Cent ans après le Grand Incendie
Nerveusement, Atchafalaya faisait glisser des graviers sous ses épaisses griffes noires. Ses oreilles chassaient en permanence la nuée de moucherons qui ne cessait de la harceler, et ses grands yeux ambrés scrutaient l’horizon marin, face à elle. Au-dessus de sa tête, de lourds nuages gris ne présageaient rien de bon, et toisaient les marais jetés en contrebas. Assise en haut de la falaise, le regard de la dragonnette de Boue embrassait un panorama grandiose, mais, loin de s’émerveiller du paysage, Falaya s’inquiétait en silence. Plissant ses prunelles oranges, elle cherchait une nuée de points bruns sur le fond bleu-vert de la Baie des Mille Ecailles. Les îlots semblaient tranquilles, leurs rocs léchés par les vagues. Son coeur s’accéléra lorsqu’elle discerna un panache de fumée monter d’une des terres émergées. Sa jungle prenait feu ! « Ils ont réussi à trouver les Ailes de Mer », songea la jeune Aile de Boue. Sa queue cinglait l’air, avant qu’elle ne rencontre la résistance d’un autre corps. Un autre dragonnet marron se mut jusqu’à Falaya, son brun terne coupé par une multitudes d’écailles dorées. Ses yeux noirs se plongèrent dans ceux de la dragonnette, puis il soupira.
— Ne t’en fait pas, souffla-t-il, un voile dans la voix. Il va revenir.
— C’est obligatoire ! renchérit-elle, comme pour se convaincre elle-même. Je n’ai aucun doute sur cette mission.
— Les Ailes de Mer ont ce qu’ils méritent, ajouta l’autre en raclant lui aussi le sol. Comment s’appelle leur leader à l’égo surdimensionné, déjà ?
— Kombu, cracha Falaya, le regard dur. Il paraît que son fils est une vraie crapule aussi, une sorte de mastodonte bleu puissant qui a une sacrée répartie.
À ses côtés, le dragonnet pouffa, amusé par le ton sérieux de sa soeur. En voyant ses ailes s’agiter sous les convulsions de rire, la jeune Aile de Boue le dévisagea, interloquée.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? grogna-t-elle.
— C’est Brique qui t’a raconté ces âneries ? ricana le jeune dragon brun. Il a un don pour maximiser ses descriptions, celui-là !
— Qui te dis que ce n’est pas vrai ? railla Falaya, vexée. Je préfère m’en méfier, le fils d’un lâche ne peut être qu’un imbécile.
Son frère agita sa tête harcelée de moucherons, un sourire déformant son museau carré. Ils restèrent là, silencieux, à fixer l’océan turquoise. Bien vite, quelques gouttes de pluie tombèrent sur le museau de la dragonnette de Boue. Elle renifla, et un frisson traversa ses écailles, remontant le long de sa colonne vertébrale. Le jeune Aile de Boue à son côté lui fit signe de la tête, et ils déployèrent leurs ailes fauve pour prendre leur envol. Le chuchotis des flots agités leur parvint, suivi de la légère odeur marine. « Et dire que les Ailes de Mer n’ont rien à craindre de la pluie » songea Falaya, agacée par les gouttelettes. Ils planèrent un instant dans le ciel gris, lorsque la dragonnette vit enfin ce qu’elle cherchait avec tant d’inquiétude.
— Palétuvier ! s’écria-t-elle, euphorique. Regarde, Bayou et les autres sont de retour !
En effet, une quarantaine de taches brunes survolaient l’océan tumultueux, menés par un Aile de Boue imposant au torse bombé, qui battait vigoureusement des ailes. Sur l’île du bastion de Kombu, la fumée diminuait, le brasier s’éteignait grâce à la pluie. Palétuvier et Falaya tournèrent un instant en cercle dans le ciel, puis rabattirent leurs ailes contre leur corps en plongèrent en piqué vers le marécage. En son centre, on pouvait apercevoir de nombreuses cabanes sur pilotis et quelques nids de terre semblables à des termitières géantes. L’odeur vaseuse semblait si douce à Falaya, qui exultait. « Bayou est revenu ! Sa mission a été un succès total ! »
Ils ralentirent à l’approche du village, et atterrirent dans la boue, leur chute amortie par la vase. Les deux jeunes Ailes de Boue pataugèrent un instant dans la tourbe avant de grimper sur la berge terreuse du marécage. Ils n’eurent pas à patienter longtemps avant d’entendre le sifflement de l’escouade de dragons qui approchait, et bien vite, Falaya aperçut son grand-aile Bayou, qui menait la troupe. Eux aussi se posèrent en éclaboussement, et la dragonnette brune aperçut quelques museaux brûlés, des yeux rougis ou des griffures sur les flancs. Loin de s’en préoccuper, elle se précipita sur l’impressionnant Aile de Boue senois qui secouait ses pattes couvertes de boue. Elle posa son cou contre son épaule, et sa chaleur corporelle eut l’effet de ralentir son rythme cardiaque effréné.
— J’espère que tu as mis une bonne raclée à ce mollusque pompeux, grogna-t-elle, apaisée par sa présence.
— Rien que pour toi, souffla Bayou en dodelinant de la tête. Palétuvier ! s’exclama-t-il ensuite en apercevant le dragonnet marron. Je parie que Falaya s’est fait un sang d’encre pour moi.
— De la seconde où tu es parti à celle où tu es revenu ! ricana le jeune Aile de Boue.
La dragonnette lui jeta un regard assassin avant de donner une bourrade affectueuse à son grand-aile. Ce dernier poussa un grondement étouffé, puis dévoila les crocs en jetant un regard agacé à son épaule. Falaya y nota un importante balafre rouge, et la chair brûlée là où il n’y avait déjà plus d’écailles ambrées.
— Tu devrais aller voir Typhon pour panser ta blessure, proposa-t-elle en s’écartant doucement de l’Aile de Boue senois.
Bayou ne trouvant rien à y redire, accompagné de son frère et de sa soeur, il se dirigea vers le centre du village sur pilotis. La dragonnette brune remarqua les difficultés qu’avait le dragon de Boue à poser sa patte blessé par terre, et prit conscience de la violence de l’assaut. « Les Ailes de Mer ont été prit en traîtres... Mais c’est en réponse à leurs mauvais idéaux. Reprend-toi, Falaya ».
Ils arrivèrent devant une large cabane dont l’étrange forme ovale se démarquait des autres bâtiments. La porte d’entrée était masquée par des bandelettes de tissu coloré, et s’en échappait des senteurs végétales qui piquaient les naseaux de la jeune Aile de Boue. Les trois dragons pénétrèrent dans l’antre à la queue leu-leu, alors que la pluie baissait d’intensité. L’intérieur de la cabane de Typhon était très sombre, la seule source de lumière provenait d’une lanterne accrochée au fond de la pièce. Lorsque les yeux de Falaya furent accoûtumés à l’obscurité, elle distingua la silhouette anguleuse de la guérisseuse. Celle-ci se tourna vers elle, souriante, et la dragonnette ne put s’empêcher de la trouver ravissante, malgré le teint gris de son museau et la balafre qui lui coupait les lèvres.
Elle s’approcha de Bayou avec des gestes lestes, et se pencha au-dessus de sa blessure à l’épaule. La flamme de la lanterne se reflétait sur les écailles écarlates de l’Aile du Ciel, et dansait dans ses prunelles sombres.
— Cette mission n’était pas une bonne idée, finit-elle par lâcher d’une voix rauque et dure. Les Ailes de Mer ont dû perdre de nombreux membres.
— Ils devaient payer le prix de leurs actes, rétorqua l’Aile de Boue en grimaçant lorsque la guérisseuse appliqua un baume de plantes sur sa plaie. Nous aussi avons perdu des dragons, à cause de leurs stupides « frontières légitimes ». Et ils nous ont également prit notre liberté.
— C’est faux, siffla la dragonne rouge. Nous sommes libres d’aller où bon nous semble sur Pyrrhia, et la violence et la mort ne fera qu’attiser l’envie des dragons de Mer de se démarquer des autres races.
Les paroles de Typhon sonnaient avec sagesse dans l’esprit de Falaya, mais elle ne pouvait s’empêcher de maudir Kombu et les siens. « Ils veulent former leur propre clan ! À jamais diviser les communautés pyrrhiennes ! » songea-t-elle, révoltée.
— Notre attaque vaudra comme un ultime avertissement, avança-t-elle. Chaque espèce de dragons à combattu les charognards, et donc chacun à le droit de vivre là où il le souhaite sur le continent.
Le silence s’installa dans la cabane, mais la jeune Aile de Boue crut voir la guérisseuse Aile du Ciel lever les yeux en l’air. La dragonnette chassa cette image, ne se concentrant que sur une pensée : « Les Ailes de Mer ont choisi leur camp, à eux d’en payer le prix. »
Quelques instants plus tard, Typhon ordonna à Palétuvier et Falaya de quitter son antre, sous prétexte que leur grand-aile avait besoin de repos. Les deux dragonnets obtempérèrent, et lorsqu’ils mirent le museau dehors, la pluie avait cessé. Pourtant, le ciel restait gris, et le tonnerre s’annonçait au loin. Palétuvier choisit d’aller discuter avec les rescapés de l’escouade. La jeune Aile de Boue marron n’avait quant à elle pas le coeur à parler. Les paroles de l’Aile du Ciel écarlate obstruaient son esprit, malgré les efforts qu’elle faisait pour ne pas y penser. « C’est de la faute des Ailes de Mer, tout est de la faute des Ailes de Mer » se répétait-elle, alors qu’elle s’éloignait du village.
Une nouvelle averse s’écoula du ciel. Sous les branches des arbres, Falaya se sentit en sécurité, et laissa divaguer ses pensées. « Peut-être que notre village est trop près des côtes... Et si les dragons de Mer lançaient les représailles ? Et s’ils incendiaient aussi notre marécage ? Ces faces de poulpe en seraient bien capables. Je suis heureuse que Bayou aille bien. Comme dirait Typhon : La bataille aurait pû tourner au veritable cauchemar. »
Tout à coup, elle entendit une petite voix pester, alors que la pluie redoublait d’intensité. Par réflexe, la dragonnette de Boue se glissa derrière les buissons, et resta immobile quelques secondes. Lorsqu’elle glissa un oeil orange au-dessus du feuillage, elle retint un grognement. Un dragonnet turquoise de petite taille secouait ses cornes torsadées pour en chasser les gouttes de pluie. « Un Aile de Mer ! » comprit-elle.
Voulant s’approcher davantage, Falaya écrasa un branche morte au sol, et l’inconnu releva les oreilles, alerté. « Il est petit et ne sait sans doute pas se battre » songea-t-elle. « Je vais l’écraser comme un moucheron ! »
Elle bondit brusquement devant lui, et le dragonnet de Mer poussa un glapissement terrifié. « Ce molusque est pitoyable » s’amusa l’Aile de Boue en s’approchant doucement.
— Crois-tu vraiment que venir si près des Ailes de Boue est une bonne idée, après la défaite cuisante que vous avez essuyée ? ricana-t-elle en bombant le torse, pour paraître plus imposante.
— Arrête ! geignit l’autre, tout en tentant de prendre une posture plus impressionnante, en vain. Je suis le fils unique de Kombu, et si tu portes tes serres boueuses sur moi, il enverra un bataillon te trancher la gorge !
— N’importe quoi, railla Falaya en raclant le sol de ses griffes noires. Le fils de Kombu est un colosse, pas une larve pleurnicharde comme toi !
— Je le suis, siffla le dragonnet turquoise, avec plus d’assurance dans la voix. Je possède les mêmes taches lumineuses que lui, regarde.
À ces mots, il déploya ses ailes, paraissant immédiatement plus grand. La jeune Aile de Boue marron recula d’un pas, et étudia les motifs spiralés blancs sur la membrane bleutée. Elle n’avait jamais vu Kombu de sa vie, et n’avait comme description de lui que le plan moral d’un menteur pompeux. « Il a l’air si sûr de lui... Ce doit être vrai, il est prêt à me le prouver. » comprit-elle. Elle s’avança à nouveau, le toisant avec suspicion.
— Si tu es vraiment celui que tu prétends être, pourquoi t’aventurer si loin de chez toi ? grogna Falaya. Est-ce que tu prépares un embuscade ?
— Je suis... je suis seul, souffla le dragonnet, hésitant. Je m’assurais que vous, les Ailes de Boue, n’alliez pas remettre votre tuerie.
« Alors Typhon avait raison, ils ont perdu beaucoup de dragons. »
— Ce n’était qu’un avertissement, fit-elle, répétant ce qu’elle avait avancé à la guérisseuse Aile du Ciel. Kombu ne devrait pas essayer de se couper des autres races.
À sa grande surprise, le jeune Aile de Mer poussa un profond soupir qui ne comportait nulle trace d’agacement. « Est-il... fatigué ? » se demanda-t-elle.
— Je ne partage pas les idées de mon père, lâcha-t-il. Je n’aime pas l’entendre parler du « clan des Ailes de Mer », comme si nous n’étions qu’une unité différente des autres. Toutes les races ont participé au Grand Incendie.
— Je suis entièrement d’accord avec toi, déclara Falaya, ce qu’elle regretta quelques instants plus tard. Tu as l’air... différent. Mais je ne peux pas encore te faire confiance. Je devrais te conduire à mon grand-aile, seul lui jugera que faire de toi.
L’autre resta interdit. « J’imagine qu’il a compris qu’il était désormais notre prisonnier » pensa-t-elle. Elle lui fit signe de le suivre, toujours menaçante, et le dragonnet de Mer la rejoignit, ailes rabattues sur les flancs et tête basse. Ils progressaient dans les marais en direction du village, quant il rompit le silence.
— Je m’appelle Embrun, se présenta-t-il. J’imagine que vous aurez besoin de mon nom, si je suis votre... otage.
« Il ne sait pas se battre » comprit l’Aile de Boue brune. « Sinon, il m’aurait déjà attaquée. »
— Et toi, comment t’appelles-tu ? demanda le dénommé Embrun.
— Atchafalaya, gronda celle-ci. N’oublie pas ce nom, tu es à présent mon prisonnier.