas comme elle l'aurait dû à cette annonce.
« Iblis ? » essaya-t-elle encore.
Miss Lopez s'esclaffa face à l'infirmière atterrée.
« Ah, tu veux dire… le Diable ? »
« Oui ! »
« Oh Seigneur Dieu, ne m'en parle pas ! Il s'en gargarise et nous saoule avec ça toute la sainte journée ! C'est sa petite manie, nous on a l'habitude et on fait même plus attention… »
Cette remarque effaça aussitôt le sourire suffisant du Diable en question.
— Je ne me gargarise pas !
Chloé se mordit la lèvre pour ne pas rire de son air vexé. Il était sur le point de protester davantage quand elle plaça un doigt devant ses propres lèvres pour lui faire signe de se taire.
C'était une bonne chose qu'elle n'ait pas refait le geste de tout à l'heure car il ne savait pas s'il aurait été capable de se retenir d'embrasser cette phalange audacieuse. Ses doigts fins étaient si beaux. Absolument dignes d'être saupoudrés de baisers, mais somme toute pas moins que le reste de sa personne…
« Vous devriez Le croire ! Je sais que vous avez la foi, je peux le voir. S'il vous plait, écoutez-moi. Cela ne va pas s'arrêter. Il doit avoir libéré un ifrit! »
« Un ifrit? Et qu'est-ce que c'est ? »
« C'est ce que j'ai vu près des bébés ! » souffla-t-elle si bas que ce fut très difficile à entendre pour Chloé. « Une sorte de djinn, très puissant avec une aura noire tout autour, tout comme Lui ! C'est pour ça que j'ai fait des Mains de Fatima et que je les ai brodées en priant ! Mais l'ifrit était trop puissant, il a juste balayé le sceau de la main comme si ça n'était rien et s'est moqué de moi ! »
« Je vois » répondit Ella d'un air préoccupé. « Tu as raison d'être prudente quand tu parles de cela. Mais juste au cas où, est-ce que tu pourrais le décrire pour qu'on puisse avoir une identification ? »
Invisible aux deux autres, l'infirmière hocha vigoureusement la tête.
Derrière la porte fermée, Chloé se concentrait en plissant le front. Au grand plaisir de Lucifer, elle s'approcha encore plus près de lui pour demander à mi-voix :
— Est-ce que vous avez compris les mots qu'elle a utilisés ?
— Lesquels ?
— Et bien, mais les bizarres, évidemment ! s'impatienta-t-elle.
Il caressa du regard ses lèvres roses tentatrices qui étaient si proches qu'il aurait pu anéantir la distance entre eux d'un simple mouvement de la tête. Paraissant réaliser l'inconvenance de la situation, elle se recula d'un pas et maudit tout bas les muscles douloureux de ses cuisses pour être restée accroupie si longtemps.
— Alors ?
— Eh bien, Shaitan ou Iblis est votre dévoué serviteur… Et l'on pourrait probablement traduire ifrit ou djinn à peu près par… démon.
— Lucifer… vous êtes encore en train de vous payer ma tête ?
— Quoi ? Deux fois dans la même journée ? Mais je n'oserais jamais, n'est-ce pas ?
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A suivre