Un combat de tous les instants

Chapitre 51 : Prendre son mal en patience

3292 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 30/04/2019 22:53

- Pour la dernière fois, Raphaël, j’ai dit non ! soupira Donatello en prenant sa tête entre ses mains, dans le garage qu’il avait transformé en laboratoire lors de leur précédente retraite à North Hampton. Qu’est-ce que tu ne comprends pas dans le fait que je te demande de patienter encore une semaine ou deux ?

- Déjà, il y a une différence notable entre une et deux semaines, répliqua le ninja rouge. Et j’ai vraiment besoin de reprendre l’entraînement. Tu ne vois pas que je suis littéralement en train de rouiller sur place ?

- Je t’ai donné une série d’exercices quotidiens que tu peux réaliser en dépit de ton plâtre.

- Je ne veux pas d’exercices quotidiens. Je veux de l’action, et si possible casser du méchant !

- Des méchants, il n’y en a plus, ici. Tu ne peux pas prendre exemple sur Marianne ? Elle aussi, elle a un os brisé, et elle n’est pas insupportable, contrairement à toi.

- On ne doit pas avoir la même définition du mot insupportable, marmonna Raph en jetant un regard en coin à l’intéressée. De toute façon, ça n’a rien de comparable. C’est l’intello de service. Le seul muscle qu’elle sait faire fonctionner, c’est son cerveau.

- Au moins, tu connais son existence, à défaut d’en posséder un toi-même, rétorqua la jeune femme, sans détourner les yeux d’une liste de calculs qu’elle était en train de vérifier.

- Elle a un problème, le choléra ?

Cette remarque valut au ninja rouge un coup de pied dans le tibia, infligé par son frère, ce qui n’était pas utile. Marianne se moquait comme d’une guigne de ce que les autres pensaient d’elle, en particulier Raphaël.

- Je n’ai pas de scanner, pas de matériel médical, rien du tout pour m’assurer de l’état de ton bras, souligna Donnie. Je préfère donc me montrer prudent. Si je te retire le plâtre trop tôt, tes os ne se seront pas suffisamment consolidés, et le moindre impact pourra les endommager encore plus sévèrement. Si on est là, ce n’est pas juste pour réfléchir à un plan loin de Shredder, c’est aussi pour vous donner le temps de vous rétablir, toi et les autres.

- À propos de se rétablir...

La voix qui s’éleva du seuil les obligea à se retourner. Même Marianne interrompit brièvement son ouvrage pour jeter un coup d’œil à April. Celle-ci se tenait le coude et avait la tête à demi-baissée, comme à chaque fois qu’elle se sentait penaude.

- Toujours rien de nouveau avec Karai ? supposa Donnie.

April secoua la tête en signe de dénégation. Comme elle l’avait fait quand Casey avait lui aussi sombré dans le coma, elle s’efforçait tous les jours d’entrer en contact avec l’esprit de Karai pour le ramener à la surface, en vain. La kunoichi ne réagissait pas à ses interventions psychiques.

- Léo est encore dans sa chambre, occupé à faire les cent pas comme un lion en cage. J’ai essayé de le raisonner, une fois de plus, mais...

- On a tous essayé, marmonna Donnie. C’est peine perdue. Il n’y a plus qu’à souhaiter un miracle du côté de Karai si on veut qu’il se ressaisisse. Inutile de t’en vouloir, April. Je sais que tu as fait ton possible.

L’adolescente ne releva pas immédiatement. À l’instar de Léo, de Raph et de Marion, elle conservait en elle une pointe de culpabilité concernant la nuit où Splinter avait été tué. Malgré les demandes persistantes de Donnie pour que tous cessent de s’en vouloir, la responsabilité les rongeait toujours.

- Autre chose ? s’enquit-il, car elle restait silencieuse.

- Oui, ce... C’est Marion. Je crois qu’elle est partie dans le bois pour s’entraîner. Encore.

Marianne se figea, d’une manière telle qu’une statue n’aurait rien eu à lui envier, avant d’abandonner ses notes et son stylo sur sa table de travail. Elle repoussa sa chaise d’une main tout en empoignant ses béquilles de l’autre et se dirigea vers la sortie. Elle en était à mi-chemin lorsque Donnie s’interposa.

- Le terrain est très accidenté, dans le bois. Ça peut être dangereux pour toi de t’y aventurer. Raph va aller la chercher.

- Machiavel ? Marion ne va déjà pas bien. La dernière chose dont elle a besoin, c’est d’un crétin dans son genre. Tu donnerais une corde à un dépressif, toi ?

- Non, mais...

- Et son copain avec le bandeau orange, où est-ce qu’il est ?

- Mikey a essayé de la retenir, informa April. C’est d’ailleurs lui qui m’a appris qu’elle avait quitté la maison. Tu connais Marion mieux que nous. Ce n’est pas à toi qu’on va expliquer à quel point elle peut se montrer entêtée.

- Tu ne peux pas y aller, toi ? insista Marianne en ramenant son attention sur Donnie. Tu es moins bourrin que tes amis, après tout.

- Si Marion a refusé d’écouter April et Mikey, ce n’est pas moi qui arriverai à la convaincre de ne pas s’acharner. Laisse Raph essayer. Au point où en est la situation, ça ne pourra pas être pire.

Marianne poussa un grognement étouffé, tandis que son regard glissait jusqu’à Raphaël. Elle n’avait aucune idée de la relation qu’il entretenait réellement avec sa sœur, mais force lui était d’admettre qu’ils avaient un caractère similaire. Ils se mettaient facilement en colère, s’obstinaient dès qu’ils décidaient de quelque chose, et surtout, ils n’en faisaient qu’à leur tête.

- Tâche de la ramener ici, et pas de l’encourager à se jeter du haut d’un arbre, sinon je peux t’assurer que tu le regretteras, gronda Marianne.

Le regard pénétrant de Donatello incita Raph à ravaler la réplique acerbe qu’il brûlait de formuler. Malgré ses airs bravaches, cependant, le ninja rouge ne sous-estimait pas Marianne ni ce dont elle serait capable pour se venger de quelqu’un. Elle avait beau ne rien connaître à l’art du combat et avoir une jambe dans le plâtre, son intelligence était telle qu’il lui fournissait à elle seule une arme redoutable. Assurément, la jeune femme pourrait commettre les pires atrocités si cela lui semblait nécessaire.

- Puisque c’est si gentiment demandé, se contenta-t-il de maugréer avec ironie, avant de sortir de la grange.

***

Marion se redressa, la vision trouble. Des larmes noyaient ses yeux, autant de colère que de souffrance. Elle raffermit ses doigts autour de la garde de son épée et, d’un geste sec, fendit l’air. La lame émit un sifflement, et l’adolescente un cri de douleur, tandis qu’un élancement lui transperçait l’épaule.

Son arme lui échappa et tomba à terre, sur un tapis de feuilles qui étouffa le son de sa chute. Marion s’écroula elle aussi, à genoux, et asséna un violent coup de poing à l’herbe humide, qui ne fit qu’accroître le mal qu’elle ressentait au niveau de son articulation. Comme Marianne l’avait prédit, la blessure infligée par Shredder avait sérieusement endommagé le muscle, et il ne fonctionnait plus aussi bien qu’autrefois, malgré les semaines de repos que la jeune fille avait consenti à observer.

Elle se laissa basculer vers l’avant, le front appuyé contre le sol, l’odeur forte de l’humus envahissant pleinement ses narines. Marion n’était pas intelligente comme Marianne ou Donnie. Elle n’était pas capable de se fabriquer des accessoires de combat comme Casey. Elle ne possédait pas non plus de dons extrasensoriels pareils à ceux d’April. Tout ce qu’elle savait faire, c’était combattre à l’épée, et voilà qu’elle n’y arrivait même plus.

- Tu te souviens de ce que tu m’as dit, la nuit où tu m’as surpris à m’entraîner dans le dojo, malgré l’interdiction formelle de ta sœur ?

Marion sursauta à l’écoute de ces mots et un nœud lui tordit l’estomac, dû à la contrariété d’avoir été surprise dans une situation aussi humiliante. Elle s’empressa de ramasser son épée et de se remettre debout, en tâchant d’ignorer la fange qui s’était accrochée à ses vêtements.

Raphaël était adossé contre un arbre, son bras valide posé sur son plâtre, dans un simulacre de croisement. Il l’observait avec une parfaite neutralité, ses prunelles émeraude ne trahissant rien de ses pensées. Marion soutint son regard durant un bref instant, avant de tourner les talons et de s’éloigner. Elle n’avait aucune envie qu’on lui fasse la morale, et encore moins de parler à qui que ce soit, pas même au ninja rouge. Ce dernier ne l’entendait cependant pas de cette oreille.

- Pas question que tu fuies comme ça ! lâcha-t-il en la rattrapant en quelques foulées. Ta sœur n’aime pas te savoir dans cet état, elle m’a demandé de te ramener.

- Ma sœur t’a demandé quelque chose ? À toi ?

- Donnie l’a convaincue que j’étais le mieux placé pour te raisonner. Si j’échoue, elle me transformera en soupe de tortue. C’est ça que tu veux ?

Marion haussa les épaules. Elle tenait à Raph, mais en cet instant, elle avait l’impression que plus rien n’avait de sens. L’épée, c’était toute sa vie. C’était devenu son moteur après le départ de son père, elle s’était raccrochée à sa lame après la disparition de Marianne, elle s’était sentie mal lorsqu’elle l’avait perdue au T.C.R.I... C’était plus qu’un simple instrument de combat : il faisait partie d’elle.

- Ce n’est pas en t’acharnant que ça changera quoi que ce soit, souligna Raph.

- Parce que tu crois que tu es le mieux placé pour me dire ça ? Tu harcèles Donnie pour qu’il t’enlève ton plâtre depuis des jours, tu t’entraînais effectivement en cachette dans le dojo en dépit des recommandations qu’on t’avait données, et tu te permets malgré ça de me juger ?

- Je ne te juge pas, je cherche simplement à te préserver.

- Me préserver de quoi ? Raph, un os, ça se répare facilement, comparé à un muscle. Marianne a raison, je ne pourrai peut-être plus jamais combattre. Et, franchement, si ça devait m’arriver, je crois que je préfèrerais encore me jeter du haut d’un arbre.

« Décidément, elles ne sont pas sœurs pour rien, ces deux-là », songea le ninja, sans toutefois en faire la remarque. Il tâcha de réfléchir soigneusement aux paroles qu’il allait prononcer, ce qui n’était pas facile pour lui qui n’avait jamais été diplomate.

- C’est égoïste, finit-il par déclarer. Même si le choléra tient plus du robot que de l’être humain, je suis prêt à parier qu’elle a un cœur et que tu es la seule à y avoir une place. Bon, il faudrait tout de même demander à Donnie de la disséquer pour en avoir la certitude. Et moi ? Tu fais irruption comme ça dans ma vie, tu bouleverses mon existence, tu te frayes un chemin sous ma carapace, tout ça pour quoi ? Disparaître dès la première épreuve ? Et Mikey ? Si les autres ne t’importent pas, pense au moins à lui. Il vient de perdre son père. Tu crois qu’il a aussi envie de perdre sa meilleure amie ? Tu n’as pas le droit de lui faire ça !

Marion garda le silence. Raph, aussi étonnant que cela puisse paraître, avait raison. Dans le fond, elle ne comptait pas réellement se jeter du haut d’un arbre, précisément pour tous les motifs que lui-même venait d’avancer, mais elle ne s’était jamais sentie aussi abattue de toute sa vie. Pas même à l’époque de son père.

- Et si je ne guéris pas ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que je ferai, alors ? Je resterai cachée à North Hampton pendant que vous retournerez à New York, et je croiserai les doigts en priant le dieu des mutants pour que vous me reveniez indemnes ? Raph, tu as bien failli devenir fou avec un bras cassé. Imagine toute une vie sans pouvoir faire ce que tu aimes, et ce qui te définit. Comment est-ce que tu le vivrais ?

Cette fois, ce fut au tour de la tortue de ne pas relever. Marion se laissa tomber le long d’un tronc d’arbre pour s’asseoir par terre, les genoux repliés contre son buste et les mains entrelacés. Raphaël allait esquisser un geste pour caresser sa chevelure quand elle pencha la tête vers l’arrière pour poser sur lui ses yeux embués de larmes.

- C’est la seule fierté que mon père m’ait jamais apportée, avoua-t-elle dans un souffle. L’escrime. Je le déteste pour tout ce qu’il nous a fait, à Marianne et à moi, mais je ne peux pas renier son talent. Un talent que je lui devais. Et maintenant... Maintenant, il n’en subsiste plus rien.

Raph ne sut que répondre à cela. Il compatissait à la douleur de Marion, sans toutefois parvenir à se mettre à sa place. Il n’avait aucune idée de ce qu’impliquait tout ce qu’elle avait traversé, car le seul père que lui-même avait connu était maître Splinter, un être bon et généreux, et non violent et alcoolique comme celui de l’adolescente.

Pour la première fois, il se surprit à regretter Karai. En dépit de tous ses défauts et de toutes les raisons qu’il avait de la mépriser, il songeait qu’elle aurait été la mieux placée pour réconforter Marion. À son instar, elle avait perdu sa mère, et l’homme qui l’avait élevée était aussi dangereux qu’abusif. Si elle n’avait pas été dans le coma, peut-être aurait-elle su trouver les mots.

- Tu as essayé de changer de bras ? lâcha soudain Raphaël.

- Je... Quoi ?

- Tu es droitière, je sais, mais puisque tu n’arrives plus à manier de l’épée de cette main, qu’est-ce qui t’empêche de t’entraîner avec l’autre ? Ça ne pourra pas être pire, non ?

Marion marqua une hésitation. Se battre du côté dominant était une évidence à ses yeux. Jamais elle ne serait aussi souple, aussi rapide et aussi performante si elle devait gauchiser ses mouvements. Avait-elle vraiment le choix, cependant ? Comme Raph venait de le souligner, c’était cela ou se résigner à l’impuissance.

- Tu m’aiderais à apprendre ?

- Pourquoi pas ? sourit-il en constatant avec soulagement que sa suggestion fonctionnait. J’ai du temps à tuer avant de pouvoir moi-même recommencer à casser du méchant.

Il tendit la main à Marion, et elle s’en saisit tandis qu’il la tirait vers le haut pour la remettre sur pied. Il esquissa ensuite un geste, se ravisa, mais finit par passer un bras autour de sa taille pour l’étreindre. La jeune fille l’enlaça également en posant sa tête sur son épaule, rassérénée.

***

Raphaël surgit de l’orée de la forêt, Marion accrochée à son bras. Ils ne donnaient même plus l’illusion de se cacher. Comment Donnie supportait-il cela ? Pire, comment le cautionnait-il ? N’éprouvait-il donc pas la moindre jalousie à la pensée que son frère avait obtenu ce qu’April s’obstinait à lui refuser ?

Léonardo rabattit furieusement le rideau de la chambre de Karai et retourna s’asseoir près du lit où la kunoichi était étendue. Des tubes divers la reliaient à une sonde de la fabrication de Marianne, qui servait à l’alimenter. La voir aussi amoindrie était pour le ninja une véritable torture, mais il était incapable de la laisser seule, ne serait-ce qu’un instant. Même ses nuits, il les passait dans cette pièce, sur le fauteuil d’angle inconfortable.

April avait encore passé plus d’une heure à son chevet, en vain. C’était à se demander à quoi servaient ses séances de contact mental, hormis à importuner inutilement Karai. Si la télépathie avait dû faire effet, la jeune fille se serait réveillée depuis longtemps, or elle dormait toujours d’un sommeil interminable. Pourquoi ne revenait-elle pas à elle, comme Casey ? Pourquoi cet idiot, cette tête brûlée était-il sorti du coma, et pas elle ?

La colère rongeait chaque jour un peu plus Léo. Il en voulait à la terre entière, et non plus seulement à Raphaël. Donnie l’agaçait en l’obligeant à étouffer sa fureur. Les regards compatissants d’April l’énervaient au plus haut point. Casey... était Casey. Marion, il était inutile de s’attarder sur le sujet. Étrangement, seul Mikey lui était devenu supportable. Et il tolérait Marianne, parce que celle-ci avait au moins la qualité de rester à sa place, sans se mêler des affaires d’autrui.

Sa mâchoire se crispa lorsque des coups furent toqués à la porte. Il songea d’abord à ne pas répondre, mais personne n’ignorait qu’il passait ses journées ici. D’un grognement, il invita donc l’importun à entrer. Michelangelo poussa timidement le battant, une assiette à la main, sur laquelle reposait une odorante part de pizza.

- J’étais en train de préparer le dîner avec Casey, et puisque tu ne descends jamais prendre tes repas avec nous, je me suis dit que j’allais t’apporter un petit casse-croute. Ce n’est qu’une quatre fromages, mais elle n’est pas mauvaise.

- Tu peux la garder, Mikey. Je n’ai pas faim.

Léonardo avait beaucoup maigri depuis qu’ils se trouvaient à North Hampton, et sa masse musculaire fondait à vue d’œil. Il négligeait sa santé et ses entraînements, tout en ignorant avec une condescendance appliquée les mises en garde de Donnie. Que lui importait-il de sauver ou non le monde, si Karai n’en faisait plus jamais partie ?

- Je te la laisse là, au cas où tu aies un petit creux plus tard, indiqua Mikey en déposant le plat sur une commode branlante.

- Je ne changerai pas d’avis. Rapporte cette pizza, je n’en veux pas.

« La seule et unique chose que je désire, c’est que Karai revienne... », pensa-t-il pendant que son cadet s’exécutait, penaud. Ce que Léo était à des lieues d’imaginer, c’étaient que tous, y compris Raphaël, souhaitaient la même chose. Parce qu’il n’y aurait que Karai pour le sauver des ténèbres dans lesquelles il était en train de dériver.

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